Publié en 1908, Orthodoxie de Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), deuxième partie d’un diptyque commencé avec Hérétiques (1905), répondait à une invective généralisée au sujet de son ton trop impersonnel et journalistique. Les éditions Carmin proposent cette année une nouvelle traduction de cette œuvre inclassable et profondément antimoderne.
Chesterton est un auteur protéiforme au style étonnant, sorte de barde antimoderne britannique. Il fut rapidement raillé au sujet de son écriture à la fois humoristique et sérieuse, à tel point qu’on lui prêta le surnom de « prince du paradoxe », pour son utilisation de dictons et proverbes populaires, dans des écrits aux portées scientifiques. Capable de produire de la fiction, du théâtre, des biographies, de la poésie ainsi que des essais théologiques et philosophiques, Chesterton donne à ses textes une lisibilité étonnante, qui demeure l’une de ses plus grandes qualités.
Dans Orthodoxie, l’auteur accuse l’homme moderne d’innombrables folies ordinaires. Puisant dans la pensée antimoderne pour étayer son propos, il immole l’homme pessimiste et individualiste pour affirmer que « l’optimiste irrationnel réussit » et qu’ « il est prêt à briser l’univers, pour l’amour de cet univers ». Écrit d’autant plus contemporain qu’il prédit l’arrivée des questions de transsexualité et de « non-binarité », Orthodoxie demeure un essai fondateur pour expliquer et illustrer la pensée catholique, par cette doxa de l’homme « aux convictions droites », ou par le sens même d’orthodoxie, c’est-à-dire de la pensée droite.
L’ascension vers l’identité chrétienne
Si cet essai, ainsi que L’Homme éternel (1925) ont été les inspirations notoires d’écrivains de son époque dans leur accès au christianisme, – tels que Shaw, Wells et même l’écrivain fantastique C.S Lewis – la source du sens chrétien proclamée par Chesterton est aussi le fruit d’une lente et minutieuse découverte. Né d’un père athée et d’une mère anglicane, il se disait païen à douze ans, puis agnostique à seize ans. Son adolescence s’est construite dans un questionnement limité, selon ses propres termes, et dans un carcan individualiste qu’il condamne dans Hérétiques – il a alors trente ans – et dans Orthodoxie.
Chesterton disait ainsi que son illumination commença à Notting Hill et à Battersea, deux quartiers de Londres dans lesquels il vécut et où il put « voir que le christianisme était vrai ». Il explique alors la véracité de la théologie chrétienne par le fait qu’autant de bizarreries trouvées dans ses préceptes se retrouvent dans la vie même, et plus largement dans la nature. L’accumulation de vérités, mais aussi de vices, à la fois incompatibles et contradictoires, ne pouvait que résulter du merveilleux contenu de la pensée chrétienne : « À mesure que je lisais et relisais toutes les études sur la foi faites par les non-chrétiens ou les antichrétiens, de Huxley à Badlaugh, une lente et redoutable impression grandissait lentement mais vivement dans mon esprit : l’impression que le christianisme devait être une chose des plus extraordinaires. Car non seulement, à ce que je comprenais, le christianisme présentait les vices les plus outrageants, mais il avait apparemment un don surnaturel pour combiner des vices qui semblaient incompatibles. »
Cette forme de recherche du merveilleux, de l’extraordinaire, et du miracle, Chesterton prit un certain soin à en faire état dans plusieurs de ses écrits, sous forme d’exemples à la lisière de la pensée païenne. C’est bien plus tard, dans L’Homme éternel, qu’il décrira son attrait pour le paganisme antique, car cette religion faisait l’apologie de l’adoration plutôt que de la connaissance de ce qui est divin. Celui qui écrivait que « saint François, en louant tout bien, pouvait être un optimiste plus éclatant que Walt Whitman », s’appuyait lui-même sur des phénomènes naturels et poétiques pour illustrer ses propos théologiques. Pour autant, le principe de la nature, qu’il explique nébuleusement par une absence de principe réel, est à rebours de l’idéal chrétien que Chesterton tente de décrire, manifestant une égalité, par comparaison avec la nature, construite finalement sur une absence d’inégalité. Pour le reste, rien ne prouve qu’une espèce animale soit supérieure à une autre. Ainsi, la nature demeure l’exemple d’un système d’égalité supposée, à laquelle il a fallu rajouter les principes issus de l’esprit humain, mené par la parole de Dieu.
Assez tôt dans son ascension spirituelle, et dans son voyage dans la science du divin, – sans parler de science théologique – Chesterton se rapprochera de la pensée thomiste. Partant d’une métaphorologie qui leur est commune, il n’eut de cesse de se rapprocher d’une vision de l’émerveillement par le catholicisme, de réenchantement par une pensée universaliste. Il lui consacrera, près de vingt ans après Orthodoxie, un livre intitulé Saint Thomas du créateur (1933), où il tente de résoudre la question shakespearienne « Être ou ne pas être ? » par « Être, telle est la réponse. », en s’appuyant sur l’idée que la vie « est une aventure qui vaut la peine d’être vécue, qui possède un grand commencement et une grande fin ». Critique acerbe de la philosophie nietzchéenne, Chesterton nie sa force et son assertivité, notamment dans le chapitre intitulé « L’éternelle révolution ». Il relaie Nietzsche au rang de « penseur bien timide » et soutient qu’il « éludait toujours une question par une métaphore d’ordre physique, comme un poète mineur et superficiel ».
La subtilité du je
Pour Chesterton, la question de l’égoïsme est entendue comme une forme de névrose. L’écrivain commence donc son essai par une conversation menée avec un éditeur, dans laquelle il affirme qu’un homme ayant une confiance accrue en lui-même serait un ignare, et parce qu’il penserait se préoccuper des affaires du monde, l’homme ne comprendrait en fait rien au monde. Ainsi, à l’affirmation suivante « Dois-je vous dire où se trouvent les hommes qui croient le plus en eux-mêmes ? Car je peux vous le dire. Je connais des hommes qui croient en eux-mêmes de façon plus colossale encore que Napoléon ou César. Je sais où brûle l’étoile fixe de la certitude et du succès. Je peux vous conduire aux trônes des surhommes. Les hommes qui croient véritablement en eux-mêmes sont tous dans des asiles d’aliénés. » Et d’ajouter : « Ce poète ivrogne dont vous ne vouliez pas publier une morne tragédie, il croyait en lui. Ce ministre d’âge mûr, avec son poème épique, il croyait en lui. Si vous preniez conseil de votre expérience en affaires plutôt que de votre vilaine philosophie individualiste, vous sauriez que le fait de croire en soi est l’un des signes les plus communs du raté. » Son premier chapitre est finalement une entrée dans la maison des fous, qui ne représente à ses yeux qu’une ouverture pour mieux comprendre cet homme ordinaire, ou homme moderne, qui se voit comme étant normal. Le fou, chez Chesterton, est celui qui, à force de ne jamais douter de lui-même, en est venu à douter de tout ce qui l’entoure, des évidences les plus élémentaires aux phénomènes physiques environnants plus discutables. Faisant un parallèle avec la pensée matérialiste, il écrit « le sceptique pur s’est cogné la tête contre les bornes de la pensée humaine, et sa tête s’est fêlée ».
La force du propos de Chesterton est souvent d’avoir vu jusqu’où l’homme du XXe siècle pourrait aller dans sa philosophie individualiste forcenée, et ainsi, à quoi ressemblerait, peu ou prou, celui du XXIe siècle. La question actuelle prédominante, qui remet en question la notion de genre, et d’appartenance sociale déterministe, est à peu près définie par ces mots : « Il est absurde de dire que vous faites tout spécialement progresser la liberté quand vous n’utilisez la libre pensée que pour détruire la volonté libre. Si cela vous plaît, vous pouvez parler le langage de la liberté à propos de l’enseignement matérialiste, mais il est évident que cela lui convient aussi peu dans l’ensemble que si on appliquait ce même langage à un homme enfermé dans un asile d’aliénés. On peut dire, si l’on veut, que l’homme est libre de se prendre pour un œuf poché. »
La pensée chrétienne est ainsi aux yeux de Chesterton ce qui sauvera l’homme du naufrage et de ses abysses intérieures : « Le christianisme est venu dans le monde d’abord pour affirmer avec violence qu’un homme ne devait pas seulement regarder à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur, pour y reconnaître, avec étonnement et enthousiasme, une compagnie divine et un capitaine divin. Le seul plaisir à être chrétien, c’était justement qu’on n’était pas laissé seul avec la lumière intérieure, mais qu’on reconnaissait assurément une lumière extérieure, belle comme le soleil, claire comme la lune, terrible comme une armée, bannières déployées. »
La démocratie et l’antimodernisme
Fort d’une portée théologique et philosophique évidente, cet essai ne manque pourtant pas d’engagement politique. Si la Guerre des Boers semble avoir été un facteur déclencheur dans l’écriture et l’engagement de Chesterton, il n’aura de cesse de mettre en valeur un système démocratique anticapitaliste, parsemé d’idées idéalistes qu’il hérite de Carlyle. Dans cette époque post-victorienne, Chesterton est l’auteur dont tout le monde parle, dont les chroniques étonnent et suscitent le débat. Il se plaît à contredire ses pairs, George Bernard Shaw comme Herbert George Wells, qui demeurent ses plus fidèles amis, mais aussi des critiques de son travail prolixe. En effet, Chesterton se révèle souvent journaliste plutôt que théoricien. Dans son premier essai théologique Hérésies, comme dans les suivants, il ne fait souvent que condenser des articles déjà publiés dans diverses revues. Surtout, par son folklorisme fervent, Chesterton ne reconnaît aucune limite au format pédagogique et enfantin du conte et refuse systématiquement de mobiliser des références conceptuelles.
Chesterton est un auteur qui n’eut de cesse de questionner la rationalité et le bien commun. Puisant dans les contes pour évaluer le degré de raison nécessaire à toute histoire merveilleuse, de limite à toute croyance, il illustre tout à la fois ses propos religieux et décrit ses concepts politiques par des histoires enfantines, montrant que toute vérité se retrouve en tout, que tout concept et illustration du bien commun se font universels. « Cette révolution éternelle, cette suspicion maintenue à travers les siècles, toi, qui es un moderne aux idées vagues, tu l’appelles doctrine du progrès. Si tu étais philosophe, tu l’appellerais, comme moi, la doctrine du péché originel. Tu peux l’appeler, autant qu’il te plaira, la marche en avant du cosmos ; moi, je lui donne son vrai nom : la Chute. »
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