En publiant La Volonté du Roi Krogold, Gallimard ferme la marche des inédits de Céline et met un terme à bientôt quatre-vingt-dix ans d’incertitude quant aux péripéties de ce souverain légendaire. Ce qui satisfait avant tout les aficionados de Céline, alors que les non-initiés y trouveront une porte d’accès peu empruntée. Si celle-ci ne se franchit pas aisément, elle ouvre cependant des perspectives de lectures nouvelles et inattendues.
Ecce Krogold ! Ce fameux roi nordique auquel les amateurs de Céline rêvent depuis mai 1936, lorsqu’il fait son apparition dans Mort à crédit, deuxième sommet d’une œuvre foisonnante et bien plus éclectique que la réduction hâtive aux regrettables (et condamnables !) fourvoiements idéologiques de l’auteur ne le laissent généralement supposer. Loin d’intégrer l’imaginaire des fictions réalistes contemporaines qui continuent à faire le succès de Céline, le Roi Krogold est en effet une figure originale entourée d’une aura doublement mythique. D’abord, parce que le récit dont il est le personnage central brasse un certain nombre de légendes, d’épisodes et de souvenirs où se croisent pêle-mêle le cycle arthurien, la biographie de François Villon, les écrits de Rabelais ou encore cette figure médiévale mythique issue du légendaire breton qu’est le barde aux yeux crevés, emprisonné pour avoir tenu tête à la christianisation.
L’éclat mythique du Roi Krogold se manifeste ensuite dans l’improbabilité, longtemps persistante, de s’emparer concrètement et de manière palpable, “haptique”, d’une épopée devenue, au cours des décennies aussi légendaire que le fonds des quelques bribes narratives parvenues, malgré tout, jusqu’à nous.
Krogold vs. Gwendor
À titre de rappel : À partir du moment où Céline, par crainte de faire les frais du retournement politique advenu en France dans le sillage de l’opération Neptune, quitte son appartement montmartrois pour Copenhague, il n’aura point de cesse de déplorer, avec la véhémence souvent très en verve qui caractérise ses écrits depuis Mea culpa (1936), le vol (ou l’incinération, c’est selon) de ce que lui même, dans une lettre à sa fidèle secrétaire Marie Canavaggia, décrit comme « une légende d’un Moyen Âge d’opéra ». Il suffit de relire ses deux grands textes d’après-guerre Féerie pour une autre fois et D’un Château l’autre pour s’en convaincre.
La valeur littéraire de Krogold semblait pourtant plutôt légère. « J’étais bien déçu de la relire. Elle avait pas gagné au temps ma romance », constate le Ferdinand de Mort à crédit. À en juger aussi par le refus que Céline essuie en 1933 chez son éditeur Robert Denoël. Lequel n’avait pourtant pas hésité à publier la même année, onze mois seulement après la sortie de Voyage au bout de la nuit, L’Église, comédie en cinq actes aux acquis également fragiles et dont la première version avait été refusée par Gallimard en 1927. Choix littéraire ou calcul commercial ? Toujours est-il que d’importants fragments de la légende intègrent le récit de Mort à crédit, dans les pages duquel le Roi Krogold court désormais comme un fil conducteur chancelant, certes, mais obstiné. Un peu comme si Céline avait cherché à faire un pied-de-nez tacite à son éditeur.
Malgré l’application répétée de Ferdinand d’en faire le récit détaillé, l’intrigue en gestation de la légende reste en somme assez opaque. Ce qui n’a en revanche pas empêché la recherche célinienne, à l’instar de l’universitaire américaine Erika Ostrovsky, d’en vouloir élucider les dessous. En 1972, dans sa contribution aux Cahiers de L’Herne consacrés à Céline, Ostrovsky notait que si le début connu de la légende, l’affrontement mortel entre le Roi Krogold, « puissant et damné monarque de toutes les marches de Tierlande » et le félon Gwendor « grand margrave des Scythes, Prince de Christianie » (et de surplus fiancé secret de Wanda, fille unique de Krogold) n’a « rien d’extraordinaire », au point qu’il « pourrait presque passer pour un pastiche des romans épiques », il aurait toutefois ceci de particulier que, sur un plan plus abstrait, il mettrait en perspective la défaite du poétique (dont Gwendor serait l’incarnation) face à l’avilissement de la vie quotidienne, incarné quant à lui par Krogold ; celui-ci étant présenté par Ostrovsky comme un « bourreau ».[1]
Magnanimité royale, vagabondage poétique
Bien que l’idée d’un antagonisme poésie/quotidien résiste aux expéditions par trop prestes, le développement proposé par Ostrovsky il y a un demi-siècle déjà, exige aujourd’hui nuancement et même révision. En particulier dans la lecture tortionnaire qu’elle donne du Roi Krogold. Cette réévaluation est d’autant plus nécessaire que grâce à la récente publication chez Gallimard de pages retrouvées, les amateurs de Céline et autres intéressés peuvent désormais se pencher sur tout un ensemble de scènes et de tableaux, différemment élaborés, ayant comme thème commun les équipées du légendaire Roi Krogold (inutile de revenir ici sur les circonstances assez rocambolesques qui, durant l’été 2021, ont vu rejaillir ces fameux manuscrits céliniens dérobés à la Libération, que l’on croyait perdus à jamais, ainsi que sur le feuilleton médico-judiciaire qui depuis fait claquer les claviers).
Premier constat : la matière du Roi Krogold a donné sous la plume de Céline naissance à deux textes distincts, La Volonté du Roi Krogold (manuscrit retrouvé de 1939/40) et La Légende du Roi René (version antérieure d’après un tapuscrit daté de 1933/34). Le premier étant présenté par l’éditrice du recueil, l’ayant droit Véronique [Robert-]Chovin, comme une réécriture du second. Les nombreuses parallèles thématiques qui s’esquissent d’une intrigue à l’autre étayent effectivement cette assertion.
Second constat : les éléments à partir desquels se met en place le fonds commun de ces deux versions prennent leur envol depuis des points de départs bien différents. L’un s’appuie sur la défaite de l’armée du Prince Gwendor face aux troupes victorieuses du Roi Krogold. Empalé par une lance adverse, Gwendor est éprouvé par la mort auprès de laquelle, dans un dialogue d’anthologie, il cherche vainement d’obtenir « un jour… deux jours… » de répit. Lorsque les habitants de Christianie apprennent la défaite de leur protecteur Gwendor et l’arrivée imminente du Roi Krogold, ils décident, afin d’apaiser les rancunes a priori dévastatrices de ce dernier, non pas de se prosterner devant le vainqueur et de lui offrir les trésors de la ville, comme on pourrait l’attendre, mais d’aller plutôt à sa rencontre en… dansant. Ce stratagème insolite avait jadis permis la sauvegarde de la ville face à l’avancée des régiments du grand turc. Vu le contexte historique de la rédaction, il est évidemment tentant de lire la progression de ces troupes armées comme une allusion aux invasions (parfois camouflées en annexion) menées par la Wehrmacht.
Hélas ! Le Roi Krogold n’est pas un fin amateur de danse. Tant s’en faut, il passe au fil de l’épée les inoffensifs « imagiers du rigodon ». Et pourtant, une fois entré dans la ville, il se dirige sans hésiter vers la cathédrale et, tout en gardant le pied à l’étrier, lance son épée au-dessus d’une immense foule affolée, réfugiée sous les voutes de la nef, « jusqu’au marche de l’autel ». Ce geste d’une mansuétude royale presque cinématographique est accueilli par des chants jubilatoires, des offices de grâce et même l’apparition d’un ange expressément descendu des cieux. Ainsi se ferme cette première trame narrative aux accents à la fois chevaleresques, populaires et chrétiens.
Elle est rejointe par une autre, axée cette fois sur les remuements d’un trouvère, nommé Thibaut dans René mais Tébaut dans Krogold. Ce poète vagabond aux pulsions pas très catholiques cherche à rejoindre dans le Nord le roi victorieux (donc respectivement Krogold ou René) afin de l’accompagner en croisade. Son itinéraire le mène de Charente en Bretagne, et notamment à Rennes où – selon l’une ou l’autre version de la légende – il s’apprête soit à être jeté en prison après avoir échappé de justesse au lynchage par une foule excitée (Krogold), soit à faire étape au bordel où il abuse désinvoltement d’une prostituée (René). Dans les deux versions de la légende, il devient toutefois le meurtrier du procureur Morvan, président du parlement de Bretagne et père de Joad, compagnon de voyage de Thibaut/Tébaut secrètement amoureux de Wanda, la fille du roi. On goûtera la mise en place de ces triangles d’emblée conflictuels.
Les sous-terrains d’une œuvre
Que l’on n’y se trompe pas pour autant : Krogold, loin d’être un fabliau distrayant, est probablement le texte le plus compliqué de Céline ; René en est une sorte de premier jet rédigé dans un français sinon académique, du moins linguistiquement plus accessible. De fait, il s’agit de feuillets non finalisés par l’auteur, avec tout ce que cela implique de doublures, de répétitions, de non-aboutissements. Ce qui très rapidement provoque un sentiment de saturation, mais aussi de fatigue. En même temps, ces pages sont incontestablement les plus intéressantes et les plus riches parmi les liasses des manuscrits retrouvés.
D’une part, parce que conjointement aux bribes de la légende insérées dans Guerre et Londres (Gallimard, 2022), les deux autres inédits récemment exhumés, elles permettent de mesurer le poids important que tout au long des années 1930, Céline accorde à la possibilité d’accoucher d’une légende au fantastique médiéval. Que le Roi Krogold ne peut être réduit à un élément fédérateur de Mort à crédit, qu’il est bien plus aussi qu’un simple point de fuite pour les vociférations céliniennes d’après-guerre agitant constamment le spectre d’une spoliation dont on sait aujourd’hui qu’elles n’étaient pas complètement aberrantes, mais qu’il engendre bel et bien un ensemble cohérent, le sous-terrain jusqu’à présent inexploité d’une œuvre pourtant abondamment commentée depuis bientôt quatre-vingt-dix ans, voilà le mérite majeur de ce recueil publié par Gallimard sous le titre complet de La Volonté du Roi Krogold suivie de La Légende du Roi René.
Dès lors, il faudrait s’intéresser, entre autres, aux liens que cette légende entretient avec les écrits polémiques de Céline. Après tout, la date retenue pour le manuscrit retrouvé est celle de 39/40. Dans la chronologique des publications céliniennes, cela correspond à la période comprise entre la parution de L’École des cadavres (novembre 1938) et la sortie des Beaux Draps (février 1941). Mais Bagatelles pour un massacre, publié en décembre 1937, invoque déjà le Moyen Âge, présente des livrets de ballets peuplés de personnages légendaires et pioche volontairement dans un imaginaire médiéval.
Il faudrait également se pencher sur la multiplication des références faites au cours de la légende au christianisme et à ses concepts clés que sont le blasphème, le péché, le repentir, la miséricorde, le pardon. Des pratiques, dont la densité est ici tout aussi inhabituelle, que l’invocation d’une chrétienté unie est absente du reste de l’œuvre – abstraction faite de Mea culpa.
« Je suis Celte »
D’autre part, c’est sans aucun doute dans les apports linguistiques que réside l’intérêt primaire des pages retrouvées. Les quelques comptes rendus journalistiques publiés à ce jour l’ont bien relevé. Ainsi, dans La Croix du 27 avril, Fabienne Lemahieu, parle d’un « conte médiéval nordique aux accents de vieux français » ; Alexis Brocas dans Lire/Magazine littéraire de mai pointe un « cousinage entre la langue de Céline et celles des médiévaux Rabelais et Villon » ; et David Fontaine dans Le Canard enchaîné du 10 mai présente le Céline de Krogold comme un « alchimiste du style, [qui] entend ressusciter le français médiéval ».
Un seul passage pour illustrer ces observations : « La Reine en ses plus beaux atours suivie de ses dames, de ses pages, lentement s’approche, descend les longs degrés de marbre. – Chevalier que nous mandez-vous ? – Victoire ! Victoire ! hurle-t-il de plus belle, portant la main à sa poitrine pour témoigner de son cœur pur. – Victoire ? Victoire ? Voilà bien [vite] ! Mais le Roi n’est-il point blessé ? Il m’est advenu triste songe… rêverie craintive l’autre nuit… – Rien au Roi Madame ! Rien au Roi ! Hormis bénigne foulure, tout menu dommage dont sa majesté plus ne peine… – Vous m’en direz tant chevalier !… Excelras m’a gaigné pari ! ».
Si le travail sur la langue est évidemment l’une des constantes majeures dans l’œuvre de Céline, l’intérêt qu’il affiche non seulement dans cet extrait pour des tournures pré-classiques s’inscrit dans son abomination bien connue du français dit académique, mais relève aussi d’une approche plus affirmative qu’est celle de vouloir s’inscrire dans une généalogie linguistique (et de ce fait littéraire) mettant en avant l’héritage celtique de la langue française. Au détriment des legs grecs et latins prônés par les codifieurs du français classique. Il serait probablement instructif de relire le petit livre d’André Thérive Libre histoire de la langue française (Stock, 1954) pour saisir toute la dimension idéologique que cache cette démarche artistique.
« L’ivresse de cette existence doit un jour cesser… »
Enfin, on l’aura compris, les assidus de Céline peuvent difficilement passer à côté de ce recueil composé, outre les deux versions de la légende, d’un riche annexe réunissant tous les passages de l’œuvre pouvant être associés, d’une manière ou d’une autre, à la légende du Roi Krogold : de Mort à crédit jusqu’à D’un Château l’autre en passant par Guerre, Londres et Féerie pour une autre fois. S’y ajoute un essai contextualisant de l’archiviste et historien Alban Cerisier questionnant plus concrètement les pouvoirs qui s’expriment à travers ces deux récits médiévalisants. Bien que nous ignorions « la part d’incomplétude » de la légende, « chaque scène offr[e], avec la finesse ironique de l’auteur et sa grande drôlerie, une variation sur le rapport de l’homme à sa finitude ».
La dimension mythique, évoquée plus haut, qui entoure la légende du Roi Krogold se nourrit encore du fait qu’elle est justement restée incomplète et fragmentaire, qu’en quelque sorte sa matière ait résisté à la mise en forme proprement littéraire. Or, n’est-ce pas là gage de sa « légitimité » ? Car, en définitive, combien de légendes médiévales sont parvenues jusqu’à nous sans lacunes ?
Maxim Görke
[1] Erika Ostrovsky : « Céline et le thème du Roi Krogold », Cahiers de L’Herne L.-F. Céline, Paris, 1972. Elle reviend sur le sujet dans : « Reliquats de la Légende du Roi Krogold », L’Année Céline 1994, Tusson (Charente) : Du Lérot, 1995.
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