Yves-Marie Bercé : « Les Temps modernes sont l’époque de la théâtralité »

Dans son dernier ouvrage, Bons princes et ministres haïssables aux XVIe et XVIIe siècles (éditions du Cerf), l’historien Yves-Marie Bercé de l’Institut livre une étude autant historique que littéraire. A travers des récits anecdotiques de princes qui se dissimulent sous un déguisement pour échapper à un funeste destin ou partir à la recherche d’une princesse et de ministres tout-puissants qui connaissent la gloire, puis l’inexorable chute, la mort et la rédemption, l’ouvrage expose toute la théâtralité qui fait la spécialité des Temps modernes et montre comment fiction et réalité se sont inspirées l’une de l’autre pour constituer un narratif particulier qu’on appellera bien plus tard un roman national. La fiction s’inspire-t-elle de l’Histoire ou l’Histoire n’est-elle qu’une pièce de théâtre avec acteurs, décors et mise en scène ?   

PHILITT : Votre ouvrage montre sur deux siècles l’interpénétration et l’influence réciproque qui peuvent exister entre réalité et fiction ; en d’autres termes, comment des événements historiques ou des anecdotes ont, par leur tournure romanesque voire rocambolesque, rejoint le domaine de l’imaginaire et vice versa. Pourquoi s’être focalisé sur cette période de la Renaissance aux Temps modernes ? Est-ce en raison du fait que cette porosité a été très prégnante ?

Yves-Marie Bercé : Cette période est, pour moi, cruciale ; en effet, la seconde moitié du XVIe siècle correspond à la naissance du théâtre, tel que nous le concevons. Il prend son essor, après les mystères médiévaux, pour ouvrir la voie en Angleterre à Shakespeare, en Espagne à Calderon et en France à Corneille et Molière. On assiste là à une transformation fabuleuse du théâtre. On peut également évoquer la multiplication des aspects spectaculaires des divertissements, ne fût-ce que le biais des opéras profanes, des motets aux églises…, ce qui a permis l’évasion par les sens. Et les moyens d’y parvenir ont été largement théorisés, organisés, diffusés et popularisés à cette époque, qui est un moment essentiel de la naissance du spectacle dans l’Histoire. 

Vous associez les figures du prince et du ministre. Ce couple politique n’est pas propre aux Temps modernes, on le voit par exemple au Moyen Âge avec Louis VI et Suger ou Philippe le Bel et Enguerrand de Marigny (déjà un ministre haï et déchu). Qu’est-ce qui fait la spécificité de ce duo aux XVIe et XVIIe siècles ?

Il s’agit, au XVIe siècle, d’une évolution politique et institutionnelle décisive dans toutes les souverainetés d’Europe. Le souverain, ne pouvant gouverner seul, était entouré jusque-là par des conseillers qui étaient des dignitaires, des grands seigneurs terriens ou des prélats, appartenant à de très grandes familles. Mais la complexité des affaires et la montée en puissance de l’État, qui a, depuis le XVe siècle, le monopole de la force et de l’impôt sur ses sujets (plus ou moins consenti) et qui quadrille son territoire par des sièges de justice qui lui reviennent puisqu’il incarne la justice souveraine, ont conduit à une multiplication des rouages institutionnels que seuls des spécialistes étaient en mesure de maîtriser. Ainsi, en France sous Henri II, on comptait jusqu’à quatre secrétaires d’État[1], qui se partageaient l’administration du royaume et les provinces. Désormais, les souverains disposent d’un appareil administratif nouveau assumé par des personnes qui ne sont plus de hauts dignitaires. Ils appartiennent certes à la noblesse, bénéficient toujours d’un certain rang et ont suivi des études juridiques, mais ils ne doivent pas être trop riches ni trop puissants pour ne pas gêner le souverain. De plus, ils n’accèdent pas aux décisions majeures pour le royaume. Cela est réservé au conseiller intime du prince, que ce dernier consulte sur les questions relatives à la guerre et la paix, aux affaires de famille etc. Ce conseiller a été présent de tout temps et il apparaît au-dessus de l’appareil des officiers et des secrétaires en tant que favori ou mignon (terme qui n’a pas un sens péjoratif au XVIe siècle). « Mignon » se dit « valido » en espagnol, « Günstling » en allemand et « favourite » en anglais, c’est un personnage qui se rencontre donc dans toutes les cours d’Europe. Il jouit de la confiance et de l’amitié personnelle du souverain, mais cela ne l’empêche pas de pâtir d’une très grande fragilité, ce qui d’ailleurs sert la stabilité du pouvoir. Dans les riches heures du royaume, la situation du ministre est enviable et tout lui sourit ; mais dans les heures sombres, quand viennent les défaites et les malheurs, il est le responsable tout désigné. En effet, on ne s’attaque jamais au souverain car sa souveraineté doit rester au-dessus de la contingence. On ne doit pas remettre en cause l’infaillibilité du jugement et du pouvoir royaux. Dans ce cas, c’est au ministre seul, au favori, qu’il incombe de prendre la responsabilité du malheur et c’est lui qui tombe. Cette situation est toujours valable aujourd’hui. Le Président de la République est protégé par le Premier ministre, c’est un principe essentiel de la stabilité politique. Le couple souverain-ministre ne doit pas rester le même trop longtemps, autrement on qualifierait le premier de faible et le second d’usurpateur. 

Votre ouvrage comprend deux parties : l’une s’attache à démontrer l’initiation et l’apprentissage du pouvoir par le prince au printemps de sa vie à travers le travestissement, l’incognito, la recherche d’une princesse ; l’autre détaille l’usure du pouvoir du prince à l’automne de sa vie, manipulé par des ministres tyrans et avides de richesses. Cela revient-il à faire une étude des principes d’éducation et de sagesse, qui doivent faire du souverain un bon gouvernant, à travers une fiction édifiante ? 

J’ai choisi des épisodes extrêmes, qui ne sont pas nécessairement très nombreux, mais qui sont fortement symboliques d’une certaine manière d’exercer le pouvoir. Les débuts d’un jeune souverain sont en quelque sorte le printemps du gouvernement monarchique et la chute du ministre qui a duré trop longtemps en est l’hiver. Ces principes d’éducation et ces conseils ou réflexions pour un bon gouvernement, dispensés par ce qu’on pourrait qualifier de nos jours des politologues, remontent à l’Antiquité avec les historiens et les philosophes et au Moyen Âge avec les miroirs des princes, qui étaient des manuels de gouvernement. Cela constituait un modèle que le prince était supposé suivre. De prime abord, la réalité du gouvernement s’inspire de la fiction idéologique des politologues. Mais ce qui est plus étonnant, c’est lorsque les actes du souverain ne reflètent pas seulement ces conseils, mais leur version fabuleuse transcrite dans le roman picaresque, les cycles interminables des romans du XVIe siècle, les romans de chevalerie ou bien les pièces de théâtre. En effet, ces épisodes, comme le déguisement du jeune prince ou la mort du mauvais ministre, s’ils ne sont pas quotidiens, sont suffisamment répétitifs pour devenir des thèmes légendaires ou romanesques que l’on reconnaît dans la littérature et dans la réalité. Quand les circonstances historiques se prêtent à ces jeux de rôle, le personnage public s’y conforme, vient à jouer le rôle qu’on attend de lui et qui lui a été dévolu dans le modèle imaginaire.

La représentation théâtrale semble indispensable dans l’exercice du pouvoir. Ainsi, le souverain se met constamment en scène, dans toutes les étapes de son règne : quand il rend la justice, quand il se marie, quand il guérit les écrouelles, quand il fait la guerre… Le théâtre a-t-il exercé une quelconque influence sur le pouvoir et la façon dont on l’exerce ? 

Quel que soit le régime politique, le gouvernant a toujours une obligation de spectacle ; il se doit d’appuyer sa légitimité par des cérémonies et des rites. De la sorte, les mises en scène bien réelles de l’exercice du pouvoir rencontrent la métaphore du monde comme un théâtre où nous ne sommes que des marionnettes qui viennent réciter leur partie et puis disparaissent. Cette figure de style, où sous la plume de Shakespeare les destins des plus grands personnages sont des rôles joués sur la scène des temps, deviendra un lieu commun littéraire au XVIIe siècle.

Dans les romans, contes et pièces de théâtre, la figure du prince travesti est récurrente et ce, depuis le Moyen Âge. Dans quelle mesure le déguisement, le masque, l’incognito sont-ils importants pour l’édification du prince ?  

Juan de la Corte, Fête à la Plaza Mayor de Madrid en l’honneur du prince de Galles, v. 1630

Il existe deux motifs qui justifient le déguisement, le travestissement, l’incognito et la dissimulation de l’identité princière ou royale. Dans un premier temps un motif politique : le souverain est supposé parcourir son royaume sans être reconnu pour évaluer les conditions de vie véritables de ses sujets, leur opinion etc. C’est une pratique répandue dans toutes les civilisations, qu’on pense à Haroun al-Rachid dans les Mille et une nuits ou aux souverains européens du XVIe siècle. J’ai répertorié dans un livre précédent, le Roi caché, tous les exemples de princes déguisés dans cette optique. Au XVIe siècle, nombreux sont les exemples, vrais ou arrangés par l’imaginaire collectif, de souverains particulièrement attentifs à l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes et qui sont supposés se dissimuler sous un travestissement, d’Henri VIII à Charles Quint en passant par François 1er et Henri IV. Shakespeare, de son côté, montre dans sa pièce Henri V le roi se rendre incognito, la veille de la bataille d’Azincourt, dans son camp militaire pour écouter ce que disent les soldats et évaluer leur état d’esprit. Le second motif est davantage lié aux contes et à la poésie médiévaux, même s’il arrive que cela se traduise dans la réalité : c’est le prince amoureux qui va chercher fortune et partir à la quête d’une jeune fille, de préférence une princesse, en vue d’une union matrimoniale. Ainsi, Jacques V d’Écosse s’est rendu incognito en France pour demander en mariage la fille du roi. L’exemple le plus célèbre, et que je rapporte dans mon livre, est celui de Charles d’Angleterre (futur Charles 1er), le fils du roi Jacques 1er. Ce dernier avait pour objectif de faire épouser ses enfants à des princes et princesses catholiques. Charles, qui n’est à l’époque pas encore prince de Galles, n’attend pas l’avis des ambassadeurs d’Angleterre et se rend, tout seul avec son ami Buckingham, en Espagne via la France sous un déguisement, pour trouver une princesse. Il rencontre l’infante d’Espagne dans les jardins du Prado ; elle porte un petit ruban bleu au bras pour ne pas être confondue avec ses demoiselles d’honneur. Les observateurs rapportent alors que le prince d’Angleterre l’observe comme un chat regarderait une souris. Ils tombent amoureux mais le mariage ne se fera pas pour des raisons de divergence religieuses.  

Vous écrivez que « la discrétion de l’incognito […] [devient] un recours toujours plus […] nécessaire avec la montée en puissance des États et l’affirmation concomitante des identités nationales. » Pouvez-vous expliquer en quoi ?

Dès qu’un souverain franchit les frontières de son État, il doit, selon les honneurs diplomatiques qui lui sont dus, recevoir les visites et les hommages des gouverneurs des territoires qu’il traverse. Cela représente un coût exorbitant en plus d’être embarrassant si le prince n’effectue pas une visite officielle. Admettons qu’il vienne prendre les eaux à Baden-Baden ou Karlsbad pour raisons médicales ; toutes les cours princières seraient au courant. On a donc recours à l’incognito, qui est un procédé très commode qui ne s’apparente pas à de l’espionnage mais plutôt à une convention. Je ne suis d’ailleurs pas le seul historien à avoir étudié cet aspect. Dans son ouvrage, la Société des princes, Lucien Bély montre l’usage courant de l’incognito chez les princes, pensons par exemple au discret voyage entrepris par Joseph II pour rendre visite à sa sœur Marie-Antoinette et à son beau-frère Louis XVI. Quant à Jean-Marie Le Gall et Claude Michaud, ils viennent de publier un ouvrage commun, Comment la confiance vient aux princes, consacré aux rencontres princières en Europe entre le XVIe et le XVIIIe siècles, et l’un des chapitres traite justement de l’incognito, qui n’est pas seulement un épisode plaisant de fable et de roman mais aussi un usage diplomatique véritablement reconnu.

Dans la réalité comme dans la fiction, il reste difficile aux classes sociales supérieures et éduquées de rester camouflées sous l’apparence des classes sociales inférieures (valets, bergers…), en raison de leur langage, leur maintien. Ainsi, les différences restent marquées par une sorte de fixité immuable qui sauve l’honneur et finissent toujours par émerger sous le déguisement. N’est-ce pas paradoxal, à l’époque du baroque triomphant, qui professe justement le renversement des valeurs, le mélange des contraires et, à la suite des poètes Gongora et Gracian, la primauté de l’artifice sur le naturel par l’éloge de l’ostentation ?

Le Prince travesti de Marivaux mis en scène par Antoine Vitez en 1983

Oui, c’est une hypothèse tout à fait recevable, qu’on peut intégrer dans l’esthétique du baroque. On a des exemples un peu plus tardifs de ce jeu chez Marivaux, avec son personnage de prince amoureux qui se travestit en officier dans la Double Inconstance ou en aventurier dans le Prince travesti. Ou bien encore dans le Jeu de l’amour et du hasard qui joue également avec le déguisement du bourgeois en domestique et vice versa, ce qui aboutit à des quiproquos amoureux. Si l’erreur a lieu dans les premières scènes, pour un effet comique, tout rentre finalement dans l’ordre car chacun sait parfaitement quelle est sa place. Chaque personnage veut tromper son partenaire, mais ne réussit pas à déguiser son rang social indélébile. A cela deux explications : l’une, prosaïque, consiste à se dire que les bourgeois et les domestiques se reconnaissent finalement entre eux en raison de leur manière de s’exprimer, de se comporter ; l’autre raison, plus personnaliste voire raciale, laisserait à penser qu’il y a un sang précieux et particulier (aux nobles, aux princes) qui se reconnaît miraculeusement et qui transcende toutes les apparences. 

Vous prenez deux exemples de princes travestis : le roi d’Angleterre Charles II fuyant les troupes de Cromwell sous un déguisement pour rejoindre la France et le prince de Condé échappant à l’armée royale pour gagner Paris aux mains de la Fronde. Quelle importance ont eu les diverses anecdotes, souvent comiques, liées à ces périples dans l’édification de l’imagerie historique de cette époque et dans la constitution d’une légende ?

Il existe toute une littérature politique de bon marché, une historiette, qui relève de la propagande. Dans le cas de Charles II, il s’agit des fausses nouvelles qui sont rapportées pendant la période tragique de sa traque et qui visent à le ridiculiser, à décourager ses partisans ; après sa restauration en 1660, c’est tout l’inverse car le narratif explose : le royal escape devient un mythe national, d’ailleurs toujours vivant dans le roman national anglais (household words). Le concept de roman national, apparu il a quelques décennies, doit se comprendre au pluriel. En France, circulent plusieurs écritures de l’histoire, avec leurs choix d’événements et leurs héros. On peut ainsi réciter Vercingétorix et Louis XIV, Jeanne d’Arc et Vincent de Paul ou bien Jean-Jacques Rousseau et Jean Jaurès, etc. Le roman dominant est la version de l’école selon Jules Ferry ; cette chronique politique républicaine univoque a été enseignée pendant plus d’un siècle. Le cas de Condé est exemplaire. Comme l’historiographie commune ne comprend pas les composantes de la Fronde et la condamne vertueusement, les prestiges et les revers de sa carrière sont tronqués ou ignorés. Ainsi, le récit burlesque de sa chevauchée déguisée à travers les provinces a été effacé. Il est vrai que cette petite comédie ne réapparut dans les mémoires des survivants que vingt ans plus tard, lorsque son contexte politique était alors convenablement oublié. 

On remarque que, déjà à l’époque, a lieu une guerre de désinformation : que l’on soit pour ou contre le fuyard, on l’encense ou on le ridiculise, à travers des récits qui n’ont plus grand-chose à voir avec la réalité. Était-ce le début des « fake news » ?

Isaac Fuller, Le roi Charles II et le colonel William Carlos dans le Royal Oak, v. 1660

Bien sûr, l’information n’est jamais parfaitement exacte, mais le terme américain de fake news est non seulement pédant mais aussi ambigu. On peut admettre que si les circulations de nouvelles totalement fausses ou plus souvent à peu près vraies sont éternelles, elles méritent peut-être de nos jours une signalisation particulière du fait de la résonance devenue gigantesque de certains médias. Les cas d’intentions délibérées de tromperie, de mensonges de propagande sont évidents au service d’idéologies affrontées et de situations de guerre ; cependant, la déformation d’un récit est plus généralement spontanée et involontaire, chacun ayant sa vision personnelle des réalités. De la sorte, l’incrimination journalistique actuelle de « bobards » (ce mot, très exact, est devenu désuet) et aussi de « complotisme » et de « complots » paraissent des fantasmes devenus lieux communs ou tics de langage ; ils seraient en tout cas peu adaptés pour rendre compte des circonstances de siècles passés. 

Le ministre et conseiller du souverain obéit à une logique immuable et là encore théâtrale : la montée en puissance, l’ascendant sur le prince et l’enrichissement, la chute suivie de la mort ou de l’exil puis la réhabilitation. Est-ce vraiment propre aux XVIe et XVIIe siècles ? Après tout, nous pouvons en trouver des exemples dans l’Antiquité ou au Moyen Âge.

L’aspect théâtral est beaucoup plus marqué à l’époque des temps modernes. Chaque époque doit avoir en quelque sorte son imagerie spécifique. On retrouve la chute du mauvais ministre au XVIIIe siècle aussi mais il n’y a plus cet aspect moralisateur prépondérant aux XVIe et XVIIe siècles, qui se matérialise dans le rachat, la rédemption du ministre qui joue son rôle, jusque sur l’échafaud. La théâtralisation propre à cette époque pousse le coupable à reconnaître sa forfaiture pour la gloire du prince. Je donne l’exemple du ministre de Parme qui est décapité, mais en grande pompe, avec son costume de cérémonie. Et il clame qu’il est heureux de servir la gloire de son prince. C’est un comportement typique du XVIIe siècle, et on retrouve cette idée de justification d’une injustice au nom de la sauvegarde d’un principe politique plus important que sa personne. Je peux donner également l’exemple du comte d’Essex, dont le parcours a été adapté au théâtre dans six ou sept versions différentes, et qui s’éloignent, au fur et à mesure de leur rédaction, de plus en plus du modèle original. Avec le comte d’Essex, la raison d’État est, pour la première fois dans la fiction, mentionnée et mise en avant, même si elle apparaît au XVIe siècle chez Machiavel et Giovanni Botero. En revanche, à partir des XIXe et XXe siècles, le ministre reconnaît sa « culpabilité » pour la sauvegarde d’une idéologie. Ainsi, lors des procès de Moscou ou de Prague, le supposé coupable se sacrifie et avoue pour le bien du Parti et du régime qui le broie. 

Les prétextes pour se débarrasser d’un ministre trop encombrant sont souvent fallacieux et politiques ; vous prenez ainsi les exemples de Lerma et Olivares en Espagne, William Laud en Angleterre, Gaufrido à Parme, Griffenfeld au Danemark qui, s’ils n’ont pas forcément démérité, suscitent la jalousie. Comment cela s’explique-t-il ? Pourquoi le souverain est-il contraint de se séparer et d’envoyer à la mort de bons serviteurs de l’État ?

Car il a compris le poids de l’opinion. Charles 1er sacrifie à contrecœur son fidèle conseiller le comte de Strafford, qui n’a fait pourtant que le servir et lui obéir, pour apaiser, ne serait-ce qu’un temps, le conflit avec le Parlement qui réclame sa tête. Mais tous les ministres haïs ne tombent pas forcément en disgrâce ou ne sont pas exécutés, cela dépend des régions. Pourquoi Olivares, en Espagne, tombe-t-il et non Richelieu en France ? Tout simplement parce que la France compte davantage d’atouts politiques que l’Espagne et que, dans cet affrontement, la cause militaire française a eu le dessus, contrairement aux Espagnols. Olivares, qui était génial, a payé son génie de sa disgrâce alors que Richelieu est haï mais victorieux. En effet, à sa mort en novembre 1642, le royaume a conquis l’Artois et le Roussillon, il disparaît donc en pleine gloire. Même chose pour Mazarin, qui a accumulé, après le traité des Pyrénées en 1659, une fortune scandaleusement prodigieuse, même pour les critères de l’époque, et qui meurt au faîte de sa puissance en 1661. Ce personnage est considéré comme un prodigieux génie politique, ce qu’il était d’une certaine manière, et c’est Fouquet, qui était loin d’être aussi honnête homme que les historiens le disent, qui a finalement payé l’addition.  

Diego Velazquez, Portrait équestre du Comte-Duc d’Olivares, 1638

Le ministre qui connaît la gloire puis la chute est un phénomène répandu en Europe. Cela révèle-t-il des similitudes dans le fonctionnement des institutions dans tous les pays d’Europe ?

Il y a une histoire européenne commune au sein de laquelle les monarchies traversent, avec cinq, vingt-cinq ou cinquante ans de différence, les mêmes étapes. Au départ, vous avez une monarchie médiévale contrôlée par les grands seigneurs terriens ; ensuite, l’on assiste à l’émergence un peu partout des assemblées d’État, les Cortés, les Commons, les diètes etc. qui représentent la bourgeoisie et la noblesse avec lesquelles le roi doit gouverner et le pouvoir composer. Apparaît également, dans les monarchies d’Europe, l’idée d’une instance judiciaire souveraine et d’une unité des lois dans tout le royaume ; c’est le cas par exemple en Angleterre, en France avec le Parlement de Paris créé sous Saint Louis, en Castille un siècle plus tard. Au XVIe siècle, le pouvoir se bureaucratise, avec toute une multiplicité de secrétariats, d’offices. Et la montée en puissance des fiscs centraux, corollaires de l’avènement des nations, a entraîné des prises d’armes de la noblesse ou des révoltes populaires, du XVIe au XVIIIe siècles. Aujourd’hui, dans un continent relativement paisible, la longue construction historique dans tous les pays d’Europe d’un État de droit, d’inspiration chrétienne, est évidente, même si les institutions européennes actuelles veulent taire cette généalogie spirituelle. Leur écriture officielle de l’histoire ne retient généralement des images du passé que des guerres et des idées et représentations révolues. 

Au XVIIe siècle, les traités de morale, les pamphlets (comme les mazarinades) etc. étaient nombreux. Peut-on dire que c’est l’absolutisme qui mettra fin à cette mode ?

L’histoire de l’information et de la presse nous enseigne que les pamphlets ont continué à circuler, malgré la police de la librairie qui a sévi sous Louis XIV et bien après ; ils étaient simplement imprimés en Hollande ou en Suisse. Des nouvelles et des canards circulaient sous le manteau et étaient vendus sur le Pont-Neuf. Sous l’Empire, on ne pouvait pas publier en France des pamphlets sur Napoléon, il fallait qu’ils fussent publiés en Angleterre. Il n’y a que sous la Fronde qu’une certaine liberté a pu s’épancher. La preuve étant que Scarron, par exemple, n’a pas été emprisonné ou exilé pour avoir écrit ses mazarinades.  Le modèle politique de la Fronde, théorisé par Gaston d’Orléans, qui était la seule tête pensante politique mais qui n’a pas pu s’imposer par lâcheté et couardise, consistait en une version alternative de la monarchie absolue. Il était tout à fait possible de la mettre en œuvre, sur le modèle des royaumes scandinaves et anglais. L’absolutisme louis-quatorzien n’était pas du tout un modèle de gouvernement obligatoire et inévitable. 

En conclusion, vous réhabilitez la petite histoire, l’anecdote, les sources apocryphes qui révèlent des traits de civilisation, l’imaginaire d’un temps. Ainsi, il faut comparer cette imagerie aux faits exacts pour connaître la mécanique du pouvoir. Vous reconnaissez qu’il s’agit d’une « branche déviante de la connaissance historique ». N’est-ce pas s’élever contre tout un pan de l’historiographie, comme l’École des Annales qui privilégie le temps long par rapport au temps court de l’événement ? 

On peut l’admettre mais mon ouvrage prend néanmoins le parti du temps long en mettant en évidence l’inscription dans le temps d’anecdotes minuscules qui se répètent. Ce n’est donc pas tout à fait contradictoire. Je contredis plutôt le modèle du récit national de la succession des rois et je m’inscris en faux contre cette mode assez récente des biographies qui nous inflige tous les ans la publication d’une nouvelle vie d’Henri IV, Louis XIV, Louis XV etc. C’est de l’histoire commerciale. J’essaie, de mon côté, de faire vivre des récits et des anecdotes sans les dénaturer et en montrant leurs aspects fabuleux et la façon dont se construit la fable. Mon lecteur ne sera pas dupe, mon livre est critique.


[1] Appelés « secrétaires des commandements et des finances », ils ne prendront le titre de secrétaires d’État que sous Charles IX.

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