Les cahiers de la NRF, grâce à l’entreprise d’Édouard Denis-Chalamet, viennent de publier la correspondance entre André Suarès et le critique Gabriel Bounoure. À travers près de trente-cinq ans de lettres se découvre l’amitié fascinante qui lia deux hommes qui firent de la littérature le roc de leurs existences.
Les correspondances sont souvent des corpus édifiants, dont la valeur se fonde dans le témoignage qu’elles apportent d’un temps historique éprouvé, par delà les manuels et les récits historiques, ou les enseignements qu’elles livrent d’une œuvre et de son métier, dans une transmission intime de l’expérience individuelle ou une confession discrète de la volonté littéraire. On lit ainsi souvent les correspondances pour y prendre sa leçon, pour y percer les secrets d’une œuvre ou d’une époque, atteindre à la tension de la volonté qui les a érigés, aux mouvements secrets qui les ont animés et décidés. La correspondance entre Gabriel Bounoure et André Suarès n’est rien de tout cela. Elle est profession de foi.
À l’exception des quelques lettres écrites des tranchées de 1914, cette correspondance n’a en effet presque rien de documentaire. Les quelques descriptions, de l’Orient ou du Gers, qui jalonnent ces pages sont souvent bien plus poétiques que didactiques et le monde extérieur et sa concrétude n’apparaissent à travers ces lignes que de façon indirecte et tellement secondaire. Et si le plan littéraire occupe la majeure partie de cette correspondance, la lecture que donne Gabriel Bounoure de Suarès est au fond déjà divulguée dans ses critiques et, l’approbation exceptée, il n’y a presque rien qui ne sorte de la bouche de Suarès lui-même et qui ne puisse prétendre au secret de la confession.
Non, ce qui frappe dans la correspondance entre Bounoure et Suarès, c’est la découverte concrète, vivante, d’une de ces amitiés grandioses que la littérature ne cesse d’évoquer sans jamais trahir, d’une de ces affinités électives que connaissent les véritables lecteurs et qui fondent la valeur secrète de ces communications qui lient d’ordinaire morts et vivants. La correspondance entre Bounoure et Suarès n’est, à ce titre, pas correspondance. Elle est bien plus que cela. Elle est simple conversation et littérature encore. Elle est témoignage pris sur le vif de ces affinités électives qui se découvrent à travers les mots et qui livrent une âme à une autre, et finalement sauvent les hommes de la solitude de l’existence. Quiconque à trouver dans la littérature son viatique sait exactement de quoi je parle. Et l’ampleur de cette relation, littéraire toujours, fait plus que tout l’intérêt de ce recueil.
Bounoure a trouvé dans l’œuvre de Suarès une voix qui illumine sa perception des choses, une lumière qui restitue le sens perdu dans la vénalité de l’existence ; et dans Suarès lui-même ; il trouva un maître et un frère, un soutien ineffable aux déconvenues du destin. Suarès, en retour, trouve dans Bounoure ce qui manque souvent le plus à un auteur, la chose la plus simple et peut-être la plus difficile, c’est-à-dire un lecteur, un véritable lecteur, de ceux qui comprennent vraiment une œuvre, par-delà les jeux de la politique et du quotidien, de la célébrité et des modes, et qui accèdent à l’intention secrète qui guide l’expression de l’âme, désarmant presque, comme les amoureux n’ont plus besoin de se parler, le besoin même d’écrire. Et d’ailleurs jamais Suarès ne discute Bounoure : il se contente toujours, dans un mélange de fascination et de tendresse, de s’exclamer sur la clairvoyance de celui qui le lit et le comprend si bien.
« Vos livres me sont corps vivants. Pour avoir longtemps vécu dans le commerce de votre pensée, il me semble que j’entre en communication avec eux par mille canaux aux complexes méandres ».
Fascinante est la relation qui se découvre ainsi au fil de ces pages. L’admiration d’abord d’un jeune homme pour son maître, marquée par l’emphase de l’éloge et un désir de plaire qui est peut-être au fond l’aiguillon qui mène la critique si loin à travers l’œuvre. Puis, au fil des pages, des années, après les rencontres et les conversations nocturnes, après le séjour décisif de Bounoure aux Baux-de-Provence, l’égalité qui s’instaure et qui ouvre le temps d’une pure et franche amitié entre deux hommes, faite d’attentions et de tendresse, de sollicitude et de proximité. Le passage du ton parfois docte du maître qui caractérise les premières lettres de Suarès à l’attente inquiète qui ouvre bien des missives de la seconde moitié du volume justifie à lui seul la lecture de ce recueil qui découvre le lent développement d’une relation d’une rare intensité.
Bien entendu, le contexte et les contingences ne sauraient être totalement exclus de ces échanges qui saisissent les protagonistes dans le cours des choses quotidiennes, mais cette émergence du réel est celle d’une réalité déjà aperçue et vécue qui ne survient à cette correspondance que dans l’intimité de ses effets sur les deux hommes. La douleur de l’incompréhension et l’exil de l’intelligence, le spectacle désespérant du manège des autres, la perception aiguë de la vanité de l’existence traversent ces lettres et fondent le terreau de solitude et de douleur qui préside toujours à de telles affinités.
« Vous ne savez pas encore jusqu’où s’étend l’orbite de la solitude, et quelle immense ellipse de défaite en est la figure »
Cette douleur de l’expérience humaine est, à bien lire ces lettres, bien plus qu’aigreur ou « prétention » d’auteurs marginalisés. Elle est la dynamique même de la vision que Bounoure et Suarès s’échangent et se ressassent lettres après lettres. Elle fonde une esthétique très catholique de la littérature et de l’expérience artistique, où la douleur est condition de la transcendance et nécessité de l’art, où les élans poétiques touchent au mysticisme et à l’extase. La dialectique de la raison et des sentiments, sur laquelle Bounoure revient si souvent, est le ferment d’une poétique où la spiritualité est la finalité profonde des choses et où l’expérience du monde n’a de raison que dans son propre dépassement. Pour Bounoure comme pour Suarès, la poésie opère comme la présence de Dieu parmi les choses qu’elle dépasse et révèle.
Alors la littérature émerge ici, au cœur de la vie et du quotidien des choses, au milieu de cette correspondance humaine, comme nécessité de la conscience tourmentée et de l’idéal écrasé par la vacuité du monde et de ses ordres. La littérature n’est plus ici un exercice joué, un métier pratiqué. Elle est une foi authentique et rédemptrice, le rocher sur lequel les deux hommes bâtissent une église qui se refuse à céder face au monde. Dès lors, la critique survient comme le simple prolongement de la conversation, comme l’exégèse devient litanie et acte de foi, et fait oublier sa dimension proprement interprétative ou littéraire pour n’être plus que le vecteur qui supporte la construction d’une communauté intime, d’une amitié qui actualise la confiance dans l’espoir de la poésie.
Les lettres envoyées du front par le capitaine Bounoure témoignent, plus ardemment peut-être, de ce rapport intime et salvateur à la littérature. Elles sont en effet absolument remarquables et livrent au passage une vision de la guerre au caractère rare et original, exempte de toute mystification et de toute narration militaire. Mais la correspondance toute entière est l’expression de cette foi littéraire qui vit à travers cette amitié, des premières lettres d’un jeune homme en quête d’espoir à celles de la douleur des exilés de Guéret ou du Rhône, des consolations des princes reclus de Bretagne à celles des voyageurs d’Orient. Et à travers les mots, la littérature toujours, qui trouble le réel de sa pesanteur, les envois de livres qui scandent ceux des lettres, l’écrivain qui se confond à ses personnages, et Suarès qui devient Caërdal.
En définitive, cette correspondance est une œuvre précieuse qui vient utilement compléter les quelques publications – nous avions parlé il y a quelque temps des Vues sur Baudelaire – qui tentent de ranimer l’héritage d’André Suarès et de partager avec le lecteur moderne cette prose subtile. Si le corpus a bien quelques longueurs, si la langue, pour superbe qu’elle fusse souvent, confine parfois à l’hermétisme, ce témoignage de l’amitié qui peut lier deux hommes à travers la poésie et la littérature suffit à donner toute sa valeur à un livre qui mérite sa place dans les excellentes bibliothèques.
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