Après Les Revers de l’amour (2019) et Le Rire des femmes (2021), l’historienne Sabine Melchior-Bonnet publie aux PUF Histoire de la Solitude. De l’ermite à la célibattante, ouvrage dans le lequel elle porte un regard sensible et éclairé sur l’histoire des solitaires.
PHILITT : Pourquoi selon-vous la solitude constitue-t-elle historiquement une aberration sociale ?
Sabine Melchior-Bonnet : Je ne dirais pas qu’elle constitue une « aberration » : elle est un malheur. J’ai surtout voulu expliquer par un cheminement historique, la progression et parfois même « le goût » pour la solitude. Au Moyen Âge, la vie était quotidiennement difficile et peu maîtrisable, avec son lot de guerres, ses épidémies, sa pauvreté et ses famines ou tout simplement l’arrivée de la nuit : être seul voulait dire qu’on ne pouvait que difficilement écarter les dangers. Il était donc nécessaire de s’entourer, de vivre en groupe, en famille, et parfois de s’abriter derrière les remparts du château seigneurial. Au village puis en ville, avec l’essor du commerce, se sont formées des communautés, des confréries où l’on s’entraidait. Vivre entouré, c’était s’armer économiquement et socialement contre un monde souvent hostile. Le choix de la solitude était avant tout un choix rare, une expérience religieuse tentée par les ermites ou les moines.
Est-ce que vous pourriez comparer à ce titre la solitude sous le système monarchique français à celui d’aujourd’hui ?
Sous la royauté, la société a fonctionné selon une hiérarchie verticale, où chacun dépendait d’un plus puissant que lui. Peu à peu la notion médiévale de « chevalier » était remplacée par celle de « l’honnête homme » impliquant des qualités propres, appartenant à une société et développant en même temps une vie privée : la privatisation des logements, la lecture et l’écriture, de nouveaux métiers ont contribué à former peu à peu des individus moins dépendants. L’Église a encouragé les moments de solitude pour chacun par delà les vies familiales, en incitant à la prière personnelle, à des examens de conscience, à des retraites impliquant le progrès d’une vie intérieure.
Pourrait-on établir un lien entre la solitude et l’individualisme au commencement de l’époque moderne ?
Je pense que oui. L’individu, le « je », surtout dans le cas des écrivains et des artistes, s’affirme véritablement avec la Renaissance. Je reprendrais le terme de Montaigne « être à soi ». Cependant ce « moi » se cache sous des conventions diverses, sous la politesse, sous la civilité selon le mot du temps, qui réclamait de se protéger et de masquer ses ambitions. La cour était un lieu très surveillé, où les propos pouvaient remonter jusqu’au roi. La vraie qualité demandée à l’homme de cour, mais aussi à tout honnête homme, est la prudence. Ainsi en est-il du personnage de Molière, Philinte, bon courtisan face au Misanthrope qui réclame, lui, la sincérité : caricaturé par Molière, replié sur lui-même, le misanthrope se veut un honnête homme, mais il ne peut être qu’un solitaire dans la société d’artifices qui l’entoure. Rousseau un siècle plus tard prendra sa défense. L’individualisme porte une promesse de liberté, de sincérité et d’indépendance qui n’implique pas d’être exilé de la société.
Dans votre livre vous expliquez que la solitude peut survenir suite à un drame, une exclusion, et vous évoquez le terme de « souleur » employé par Flaubert, qui est un mélange de douleur et solitude, la solitude est-elle nécessairement malheureuse selon vous ?
Je pense que la plupart des individus ont un besoin vital de moments de solitude, les artistes et intellectuels en particulier pour construire leur œuvre, mais aussi toute personne qui réfléchit au sens de sa vie. Un homme des Lumières, Vauvenargues en fait une marque de bonne santé : « La solitude est à l’esprit ce que la diète est au corps. » La solitude, est un exercice à la fois physique et spirituel, qui se présente comme une épuration. Je ne pense pas que la solitude soit malheureuse, je pense que c’est un exercice utile pour se connaître, peut-être aussi pour se dépasser. À ce titre, il est peut être finalement impossible de s’accomplir sans savoir être seul. La vraie solitude est nécessaire pour réfléchir sur sa vie et ses choix.
Vous sous-titrez votre livre « de l’ermite à la célibattante », et consacrez ensuite un chapitre à la solitude féminine, et surtout à sa diabolisation durant des millénaires. Comment la solitude féminine tend à être reconsidérée aujourd’hui ?
Les femmes sont souvent les premières à être seules, par différence physiologique, elles survivent généralement à leur mari et côtoient moins de dangers ; la séparation est admise par la loi. le droit au divorce sera permis sous la Révolution ; il est à nouveau interdit en 1816, puis à nouveau légalisé en 1882 ; il n’entre que lentement dans les mœurs. Aujourd’hui la femme peut vivre seule sans subir de critiques sociales, elle fait carrière tout en ayant une vie de famille, de plus en plus libre et indépendante. Les mœurs ont changé, et avec elles l’égalité des droits. Pour autant, je ne suis pas sûre qu’il soit simple de vivre seule. Les changements sociaux qui ont eu lieu durant ces cinquante dernières années ont occasionné des ruptures fréquentes entre le mari et la femme, alors que l’épouse restait au foyer Il peut paraître beaucoup plus compliqué de vivre le couple sereinement à une époque où l’on partage parfois le même rythme de travail, et les mêmes volontés individualistes, qui s’entrechoquent sans créer d’harmonie. Je pense que la force féminine est venue avec ce vent de liberté concernant la vie professionnelle, mais elle suppose des deux côtés souplesse, intelligence et bonne volonté.
Vous parlez de Tocqueville et du rôle de la démocratie dans l’essor de l’individualisme moderne, quel lien fait-il entre l’individualisme et l’égoïsme ?
Selon Tocqueville l’individualisme est le nom modernisé de l’égoïsme. Dans son livre inachevé, L’Ancien Régime et la Révolution (1848-1851), et instruit par les deux révolutions de 1830 et 1848, et par le coup d’État de 1851, il envisage de plus en plus sombrement le développement des mœurs nouvelles : les hommes « n’étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de caste, de classes, de corporations, de familles, n’y sont que trop enclins à se préoccuper de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés à n’envisager qu’eux-mêmes et à se retirer dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffé ». Crainte de descendre dans l’échelle sociale, besoin de conserver et acquérir, recherche de jouissances matérielles, solitude : telles sont les nouvelles maladies qui guettent une société faite d’anneaux multiples, mais dont la chaîne rassembleuse serait cassée. Tocqueville prévoit que le despotisme est alors particulièrement à craindre, dans une indifférence générale – il voit naître le Second Empire. Il illustre sa réflexion par une image, celle d’anneaux qui sont séparés les uns des autres, et cohabitent pourtant.
En quoi l’expérience de Rousseau constitue-t-elle un exemple de vie recluse et riche spirituellement ?
Il subsiste de l’expérience de Rousseau, comme de Nietzsche, ou de Flaubert un rythme de vie particulièrement solitaire, passé auprès de la nature. La marche, ainsi que l’exploration de cet inconnu qui nous entoure, sont des manières de méditer et d’apaiser ce moi complexe qui tente de comprendre ses contradictions. Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, la solitude est le facteur premier de l’accès à une liberté, à un bonheur et à une réflexion qui s’étend sur près d’une centaine de pages. Cet état de méditation est accessible par la solitude de la promenade, par cet état ataraxique dans lequel il se plonge. Rousseau n’a plus rien à prouver après ses Confessions, des confessions qui inspireront bien des journaux intimes. La marche, la promenade, le voyage sont souvent aujourd’hui des moments de répit où la solitude choisie peut être féconde.
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