L’éden perdu de Jean Giono

Jean Giono nous a légué une œuvre immense et foisonnante, allant du roman au cinéma en passant par l’essai, le théâtre et la poésie. Chacun de ses textes peut se lire comme la quête d’une harmonie avec le monde, qui serait compromise par la modernité si elle n’était déjà irrévocablement perdue. Et chacun de ses textes, malgré tout, poursuit cette insatiable chasse au bonheur.

Commençons par dissiper un malentendu : Giono n’est pas un écrivain provençal. Il est certes né et mort à Manosque, et la plupart de ses histoires se déroulent effectivement quelque part entre le plateau de Valensole et la montagne de Lure. Mais c’est une Provence inventée, romancée. Le journal américain Reader’s Digest, ayant d’abord retenu pour son concours sur « le personnage le plus extraordinaire que j’ai rencontré » le manuscrit de L’homme qui plantait des arbres – qui reste aujourd’hui la nouvelle la plus mondialement célèbre de Giono –, l’a finalement rejeté faute d’une preuve de l’existence de son personnage principal Elzéard Bouffier. Ils attendaient un documentariste, ils étaient tombés sur un écrivain.

Jean Giono (1895-1970)

Un écrivain, donc pas un auteur pour cartes postales. La lavande de Giono est grise. « Ces bleus, ces ocres, ces rouges, ces verts qu’on voit à la devanture des papeteries, si vous les aimez, restez à la devanture des papeteries. Ici, ce qu’on vous offre, c’est du gris. » Les touristes qui se ruent sur les plages de la Côte d’Azur pour y faire rôtir leur viande n’ont pas à s’arrêter dans ces terres arides où l’on déteste le soleil et s’enivre de l’ombre. Giono ne se reconnaît pas davantage dans la Provence des auteurs régionalistes, dans le Tartarin de Daudet, le César de Pagnol, ou les chants bucoliques de Mistral et des félibres. Tentative au mieux naïve, au pire artificielle et hypocrite, de promouvoir un folklore désuet étranger au peuple réel. « Je ne connais pas la Provence, ironisait donc le Manosquin. Quand j’entends parler de ce pays, je me promets bien de ne jamais y mettre les pieds. D’après ce qu’on m’en dit, il est fabriqué en carton blanc, en décor collé à la colle de pâte, des ténors et des barytons y roucoulent en promenant leur ventre entouré de ceintures rouges. »[1] Giono est évidemment un écrivain profondément enraciné dans sa région, mais ce qu’il y découvre, la terrible beauté du monde, la violence et le tragique des passions humaines, est universel. Sa Provence, au fond, est celle décrite « aussi bien par Stendhal que par Shakespeare, ou que par Cervantès, par Dostoïevski »[2].

La paysannerie contre le monde moderne

Si Giono appartient à un pays, c’est celui de la paysannerie. Comme Ramuz en Suisse, il a su raconter les grandeurs et les cruautés de la vie des campagnes. Comme Céline avec les prolétaires urbains, et mieux que les élucubrations intellectuelles du Félibrige, Giono a su traduire par écrit la langue orale du terroir. « Ça vient de ce qu’on n’a pas d’instruction ; que voulez-vous qu’on y fasse ? explique le vieil Amédée dans Un de Baumugnes. Cette feuille-là, elle me disait plus à moi que tous les autres en train de faire les acrobates autour d’une clarinette. »

C’est les pieds solidement ancrés dans la terre, dans ce qu’il appelle « la civilisation paysanne », que Giono observe et condamne le monde moderne. Les vraies richesses – essai dédié à ses amis du Contadour, avec lesquels il forma épisodiquement, de 1935 à 1939, une petite communauté paysanne et poétique – s’ouvrent sur la misère du citadin moderne, coupé des sources vivifiantes de son être, éreinté, émacié par un travail dénué de sens. « Dans cette ville où les hommes sont entassés comme si on avait râtelé une fourmilière, ce qui me frappe, me saisit et me couvre de froid mortel, c’est la viduité. » L’homme moderne accumule des plaisirs et des marchandises futiles, dont il se lasse aussitôt, oubliant les vraies nourritures, les vraies richesses, simples et éternelles. Comme ce pain, qu’une villageoise a décidé de faire elle-même, à la manière d’autrefois. « Et maintenant, je vois sur ma table du pain fait par la ménagère et je pense que c’est très grave. D’une belle gravité, douce et pleine de joie. (…) Parce que Mme Bertrand a pris la levure, de la farine, de l’eau, et qu’elle a fait du pain, non pas pour le vendre, mais pour le manger. » La grandeur et la liberté du paysan viennent précisément de cette indépendance, de ce qu’il est seul capable de se nourrir lui-même, de ce qu’il participe au jaillissement de la vie, à la perpétuelle recréation du monde.

L’affiche du film Crésus, sorti en 1960

L’aliénation moderne consiste à rompre ce lien direct entre l’homme et la terre, en y interposant l’argent, « le plus grand ennemi du paysan »[3], qui finit par faire crever de faim ceux qui nourrissent le monde. Dans son film Crésus, le seul qu’il ait entièrement réalisé, Giono raconte l’histoire d’un berger, Jules, interprété par Fernandel, découvrant un trésor. Ne sachant que faire du magot, il se met à le distribuer aux villageois, qui en retour se recroquevillent sur leur manne, se méfient les uns des autres et en premier lieu de leur bienfaiteur. L’argent les a rendus miséreux, incapables de profiter des « vraies richesses », de la nature qui s’offre gratuitement à tous. Un des personnages, ne sachant lui non plus que faire de son pactole, se met en tête de construire un pont, même s’il ne sert à rien. La technique, autant que l’argent, sépare l’homme de la terre. Sous prétexte d’un labeur moins éprouvant, elle dégrade le sol, éteint la joie du travail, et transforme le paysan en ouvrier agricole esclave du marché. C’est ce qu’essaie de faire comprendre Bobi au fermier communiste dans Que ma joie demeure : « Cet air parfumé, ce matin, c’est ton cheval, c’est ton chien, ta chèvre, et le petit serpent fou qui le boivent et en profitent. Toi, resteras-tu tout le temps fermé sur toi-même avec tes pauvres outils tortureurs et mordeurs, tes limes, tes scies, tes rabots et tes bêches, tes mâchoires de fer, tes dents de fer, tes écobuages dont tu ne peux plus arrêter le feu ? » A travers la technique, c’est à l’ambition moderne et cartésienne de se rendre maîtres et possesseurs de la nature qu’il faut renoncer. « L’important, ajoute Bobi, c’est de redevenir les blondasses vagabonds du monde. Je suis contre le pouvoir des hommes. » L’humanité ne retrouvera la joie qu’en abandonnant sa volonté de domination, en renouant avec la nature. « Il n’y aura de bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la Tour Eiffel. »[4]

Giono est d’autant plus sévère avec la modernité qu’il en a personnellement connu les pires horreurs. Enrôlé en 14, il reviendra comme tant d’autres profondément bouleversé par la Grande Guerre, et toute son œuvre en portera la cicatrice. « Je ne peux pas oublier la guerre, écrit-il en 1934, je porte la marque »[5]. Il raconte, dans Le grand troupeau, les camarades tombés au front sans rien y comprendre, détruits physiquement et intérieurement : « Plus de bouche, plus de nez, plus de joues, plus de regard : de la chair broyée et des hérissements de petits os blancs. (…) La main du mort serrait une motte de terre avec un petit brin d’herbe ». Comme il raconte l’angoisse et la solitude de l’arrière, des pères qui attendent leur fils, des femmes qui se languissent de leur mari : « Il en a tellement l’habitude que la place du Joseph est encore formée et que, dans le blanc des draps, ça fait comme un homme d’ombre couché là ». L’engagement pacifiste radical – et controversé[6] –, de Giono durant la Seconde Guerre Mondiale doit être compris à l’aune de ce traumatisme, et du rejet global de la modernité qu’il en a tiré. Il avait compris, en effet, que c’est le même système, à savoir l’État (qu’il soit capitaliste ou communiste), qui se saisit de l’homme comme d’une matière première corvéable à merci, qui exploite les corps à l’usine et qui les envoie ensuite se faire massacrer, et que la seule manière d’en réchapper est de refuser entièrement, dès le principe, cet arraisonnement, en restant fidèle à la terre.

Un panthéisme impossible

Si on en restait là – dénonciation de l’argent, de la technique, de la guerre, retour à la nature –, Giono ne serait pas très original, et passerait presque pour un zadiste avant l’heure, un militant écologiste plein de bons sentiments incitant les enfants à planter des arbres. Il n’en est rien, évidemment. D’abord parce qu’il sait de quoi il parle, parce que sa civilisation paysanne n’est pas un fantasme intellectuel ou une fiction littéraire, mais sa réalité quotidienne. Il s’est souvent moqué des Parisiens sceptiques qui, depuis leurs salons, lui reprochaient les paysans imaginaires qu’il côtoyait pourtant tous les jours. Ses essais, d’ailleurs, ne prennent jamais la forme d’un traité démonstratif, mais plutôt d’un récit, d’un recueil d’anecdotes, ils s’appuient moins sur des arguments que sur des témoignages. On ne trouvera pas chez lui d’amples développements sur le Gestell ou l’autovalorisation du capital – bien qu’il en parle à sa manière, et aboutisse globalement aux mêmes conclusions –, mais on y entendra la voix d’un paysan déçu par son tracteur, trop coûteux en essence : « J’ai repris le cheval. Évidemment, lui mange tous les jours. Mais, ce qu’il mange, je ne l’achète pas, je le produis. C’est une liberté. Et puis, c’est un cheval ». Et Giono de commenter : « Dans ces derniers mots, il y avait tout le secret paysan »[7]. Ces témoignages sont-ils authentiques ? embellis ? Il est vrai que Giono est un conteur, qu’il aime à entretenir le flou entre le réel et son récit, mais qu’importe, après tout, si cela nous rend une espérance ?[8] « On m’a quelque fois reproché de ne peindre que des hommes ayant des ailes d’aigles, des griffes de lions, des sortes de géants légendaires. Moi je vous reproche de peindre des hommes sans ailes, sans griffes et tout petits. Vous me faites le reproche de démesure, je vous fais le reproche d’aveuglement. Je vois mieux que vous le devenir. Et, même si je le vois mal, et même si je me trompe, j’ai au moins le mérite de faire confiance à la grandeur des hommes, de les pousser au contrat mystique qui les attache au monde, de les lancer vers la vie épique avec ce que vous appelez “leurs seuls pauvres petits bras” mais sur lesquels le vent héroïque fera pousser les plumes de l’aigle. »[9] Le premier roman de Giono, Naissance de l’Odyssée (qui fut d’abord refusé, et ne fut publié qu’après ses premiers succès), annonçait sa conception de la littérature : le rusé Ulysse ment à sa propre femme, mais son mensonge est honorable puisqu’il maintient l’illusion de la grandeur, puisqu’on aime « mieux prendre du plaisir avec un mensonge que de bâiller devant de laides vérités ».

Ce qui distingue Giono des philosophes technocritiques, et bien sûr des écolos à la petite semaine, c’est tout simplement qu’il est un écrivain. Le retour à la nature n’est pas chez lui un concept, mais un style, et donc une sensation. Qu’on ouvre n’importe lequel de ses livres, d’avant 39 du moins, à n’importe quelle page, et on verra, on entendra, on sentira le panthéisme nous sauter à la figure, débordant de goûts, d’odeurs, de couleurs et de matières. Tel personnage est énorme et robuste comme un « morceau de bois qui marche », telle autre a des yeux « comme des feuilles de menthe »[10]. Le vieux Janet, « droit, dur comme un tronc de laurier », « des serpents dans les doigts », se moque de ses voisins incrédules : « Tu crois que la maison c’est la maison et pas plus ? La colline, une colline et pas plus ? Je te croyais pas si couillon. »[11] Et Giono, à chaque ligne, nous fait voir plus qu’une maison, plus qu’une colline, plus qu’une silhouette, nous découvrant la profonde unité, l’indéfinie résonnance des êtres, trempant son pinceau « dans cette épaisse boue de vie qu’est le mélange des hommes, des bêtes, des arbres et de la pierre »[12].

Ce panthéisme irrigue notamment toute la peinture gionienne de l’amour. Le désir, purgé de ses interdits moraux autant que de ses prétendues libérations, lavé de ses fantasmes malsains en tous genres, y apparaît comme le simple bourgeonnement du printemps, l’attirance, banale mais indépassable, du mâle et de la femelle, pour le renouvellement de la vie. « Je savais par intuition, lit-on dans son autobiographie romancée Jean le Bleu, que ces gestes étaient beaux et naturels et que rien dans ces gestes n’était défendu, que toute la rondeur du monde, depuis mes pieds jusqu’aux étoiles, et dans l’au-delà des étoiles, tout le monde, tous ces fruits de lunes et de soleils étaient portés dans les rameaux des bras noués, des bouches jointes et des ventres assemblés. Je comprenais toute la beauté simple de tout ça, et que c’était juste, et que c’était bon. » Giono ne condamne ni n’exalte la sexualité, il en parle peu, et toujours avec pudeur, comme d’une chose à la fois simple et sacrée, que l’on voile, non par répugnance, mais pour ménager la joie intime des amants. La brise éveille la chair d’Arsule, « tous les réseaux de son sang se sont mis à chanter comme la résille des ruisseaux et des rivières de la terre ». Elle sent la poitrine chaude de Panturle sous sa joue, tandis qu’il l’enlace. « Elle se renverse dans ce bras comme une gerbe de foin et elle se couche dans l’herbe. C’est, d’abord, un coup de vent aigu et un pleur de ce vent au fond du bois ; le gémissement du ciel, puis une chouette qui s’abat en criant dans l’herbe. Une tourterelle sauvage commence à chanter. Voilà l’aube. »[13]

Mais Giono n’est pas un bouddhiste du dimanche, et cette symbiose entre l’homme et son environnement n’est chez lui jamais totale. Ici gît tout le tragique de notre condition, et toute la profondeur de l’écrivain. Tout est lié dans le cosmos, mais tout est guerre, aussi. « Il tue, quand il coupe un arbre. Il tue quand il fauche », lit-on dans Colline, premier roman publié. Et si l’homme ne tue pas, c’est lui qui sera tué. Jaume est sensible à la compassion universelle de Janet, mais il s’en méfie : « Il a dit : “Caresse.” Comme c’est facile, si tu ne fais pas place nette autour de toi, si tu laisses, une fois, tomber l’acier de tes mains, la foule verte submerge tes pieds et tes murs », et les sangliers se mettent à envahir le village en plein jour. Et Regain, ce grand petit roman du retour à la vie, ne conclut pas à l’éloge du chasseur-cueilleur, mais à une sorte de maîtrise, modeste, respectueuse, ferme néanmoins, de l’homme sur sa terre. Le jeune ménage réapprend à faire son pain, transforme la lande sauvage en champ cultivé, et Panturle se dresse, finalement, non plus comme un arbre, mais « comme une colonne ».

Giono avec ses amis du Contadour

L’union totale à la nature est impossible, ce n’est qu’un rêve flatteur pour citadin désœuvré, et les vrais paysans savent combien leur environnement peut s’avérer hostile. Mais l’union est également rendue impossible par le cœur de l’homme. Recueillant dans un abri de montagne un homme épuisé, la Sarah des Batailles dans la montagne lui donne à boire, au pis, le lait d’une chèvre. Il tête d’abord inconsciemment, goulument, violemment mais innocemment, « comme un chevreau », puis rouvre les yeux, recouvre ses esprits, continue à boire, plus doucement, et plus froidement, « et ça n’était plus qu’un sale appétit égoïste et malheureux ». Le grand récit du panthéisme manqué, inatteignable, qui annonçait malgré lui l’échec du Contadour, se trouve dans Que ma joie demeure. Un homme étrange, aux allures de prophète, qui se fait appeler Bobi, débarque un beau soir sur le morne plateau Grémone, où chaque ferme s’occupe de ses affaires, animée par le seul souci pragmatique de produire, de vendre et de survivre. Or Bobi fait voir le ciel à Jourdan, il lui montre la constellation d’Orion, et la compare à « une fleur de carotte ». Cette petite métaphore n’a l’air de rien, pourtant elle change tout. Car elle introduit la poésie dans la prose du quotidien, car elle parsème de beauté le sillon de l’utile. « Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri. » Bobi lui fait planter des haies d’aubépine, des parterres de narcisses, sans autre fruit que leur éclat et leur parfum, il l’invite à répandre dehors le grain excédent durant l’hiver, pour faire venir les oiseaux, il ramène un cerf, et des biches, pour qu’on entende la voix de la forêt. Toutes choses inutiles, contre-productives, mais qui réenchantent une existence, qui ravivent la joie. Or cette joie, précisément, ne demeure pas. « Tout a raté », doit-il conclure, amèrement. Et tout a raté à cause de cet amour de l’homme et de la femme, plus compliqué en fin de compte que ce que Giono avait d’abord laissé entendre. Tout a raté car la joie n’est pas paisible, car elle est hantée par le désir, car il ne suffit pas d’écouter le vent, de parler aux bêtes ou de donner un nom aux étoiles, car il faut saisir une main, effleurer des lèvres, et car toute étreinte est fugace. « Il n’y a peut-être pas de joie du monde », s’interroge Bobi. Giono nous laisse donc face à un paradoxe : il n’y a pas de joie ailleurs que dans le monde, et pourtant le monde ne suffit pas, l’homme ne peut y communier pleinement, ne peut y oublier sa solitude.

La générosité contre l’ennui

« Qui a parlé d’édens campagnards ? (…) Celui qui cherche un éden ne le trouvera nulle part. »[14] Nous voilà prévenus. L’éden est définitivement perdu depuis que l’homme est homme, depuis qu’il est marqué par le péché, ou soumis à la cruauté des dieux comme cette famille maudite du Moulin de Pologne. Comme toutes les grandes œuvres littéraires, l’œuvre de Giono est une méditation sur le mal. Une méditation qui s’approfondit, et s’assombrit au fil des années, qui devient d’autant plus pessimiste que l’horreur de la guerre est revenue, une fois de plus. Le lyrisme panthéiste des premiers romans, encore teinté d’optimisme, porteur de l’espoir d’un « regain », fût-il précaire et incomplet, va peu à peu céder la place à une exploration des passions humaines. Si l’individu ne peut retrouver la simplicité et la pureté des bêtes, s’il doit se laisser ronger par l’ennui ou rester hanté par son désir insatiable, alors c’est ce désir qu’il faut sonder, dans toute sa générosité et toute sa violence. Comment expliquer la répétition des massacres, autrement que par un penchant naturel au meurtre, par une fascination pour le sang ? « Il faudrait avoir un homme qui saigne et le montrer dans les foires, lit-on dans les Deux cavaliers de l’orage. Le sang est le plus beau théâtre. Tu ferais payer, ils emprunteraient pour y venir. »

L’adaptation d’Un roi sans divertissement, sortie en 1963, réalisée par François Leterrier, mais dont Giono a écrit le scénario et les dialogues, dépeint remarquablement la blanche lassitude que seuls viennent troubler le noir des silhouettes et le rouge du sang.

Stylistiquement aussi, le lyrisme virgilien cède la place à une narration moins imagée, plus factuelle, plus sèche, plus tranchante, on substitue la « chronique » à la géorgique, les méandres de la psychologie au poème de la nature. On ne se paie plus de mots, le texte paraît d’abord plus plat, aride, mais recèle dans son austérité une force inédite. Le premier roman de cette seconde période, et qui reste sans doute la plus grande exploration gionienne du mal, la plus métaphysique, la plus épurée, est Un roi sans divertissement. L’hiver, des meurtres frappent un petit village montagnard et isolé. Le curé craignait un incident pour la messe de Noël, mais Langlois, le capitaine chargé de l’enquête, le rassure, si l’on peut dire : « Il ne pouvait rien se passer ce soir », car le monstre avait « un divertissement suffisant ». Ce n’est d’ailleurs pas un monstre, et c’est cela qui est monstrueux. « Il ne s’agissait pas du diable. C’était beaucoup plus inquiétant. » L’assassin s’avère être un homme ordinaire, comme tout le monde, qui aurait pu être notre voisin, qui est justement nommé M. V. Pourquoi a-t-il commis tous ces crimes ? Le titre pascalien nous l’indique : pour tromper l’ennui. Pour jeter un peu de couleur sur l’immensité blanche, de « belles taches de sang frais sur la neige vierge ». L’assassin n’est qu’un homme ordinaire, un homme qui s’ennuie, il pourrait être notre voisin, disions-nous, mais c’est pire : ce pourrait être nous. Langlois doit bien reconnaître qu’il lui trouve un « air familier ». N’éprouve-t-il pas, lui aussi, du plaisir à traquer les loups, à égorger les oies ? « Quand elle a été plumée, j’ai regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait à ses pieds le sang de l’oie. »

Le désir, dans toute sa générosité et toute sa violence, disions-nous tantôt. Si Giono a sondé la fascination pour le mal, il a aussi décrit la passion d’aimer et d’offrir. La redoutable Thérèse des Âmes fortes ne pense qu’à vampiriser l’amour de ses victimes – « si je trouvais quelque part du sang à boire, ça vaudrait peut-être la peine de me glisser dans le terrier. (…) L’amour, c’est du sang le plus pur qui se refait constamment. Tu vas t’en fourrer jusque-là » –, mais le couple Numance est une victime consentante, qui ne songe qu’à donner et à se donner. Précisons que la générosité gionienne a quelque chose de nietzschéen. Ce n’est ni un devoir ni un sacrifice, c’est un débordement, une largesse, une magnificence, une forme de conquête, une « passion féroce et égoïste »[15]. « Quelle arme terrible, dit madame Numance ! J’ai presque honte de m’en servir. – De quoi veux-tu parler ? – Du plaisir de donner. – Ah ! c’est une arme de roi, dit monsieur Numance. » Au fond, et c’est ce qui est le plus troublant, Thérèse et Mme Numance, le succube et la sainte, ne sont pas si différentes, et c’est pourquoi le titre évoque, au pluriel, « les âmes fortes ». Le plaisir de prendre et celui de donner sont comme les deux facettes d’une même passion dévorante, où l’autre n’est qu’un instrument, une proie ou un exutoire, la cible d’une férocité où se dissout la frontière entre bien et mal. L’Artiste des Grands Chemins, qui triche aux cartes, donne en misant, prend en volant, mais l’essentiel est de marcher sur un fil : « Ce qui compte, c’est sa peau, c’est ce qu’il risque ; le gros coup ne sert qu’à risquer plus. Pas de réserve, sauf ses quatre ou cinq litres de sang qui, d’une minute à l’autre peuvent couler dans la sciure. (…) Tricher l’oblige à miser l’essentiel. Il est quelqu’un en plein ». C’est, si l’on peut dire, et malgré son égoïsme, un voleur généreux, dispendieux, prodigue. Sa seule règle est de jouer « sans plafond ». Il ne joue pas pour s’enrichir, pas plus que Thérèse ne trompe les Numance pour leur argent. Il ne s’agit même pas de dominer. Il s’agit de combattre, de vaincre, mais en ayant risqué sa peau. En marge d’une photographie ayant servi de modèle à Thérèse, Giono la décrit « en train de mâcher et de remâcher sa volonté de puissance ». Mais la formule s’appliquerait tout autant à la bienfaitrice. Ne vit-elle pas sa ruine comme un triomphe ? Elle a « le visage comblé ». « Maintenant qu’elle a ce qu’elle veut, observe Firmin, le mari de Thérèse, elle ne te regarde même plus ». Et le Narrateur, le compagnon de l’Artiste, qui lui donne tout, jusqu’à la mort, le fait aussi, en un sens, par jeu, par un jeu peut-être plus subtil encore. A « tricher contre soi-même », se dit-il, on renverse les murs, les plafonds et même l’horizon, « on peut aller jusqu’à perpète droit devant soi sans risquer de s’embarrasser les panards dans la stratosphère ». Si la triche contre soi-même l’emporte, si l’arme du don prévaut sur celle du vol, ce n’est pas au nom d’une morale devenue obsolète, mais, éventuellement, en ce qu’elle est plus périlleuse et plus noble.

« Pendant tout la guerre j’ai emporté avec moi un exemplaire de La Chartreuse de Parme. Dès que j’ai connu Stendhal, j’ai aimé Stendhal par-dessus tout ! Stendhal m’expliquait le roman, je trouvais des rapports, une succulence, j’emploie encore le terme, extraordinaire dans sa phrase sèche, parce qu’elle me faisait entrer dans le mystère des passions. »

Cette arme de roi a un chevalier, Angelo, le héros du cycle du Hussard. Si Giono a toujours été un fervent lecteur de Stendhal, ce n’est qu’en sa seconde période que l’influence se fait vraiment sentir. Tel le Fabrice del Dongo de La Chartreuse de Parme, en un peu plus vaillant, Angelo est un jeune casse-cou, avide d’aventures, aussi prêt à tuer qu’à mourir, sans haine, sans même quérir la gloire, sans même se piquer d’honneur, seulement pour la beauté du geste, par goût du risque, car un désir l’emporte, car quelque chose en lui déborde. « Il était d’une générosité hémorragique », indique la postface posthume d’Angelo. « Il répondait toujours aux générosités les plus minuscules, lit-on dans Le Hussard sur le toit, par des débauches de générosité. » Tout son tempérament est là résumé. Ainsi Giono réplique, en outre, à ceux qui dénonçaient son pacifisme. Il ne refusait pas le combat par veulerie, mais car cette guerre était indigne, car la guerre moderne, comme l’a également observé Bernanos, ne laisse plus place à l’héroïsme. Si Angelo, lui, rejoint les troupes, c’est moins pour défendre une patrie que pour y dénicher des occasions de briller. « Il est incontestable qu’une cause juste, si je m’y dévoue, sert mon orgueil. Mais je sers les autres. Par surcroît seulement. (…) Je pourrais même mettre n’importe quoi à la place du mot liberté à la seule condition que je remplace le mot liberté par un équivalent. Je veux dire un mot qui ait la même valeur générale, aussi noble et aussi vague. Alors, la lutte ? Oui, ce mot-là peut rester. La lutte. C’est-à-dire une épreuve de force. » La tension qui traverse tous les généreux gioniens atteint son paroxysme en Angelo : déchiré entre son appétit de vivre et son besoin de brûler, il ne peut espérer autre chose qu’un Bonheur fou, expression qui donne son titre à la suite du Hussard. « Angelo se posa dix fois la question : suis-je heureux ? » « Je ne serai heureux que si je suis mêlé à de grands évènements. » La guerre était pour lui une promesse de bonheur, elle va s’avérer décevante. Parti rejoindre les révolutionnaires piémontais, après avoir combattu le choléra à Manosque, Angelo déchante vite, plongé malgré lui dans les coulisses des idéaux, mêlé aux basses intrigues, aux complots et aux trahisons. Son frère de lait le quitte à la frontière : « Toi tu t’en fiches, tu es noble, mais moi je sais qu’une révolution doit passer par la filière ». Il le trahira, et ils ne se retrouveront qu’aux dernières pages, pour un duel final. Entre temps, Angelo s’efforce d’éviter les pièges sordides qu’on lui tend, moins par peur que par dégoût, par horreur de périr bassement. Il s’enivre de cavalcades, « secoue la léthargie » qui l’encercle, et respire quand il croise enfin une troupe de fous furieux prêts à mourir : « Il n’avait plus peur d’être berné. Il avait trouvé de l’âme ». Déçu de toutes ses escarmouches, il se prend à regretter la « main amie » de Pauline, qu’il avait négligé de saisir quand il était temps. Il n’a pas trouvé l’éden dans les guerres d’Italie, l’a-t-il laissé filé avec son amour de France ? « Ah ! se dit-il, la France est loin ! » Mais peut-on imaginer Angelo dans un paisible foyer ? Il ne saurait vivre l’éden qu’à cheval.

Ce qu’Angelo combat, ce n’est pas un parti politique, ou une idéologie, il ne défend pas le bien contre le mal, il lutte pour le bonheur de lutter, pour une forme de grandeur, et ses seuls ennemis mortels sont la médiocrité, la lâcheté, la laideur, tous ces symptômes de l’ennui. Il se sentirait plus proche de la démoniaque Thérèse que de ce qu’est devenu son frère de lait, le machiavélique Giuseppe. Il n’est pas de ceux « qui prévoient, organisent, s’entourent des sécurités de leur intelligence comme d’une fortification », il n’est pas de ceux qui aspirent à un douillet jardin d’éden, il est, comme le marquis de Théus, « un homme de grand chemin », animé d’une « volonté d’explosion »[16]. Ce n’est pas non plus un hasard si Giono a fait naître son héros un siècle avant le sien. C’est une façon de signifier qu’une telle aristocratie du cœur est devenue impossible. Ce n’est plus la paysannerie, c’est l’héroïsme qu’il jette à la face du monde moderne. Les carnets de l’auteur sont ici très explicites : « Permettre par le recul le sarcasme contre les temps actuels. (…) Mon but – peindre le Romanesque et les passions à des hommes qui n’ont plus que des passions sans romanesque ». Le seul véritable danger, dans toute l’œuvre de Giono, aura été l’ennui, que Panturle surmonte dans Regain, que Bobi parvient presque à dissiper dans Que ma joie demeure, qui pousse au meurtre dans Un roi sans divertissement, et qu’Angelo attaque sabre au clair. Giono recueille du panache guerrier ce qu’il puisait déjà dans la terre paysanne, un remède au nihilisme moderne, une fureur de vivre à brandir face au néant.

Giono, ou l’art de raconter des histoires, non seulement pour écarter l’ennui, mais pour redonner la soif de vivre

Les exploits d’Angelo sont-ils aussi invraisemblables que l’était le lyrisme de Bobi ? Peu importe, encore une fois, puisqu’il s’agit, par la littérature, de surmonter la médiocrité de notre condition, d’insuffler de la passion, et que le propre de la passion est, justement, d’embraser le réel. Si Thérèse était une âme forte, c’est qu’elle était « clairvoyante (…) pour le rêve », c’est que « la vérité ne comptait pas », qu’elle « se satisfaisait d’illusions comme un héros ». Si l’Artiste des Grands Chemins triche aux cartes, c’est pour bousculer les règles ennuyeuses du quotidien : « Tout le plaisir est dans les fausses cartes. (…) Il y a un abîme entre la vérité et la vie. (…) Quand on est bel et bien en présence du problème qui consiste à ce qu’on appelle vivre qui est simplement en définitive passer son temps, on s’aperçoit vite qu’on n’arrive pas à le passer sans détourner les choses de leur sens. » Et si Giono a tant écrit, tant imaginé, tant raconté, tant noirci de cahiers, tant échafaudé et mélangé de plans et de récits, tant sculpté de phrases, tant brossé de paysages, tant reniflé d’odeurs, tant perçu de couleurs, tant projeté et caressé de personnages, s’il a tant écrit, c’est aussi, c’est d’abord par passion, pour vaincre l’ennui par la plume comme d’autres le font par l’épée, pour repeindre le monde par l’encre plutôt que par le sang. La page fut sa terre, le rêve son cheval, les histoires son bonheur. « Si j’invente des personnages et si j’écris, c’est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l’univers : l’ennui. »[17]

Il avait besoin de créer pour trouver, pour excaver la joie. « Ma sensibilité dépouille la réalité quotidienne de tous ses masques ; et la voilà, telle qu’elle est : magique. Je suis un réaliste. » Réaliste, au sens où il fait surgir les ondes telluriques du réel. Sa démesure n’est qu’une autre mesure, un autre monde, non pas céleste mais superposé à ce monde, non pas construit mais autrement naturel. « Je parie qu’en voyant Shakespeare en faire une tragédie, Hamlet se serait écrié : “J’écrabouille Ophélie, je tue ma mère, j’étripe mon oncle (entre autres) et vous en faites une tragédie ? Mais c’est un monde ! Rien n’est plus naturel !” »[18] Si Giono retourne à la terre, ce n’est pas pour y cultiver son jardin, c’est pour l’entendre trembler. Giono retourne à la nature, car s’y cache le surnaturel.

Si Giono nous emporte sur les routes, au milieu des champs de lavande ou de bataille, ou au sommet des montagnes, ce n’est donc pas, on l’aura compris, pour y dénicher un paradis perdu, c’est car le vent de la passion y souffle plus fort. L’unité de l’œuvre procède de cette quête de la force. Il faut empoigner la glèbe pour affronter le néant. A cet égard, le dernier roman publié par l’auteur, L’iris de Suse, quoique moins marquant à première vue, et bien qu’il ne se voulût nullement testamentaire, offre fortuitement une remarquable conclusion. Il raconte des histoires entremêlées, met en scène des esprits tortueux, typiques de la seconde période, et il renoue cependant avec un soupçon de lyrisme panthéiste qui rappelle les débuts. Tringlot, brigand en cavale, animé par la soif de l’or, trouve refuge auprès d’un berger et de son troupeau en transhumance. Si cette compagnie lui est d’abord seulement utile, elle devient rapidement une joie en soi. Il prend goût aux hauteurs, à la vie simple et libre des bergers. « Je comptais aller loin, mais ici, c’est autre chose que loin, c’est ailleurs. » Au point que la passion de voler va peu à peu se muer en passion de donner. Le ladre ne se repent pas, il ne bride pas son avidité, il la tourne ailleurs, et, en définitive, la décuple. « Il venait de passer d’un buisson ardent à un autre. » Il cesse de convoiter les dorures, pour protéger le plus beau et le plus vide des trésors, une femme mutique et apathique, surnommée l’Absente. Grâce à elle, grâce à ce miraculeux tonneau des Danaïdes, Tringlot peut déployer toute l’essence paradoxale de son amour, entièrement égoïste puisque sans réciprocité, et entièrement sacrificiel puisque généreux sans attente de retour.

L’éden, chez Giono, est un regard vide, une main amie égarée au bout des grands chemins, un royaume qu’il faut avoir perdu pour pouvoir le chasser. On ne trouvera en route aucune paix, seulement la beauté terrible de la nature, le chant mystérieux du monde, qui éveille parfois, pour le meilleur et pour le pire, chez celui qui lui prête l’oreille, cette espèce d’amour par-delà bien et mal qu’est la joie égoïste de donner.

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[1] Provence

[2] Entretien avec Louis Pauwels : https://www.youtube.com/watch?v=OsGRCKI72Gk, 5:54

[3] Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix

[4] Destruction de Paris, in Solitude de la pitié

[5] Refus d’obéissance, in Écrits pacifistes

[6] Refusant de se mêler à une guerre qu’il estimait ne pas devoir le concerner, Giono n’a pas craint de publier dans le journal collaborationniste La Gerbe, ni d’accorder un reportage au journal nazi Signal. Il avait tendance à mettre dans le même sac les crimes de l’Occupant, les bombardements des Alliés, et les attentats de la Résistance. Déclinant tout patriotisme, tout héroïsme martial, il préférait « vivre couché que mourir debout », être « un Allemand vivant plutôt qu’un Français mort ». Mais obstinément non aligné, il ne s’est jamais non plus rallié à une virgule de l’idéologie nazie. Et il a hébergé chez lui durant la guerre, sans revendication politique, par simple humanité, plusieurs réfugiés, dont des Juifs. Tout cela lui valut, en tout cas, quelques mois de prison après la Libération.

[7] Le poids du ciel

[8] Nous reviendrons plus bas sur ce thème du conte, de l’imagination, du mensonge narratif. Mais soulignons bien ce point : Giono a toute sa vie sciemment mêlé le réel et l’imaginaire, un peu à la manière de Balzac réclamant sur son lit de mort son fictif docteur Bianchon. Sa fille racontait ainsi, entre autres anecdotes, que l’interrogeant sur des montagnes au loin, il avait répondu immédiatement que s’y trouvait le château de la baronne de Quelte, avant de préciser, devant l’étonnement de son enfant, qu’il venait de l’inventer. Il avait plus de soixante-dix ans, et concoctait son dernier roman publié. Il allait d’ailleurs glisser dans ce livre une « prière d’insérer », stipulant, en se référant à une certaine Mme Dieulafoy, qu’il n’y a jamais eu d’iris à Suse. Or il s’avère que cette archéologue, dont Giono avait les travaux dans sa bibliothèque, a justement signalé la présence d’iris à Suse… Autant dire que Giono ne craignait pas de mentir, de tricher, pour embellir la vérité, ou simplement pour jouer avec…

[9] Les vraies richesses

[10] Regain ; Le chant du monde

[11] Colline

[12] Le serpent d’étoiles

[13] Regain

[14] Le poids du ciel

[15] Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche

[16] Angelo

[17] Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche

[18] Noé