Depuis sa sortie, l’adaptation cinématographique des Trois Mousquetaires portée à l’écran par Martin Bourboulon déchaîne chez ses premiers spectateurs des avis contrastés. Les uns se réjouissent de voir le cinéma français leur apporter, enfin, le divertissement épique qu’ils attendaient depuis longtemps, tandis que les autres déplorent un résultat en-deçà de leurs attentes. Tous avaient espéré quelque chose ; seulement une partie d’entre eux a été contentée. Qui, parmi eux, détient la vérité ?
À la faveur d’une promotion bien orchestrée, ce film a trouvé son public. Cependant, malgré la vague de compliments célébrant les bons moments passés en famille et nos retrouvailles avec les mythiques troupes d’élite du roi de France, il est difficile de mettre en sourdine les esprits chagrins dont je fais partie et dont les sanglots contenus transpercent le tumulte de la satisfaction générale. Permettez-moi donc d’exposer les motifs de mon désenchantement.
En 2019, je publiai ici-même un article dans lequel je proclamais mon amour pour le roman de Dumas. Au milieu de celui-ci, je glissai un tacle appuyé à l’ensemble des transpositions qui en ont été faites au cinéma. J’en dénonçai, non sans une certaine fougue, le caractère kitsch et réducteur. Un an plus tard, comme un clin d’œil du destin, la presse nous informait qu’une nouvelle mouture était en préparation. Comme si l’on avait voulu, en haut lieu, me faire mentir… Que d’honneur ! Cette fois-ci, on ne laisserait pas le soin aux amerloques de nous déposséder de notre patrimoine national. Cette fois-ci, de vrais Français bien de chez nous seraient aux manettes et les moyens seraient au rendez-vous. Je dois confesser qu’après avoir cédé à la tentation de regarder la bande-annonce, et malgré mes réticences de principe, j’ai eu la faiblesse de penser que nous tenions peut-être là une exception à la règle. Et si, cette fois-ci, c’était la bonne, pensai-je ? De ces premières images transparaissaient une noirceur, une violence et une ambition tragique qui, jusqu’ici, avaient quasiment toujours fait défaut aux films tirés du roman. Et si, cette fois-ci, nous tenions le bon bout ? Après tout, le roman de Dumas, grande fresque populaire remplie de péripéties, d’action, d’amour et de drôlerie, semble à première vue constituer un matériau idéal pour le cinéma, vecteur par excellence de grand spectacle à destination des masses.
Un objet cinématographique médiocre
Trois ans plus tard, l’heure de vérité est venue. C’est donc avec beaucoup d’entrain que je me suis rué vers le multiplexe à côté de chez moi pour renouer, l’espace de deux heures, avec les aventures de D’Artagnan. Très vite, mon enthousiasme initial s’est vu doucher par l’accumulation des tares dont le film de M. Boursouflon fait étalage avec une munificence remarquable. Il n’est pas question – dans un premier temps, du moins – d’examiner la fidélité du film au roman mais bien de le considérer en tant qu’œuvre indépendante et qui, à ce titre, mérite la même sévérité que s’il était fondé sur une idée originale. C’est là où le bât blesse et qu’il blesse le plus : les Trois Mousquetaires version 2023 est un divertissement médiocre car il pèche, non pas en tant qu’adaptation, mais en tant qu’objet cinématographique. La réalisation mêle une forme d’académisme pompier à des audaces assez mal maîtrisées, notamment des plans-séquence censés produire une immersion du spectateur et qui ont surtout pour effet de générer de la confusion, au point de rendre les scènes de combats brouillonnes, voire illisibles, et donc peu prenantes. L’inspiration puisée à la source du Revenant d’Iñárritu est aussi explicite que mal digérée. Dommage pour un film qui avait fait de ces passages, comme de raison, l’un de ses principaux arguments !
Pareil dysfonctionnement pourrait toutefois être considéré comme secondaire s’il n’était pas soutenu par un scénario du même tonneau. Scénario dont toute porte à croire, tant il part dans tous les sens, que ses auteurs l’ont écrit sur un coin de cheminée, entre deux galipettes, au cours d’une soirée chemsex. Les scènes s’enchaînent avec une cohérence aléatoire, les ellipses sont mal calibrées, tout est fouillis jusqu’aux dialogues qui alternent, sans tenir de vraie ligne directrice, entre préciosité surécrite et parler contemporain. Au milieu de tout ce bazar surnagent quelques éléments, notamment les décors, naturels et enchanteurs, et la distribution particulièrement réussie. Civil convainc dans son rôle de héros, Cassel éblouit, Garrel campe Louis XIII à la perfection, et Eva Green incarne avec justesse, malgré le traitement désastreux de son personnage sur lequel nous reviendrons, la beauté vénéneuse de Milady… Même Duris est à peu près passable, c’est dire ! Mais les défauts précédemment évoqués sont trop structurants pour ne pas ternir ces vertus. Il en reste, au bout du compte, le sentiment d’un immense gâchis ; comme si l’on avait confié la confection d’un mets raffiné et délicat, en lui fournissant recette et produits frais, à un spécialiste du burger gastronomique.
Violer sa source équivaut à contracter une obligation de résultat
J’entends d’ici fulminer les adeptes du film. « Peine à jouir ! Pisse-froid ! », « Pour une fois que le cinéma français nous sert autre chose qu’une comédie sociale subventionnée ! », « Moi j’ai trouvé ça super, d’abord ! On s’ennuie pas ! » Certes. Chacun ses goûts, comme ils disent. Ils ne m’enlèveront pas de l’idée que c’est révélateur d’un criant manque d’exigence. Le résultat est convenable mais au vu des ingrédients nous étions en droit d’espérer mieux que ce salmigondis de références américaines, saupoudré de beaux châteaux et d’abbayes. Il était envisageable de faire beaucoup mieux.
Dumas, dans un célèbre mot, affirmait qu’il est possible de violer l’Histoire à condition de lui faire de beaux enfants. Et si cette obligation de résultat s’appliquait aussi au viol des romans ? Lorsqu’on adapte un roman au cinéma, il est souhaitable de s’en affranchir, de se l’approprier et de le transformer. Il est également autorisé et même nécessaire de gommer certains personnages, d’escamoter certains passages et d’en condenser la trame. Il est possible de rénover, de transposer, de réformer, de créer de toutes pièces. Encore faut-il que l’alternative proposée soit pertinente et fonctionne. En l’occurrence, les libertés prises par les scénaristes (le procès d’Athos et l’intrigue politique autour du parti protestant) n’apportent rien et embrouillent la trame plus qu’elles ne l’allègent. Plus problématique encore est le traitement de certains personnages. Du fait de la disparition du comte de Rochefort, Milady devient une espèce de baroudeuse acrobate maniant le pistolet à silex avec aisance, aussi bien capable de monter à cheval lors d’une course poursuite que de se jeter du haut d’une falaise et d’en réchapper sans une égratignure… Quelle déchéance pour le personnage le plus complexe et le plus subtil de tout le roman de Dumas ! Milady ce ne sont pas les coups, ce n’est jamais la brutalité, c’est l’intelligence démoniaque, la perversité psychologique, la féminité amorale mise au service du Cardinal. Et justement, parlons-en du Cardinal. Où est passé l’antagoniste charismatique à la fois craint et respecté ? C’est donc cette espèce de mollusque tout de rouge vêtu ? Qu’ont-ils fait du chef d’État machiavélique et omniscient ? Enfin, que dire de Porthos et Aramis, ravalés au rang de rôles secondaires si ce n’est de figurants sans personnalité ni épaisseur ? Le film se contente de mettre en scène une succession d’événements qui se veulent haletants mais qui à aucun moment n’agrègent les destins des héros, qui jamais ne font naître le sentiment d’une aventure commune. En prenant ce parti, les scénaristes n’ont pas seulement altéré la trame de Dumas – ce qui, encore une fois, n’est pas un problème en soi – ils ont trahi son essence en méconnaissant son thème le plus fondamental : l’amitié virile.
Méconnaissance du thème, trahison de l’esprit
Presque sans mauvais jeu de mots, les auteurs du film ont tourné casaque. Ils n’ont pas seulement méconnu le thème du roman mais sont allés jusqu’à détériorer son esprit en cédant avec grossièreté à celui du temps. Comme je l’écrivais en 2019, les Trois Mousquetaires est une célébration de l’amitié qui s’enracine jusqu’à la caricature dans la nostalgie des valeurs d’antan. Or, en faisant disparaître les laquais, en représentant Milady les armes à la main (avec pour but, à l’évidence, d’en faire une femme forte capable de lutter avec les hommes sur le même terrain qu’eux) ou Porthos en bisexuel, ils ont surtout cédé au Progrès. Le cas de Porthos est de ce point de vue tout à fait symptomatique. L’honnêteté intellectuelle commande pourtant de reconnaître que le personnage tel que décrit par Dumas se prête plutôt bien à l’idée. Sa coquetterie associée à son appétit pantagruélique aurait pu en faire un honnête inverti à tendance priapique si le scénario avait assumé ce parti pris et l’avait distillé dans un ensemble de nuances propre à façonner un personnage complexe. À la place, ils se sont contentés de cocher une case dans un cahier des charges, au détriment du personnage lui-même dont il ne reste plus qu’un ridicule bouffeur de saucisson batifolant subrepticement avec un autre homme. En outre, il y a fort à parier que le second volet de ce dytique ne sera pas avare de ce genre d’effets puisque l’on sait déjà qu’un mousquetaire noir dénommé Hannibal (inspiré par la figure d’Aniaba) fera son apparition. On peut d’ores et déjà supposer, si ce n’est prédire, que celui-ci tiendra un rôle anecdotique mais viendra sauver la mise à nos quatre héros dans un moment critique… Misère… Au moins, ce premier opus m’aura permis de me raffermir dans une de mes convictions : les chefs-d’œuvre du cinéma sont dans leur écrasante majorité tirés de romans moyens et les chefs-d’œuvre de la littérature donnent rarement du bon cinéma.
Comprenez-moi bien, l’intransigeance dont je fais preuve est à la hauteur de ma déception. Mais soyez sans crainte, en décembre prochain, quand la suite sortira en salles, je me précipiterai pour aller la voir. À présent que j’ai vu de quoi il retournait, je serai sans doute moins déçu. J’irai déguster mon burger gastronomique en sachant à quoi m’attendre. Parce que malgré tout j’aime profondément D’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis. Parce que je ne saurais résister à la tentation de les voir se battre et porter en chœur l’estocade à leurs ennemis. Parce que Milady me glace le sang autant qu’elle me provoque des érections. Parce que moi aussi, en mon for intérieur, j’ai juré une éternelle fidélité au Roi et que je voudrais mourir pour la Reine si cette chance m’était donnée. Parce que je sais qu’une fois la déception passée, le plaisir que me procure le roman, lui, restera toujours intact. Et parce qu’au fond, j’avoue, c’est aussi un plaisir de pester contre les adaptations manquées.
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