Personnage immémoré, si ce n’est pour son parcours politique, Abel Bonnard siégeait à l’Académie française et fut pourtant l’un des écrivains les plus en vogue durant l’entre-deux guerres, poussant Céline à le qualifier d’« un des plus beaux esprits français ». Son œuvre foisonnante se compose, entre autres, de poésie, de récits de voyages, de romans, de biographies et d’un versant qui s’inscrit dans la lignée des moralistes français de l’Âge classique, dont fait partie son essai intitulé L’Amitié, paru en 1928.
Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote consacre deux chapitres à l’amitié dans lesquels il entend celle-ci dans son acception polysémique. La philoi déborde ainsi la conception simplement « amicale » qui nous est familière pour signifier plutôt sociabilité, réciprocité d’affection. Elle recouvre les rapports que peuvent entretenir entre eux les animaux, les amants (songeons à ce que Tristan chante à Iseut chez Marie de France : « Bele amie, si est de nus :/ Ne vus sans mei, no je sanz vus »), les divers membres d’une famille… Aristote, en plus d’expliciter ces différentes relations, distingue, comme le feront plus tard Cicéron et Montaigne, trois types d’amitié, qui sont de nature différente et non simplement de degrés : la première, la plus vulgaire, est celle fondée sur l’intérêt et donc l’utile ; vient ensuite celle qui s’apparente à la compagnie agréable mais qui n’est que l’image de l’amitié véritable, la troisième, qui se rapporte au bien et permet l’accomplissement de la vertu entre hommes bons.
L’amitié véritable qui, à la différence du caractère accidentel des « relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité » (Montaigne), est immuable et peut seule naître parmi les hommes vertueux, « ami en vertu d’un certain bien et d’une certaine ressemblance » (Aristote). Cette amitié est celle du choix absolu d’un être chez qui l’on reconnaît son semblable sur le plan de la vertu, qui est tout autant bénéfique qu’elle émane de nous ou d’un autre homme de valeur, l’ami étant chez Aristote « un autre soi-même ».
Cependant, si chez Aristote toute la question de l’amitié est à inscrire dans le cadre élargi d’une réflexion sur le Bien, cette notion peut sonner barbare aux oreilles des modernes. En effet, un glissement s’est opéré dans l’histoire de la philosophie depuis l’Antiquité avec la disparition progressive de l’idée d’un Bien transcendant, indépendant de l’homme et objectif, qui laisse peu à peu sa place à la notion de liberté. Chez Hegel, l’esprit prend conscience de sa propre nature par l’Histoire, et en se conscientisant, en passant de l’en-soi au pour-soi, l’humanité se libère progressivement : « Rendre le monde extérieur partout conforme au concept de liberté une fois reconnu, telle est la tâche des temps nouveaux », et tels furent les derniers mots qu’il prononça lors de son tout dernier cours. La valeur cardinale de notre temps est ainsi devenue la Liberté, c’est-à-dire la possibilité qu’a l’homme d’être un sujet agissant dans l’Histoire, d’effectuer le bien tout autant que le mal, d’avoir « en lui la possibilité et de l’absolu quelque chose et de l’absolu néant » (Weininger, Sexe et caractère, 1903).
Abel Bonnard prend acte de ce changement et comprend désormais que les hommes pouvant prétendre à l’amitié sont les hommes similaires sur le plan de la liberté plutôt que sur celui de la vertu ; il écrit ainsi dans Les Modérés : « Ceux qui ont vraiment fait quelque chose doivent être nobles, ils ne peuvent pas être purs ». L’auteur s’évertue à défendre une conception aristocratique de l’humanité, dans laquelle seules quelques grandes âmes seraient différenciées, « un petit nombre d’être sans aucun rapport avec tout le reste, nobles, supérieurs ou charmants » (L’Amitié). Dans ce monde où les hommes sont abstraitement réputés libres et égaux, Abel Bonnard a bon ton de nous rappeler qu’une élite existe pourtant, une communauté d’égaux parmi les inégaux, d’hommes courant la prétentaine avec la « liberté libre » rimbaldienne, c’est-à-dire la prenant avec violence à bras-le-corps. La noblesse d’âme requiert d’être absolument moderne en actant ce passage du Bonheur à la Liberté : « Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, – loin des gens qui meurent sur les saisons. » (Rimbaud). Tous les hommes sont désormais libres mais seuls quelques-uns savent s’en rendre dignes, et ceux qui en seront dignes pourront mériter cette auguste passion qu’est l’amitié. À l’exact inverse de ces derniers se trouvent les antipodes, au sens littéral tout autant que botanique, que sont les badauds patauds, embarrassés de qualités de caractérisation psychologiques débiles. Soudeurs de futilités, ils se raccrochent pour composer leurs cercles relationnels à des éléments adventices comme l’occupation, les « passions », les habitudes, qui ne relèvent en rien du caractère profond d’un homme.
L’amitié véritable peut seule exister aujourd’hui entre hommes foncièrement libres, nous explique Bonnard, entre ce que nous nommerons des hommes distingués, à la fois par leur caractère éminemment supérieur et par leurs manières délicates et leurs goûts raffinés. Le caractère de ces hommes-là est complexe et nécessite plusieurs traits de caractère communs.
Une « richesse intime » doit être préexistante à l’amitié entre « esprits du même rang », car comment s’étendre dans le monde sans s’être au préalable enfoncé en soi-même, sans avoir trituré les tréfonds de sa solitude ? Les hommes au creuset éprouvé ont acquis une autonomie qui est la première impulsion de la liberté, puisqu’être libre c’est pouvoir commencer à décider souverainement de sa vie. C’est parce qu’un homme s’est différencié de la masse qu’il peut avoir une vocation originale dans le monde, et c’est en cela qu’il peut être un ami régulier, avec lequel nous pouvons enfin trouver un esprit à notre mesure qui puisse nous exhausser, nous rappelant le mot de Theognis dans ses Sentences, « La noblesse d’âme s’apprend des âmes nobles ». En ce sens, Bonnard voit dans le loisir la possibilité de « nous achever nous-même » et de gagner en subtilité afin de pouvoir communiquer quelque chose à son semblable : sans travail approfondi en dedans, sans distinction, sans élan introspectif, sans originalité radicale, la parole se réduit à une impudique bavasserie. L’ami a quelque chose de lui-même à offrir, son altérité, c’est là que peut commencer l’homme, nous dit Bonnard, faisant écho à Otto Weininger quelques années plus tôt : « L’amitié masculine est un commerce fondé sur le partage d’une même idée ou d’un même idéal, autrement dit de quelque chose qui les unit sans cesser de leur appartenir à chacun en particulier. » Cela dit, le commencement de l’amitié chez Bonnard ne se situe pas essentiellement sur le plan des idées mais se fait déjà bien en amont du « commerce des intelligences ». Au-delà d’une mutuelle sympathie, il faut que les deux amis aient une ressemblance de noblesse et de grandeur, d’instincts et de goûts : il faut qu’ils puissent sentir l’un chez l’autre la noblesse de la race. La potentialité originale des amitiés vient ainsi en premier chef de caractères compatibles.
Voilà peut-être en quoi consiste la quête de nos vies ici-bas, à savoir parvenir à fréquenter les hommes dignes, qui parmi d’autres éminentes qualités, partagent la plus incoercible, celle du goût de l’absolu. Aragon signe dans Aurélien des pages inoubliables sur ce goût de l’absolu qui enserre Bérénice, et la plonge dans un vertige qui « s’accompagne d’une certaine exaltation, à quoi on le reconnaîtra d’abord, et qui s’exerçant toujours au point vif, au centre de la destruction, risque de faire prendre à des yeux non prévenus le goût de l’absolu pour le goût du malheur ». Mais avant tout, qui est transpercé d’absolu est en quête de « l’incarnation de ses rêves, [de] la preuve vivante de la grandeur, de la noblesse, de l’infini dans le fini », et échappe aux vicissitudes des siècles. Les hommes distingués goûtant l’absolu sont les étoiles filantes de ce monde : ce sont des hommes que les remous des siècles n’affectent pas, ce sont des hommes atemporels, des pèlerins de l’Absolu à l’imputrescible caractère, ce sont les monades qu’il nous faut tenter d’empoigner si l’on veut animer l’humanité. Devenons démiurges, Vomisseurs des tièdes et des blancs apocryphes ; trouvons les hommes de notre race, avec lesquels nous partageons le même feu ardent, fouillons l’apparente fange sans rechigner à « chercher dans la crapule quelqu’un de rare et d’exquis ». Le Bonheur, cabotin arriéré, traîne la patte et implore, mais que nous importe-t-il tant qu’il y a encore des œuvres auxquelles librement aspirer !
Nous venons de le voir, l’homme distingué, poli par les siècles, est avant tout un homme profondément unique, mais non esseulé. C’est parce qu’il a compris les propres limites de sa finitude monadique que l’homme distingué cherche à se confronter à d’autres âmes car « dès qu’un homme arrive à une certaine richesse intérieure, il sent bien que ce qu’il a fait n’exprime pas toute sa nature » (L’Amitié), et il doit ainsi se confronter au réel. Ce réel, lieu de rencontre avec l’extériorité, est synonyme de matérialisation des contradictions comme nous l’apprend Simone Weil dans des lignes consacrées à l’amitié au sein des Formes de l’amour implicite de Dieu. « L’amitié est une harmonie surnaturelle, une union des contraires », nous dit-elle, à savoir « la conservation de la faculté de libre consentement en soi-même et chez l’autre » menant à une égalité. Pour se projeter dans le monde, l’homme doit être différencié en disposant librement de lui-même. Il doit à la fois être étranger à lui-même et habitant du monde, s’en enrichir sans pour autant en subir une dénaturation. Abel Bonnard parsème son court essai sur l’amitié d’aphorismes et lie ces contradictions laconiquement : « Les amis sont des solitaires ensemble » qu’il faut lire avec Simone Weil en tête : « Il n’y a d’amitié que là où la distance est conservée et respectée. » L’homme étant un être sociable comme se plaisait à nous le rappeler Aristote, il ne peut ainsi se passer de l’attachement vital à cet autre lui-même : l’amitié prend tout son sens dans la vie en commun.
Chez Aristote encore, vivre s’assimile dans un premier temps à sentir et penser mais ce monde de potentialité doit s’incarner : « La puissance se conçoit par référence à l’acte, et c’est dans l’acte que réside l’essentiel » (Éthique à Nicomaque). L’amitié qui siège en puissance doit s’actualiser, c’est-à-dire que l’homme doit manifester sa vie intérieure par l’action, par l’engagement de sa propre liberté dans le monde. Les amis sont avant tout des hommes qui sont prêts à se compromettre et c’est en se donnant au monde qu’il peuvent donner vie à leur sensibilité et apprendre : « Lorsque que quelqu’un nous enchante par sa riche et profonde expérience, ce n’est pas le cas d’exiger de lui une netteté sans tache. S’il avait voulu la garder, il n’aurait pas tant appris. Les plus vertueux suivent la voie droite qui est, par définition, celle qui passe par le moins d’endroits. Les plus purs ne peuvent pas être aussi les plus riches » (l’Amitié).
L’amitié entre hommes souverains se déploie à la fois dans l’espace mais également dans le temps, c’est-à-dire dans le cadre historique. Aristote inscrit précisément l’amitié dans une réflexion communautaire et politique (« le choix délibéré de la vie en commun c’est de l’amitié ; la fin de l’État étant donc le bien vivre, tout cela n’existe que pour cette fin », Politique) sur les différents types de gouvernements, qu’il structure de façon ternaire (la royauté, l’aristocratie et la république, avec respectivement leurs formes dégénérées : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie). Les types d’amitiés diffèrent selon le régime politique, ceux permettant le plus d’amitié étant évidemment préférables. À rebours d’Aristote qui suggère que, parmi les formes décadentes, la démocratie est celle qui permet le mieux l’amitié en ce qu’elle regroupe des sujets a priori plus égaux, et de Derrida qui fantasme une promesse démocratique à venir dans Politiques de l’amitié, Bonnard se rend bien compte que l’égalitarisme démocratique ne permet pas l’amitié parce qu’il ne comprend pas la différenciation des êtres : « Dans un monde sans élites, il n’y a plus d’amitiés. » En plus de la lubie égalitariste qui ne veut faire cas d’aucune différence qualitative chez les individus, la démocratie fait fleurir les « amitiés » fondées sur l’intérêt.
Nous retrouvons des illustrations éloquentes de ces amitiés utilitaires dans les Romans de l’Énergie Nationale de Barrès, qui met en scène les différentes compromissions financières et parlementaristes des démocraties, et qui a indubitablement influencé Bonnard. C’est ainsi que naît, dans les Déracinés, une impossible compréhension, un déchirement entre les sept jeunes hommes qui, fraîchement débarqués à Paris, se retrouvent devant le tombeau de Napoléon aux Invalides pour sceller leur destin : « [D]estinée, devoir, culture, voilà bien les trois termes où Sturel, Saint-Phlin, Rœmerspacher se devaient résumer. – Suret-Lefort, lui, pensait à paraître ; Racadot et Mouchefrin, à jouir ; Renaudin, à manger. » De fait, puisque « toute individualité se pose en ennemie de l’esprit de communauté » (Weininger), toute amitié véritable en régime démocratique se doit d’être transgressive : elle doit s’inscrire parfaitement en faux avec l’ordre bourgeois établi, avec le petit nid douillet dans lequel il est aisé de se laisser confortablement dodeliner au milieu de l’hiver. Allons plus loin encore, si l’amitié est d’office corrompue en régime démocratique, comme le soutient Bonnard dans les Modérés, c’est justement parce qu’elle est la seule démocratie qui vaille, étant un « ordre social égalitaire différencié », étant celle des hommes libres et égaux en noblesse, qui, par leur hauteur, terrassent les bêlants électeurs. Pensons à ce propos à Bonnard fustigeant l’éducation républicaine, universaliste, égalitaire et scientiste (et de ce fait raisonneuse et aspermatique), dans son Éloge de l’ignorance, qui produit une « sinistre disette d’hommes ». Contre celle-ci, Bonnard aspire à une révolution culturelle nietzschéenne, qui vise à mettre en avant la passion, l’instinct et l’action plutôt que la froide raison et l’intellectualisme pur car l’homme est fait pour « sublimer et transfigurer poétiquement le monde et ses secrets, non pour les élucider ».
Il est vrai que nous avons jusqu’à présent seulement utilisé le terme « homme » dans son acception non genrée ; Abel Bonnard propose justement dans la dernière partie de son essai L’Amitié de s’interroger sur la possibilité ou non chez les femmes de nouer des liens d’amitié, entre elles et avec les hommes. La forme que prend cette réflexion socratique et méta-discursive est celle d’un dialogue entre Bonnard et un ami sur l’amitié.
Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche insiste sur « le rapport d’antagonisme fondamental » qui existe entre l’homme et la femme. Ce livre exerça nécessairement quelque influence sur le contradicteur de Bonnard, qui est résolu sur l’impossibilité des femmes d’accéder à l’amitié. Pour lui, l’empire de l’amitié leur est inconquérable car les plans de l’abstraction et de la conceptualisation relèvent de l’univers mental masculin. L’intelligence que possède la Femme ne joue bien évidemment pas un rôle comparse comparé à celle que possède l’Homme, elle en a plutôt une utilisation toute différente : la Femme (étant ici à comprendre comme chez Weininger en tant que principe féminin absolu et non comme femme empirique) est plongée dans le monde et ses intrigues et ne tente pas, a contrario de l’Homme, de s’en abstraire à l’aide de ses facultés intellectuelles. L’amitié que l’on peut prêter à des femmes entre elles est également une duperie et s’arrête au stade de la compagnie agréable, puisque les femmes ne cheminent pas sur la crête des idées et qu’elles ne savent se départir du spectre que constitue chez elles l’amour. « L’amitié » chez les femmes, même quand il s’agit de rivalité masquée, ne peut prendre, ironiquement, que la parure de l’intimité, la découverte de sa mise à nu et de sa sexualisation : « Les femmes réduisent l’autre à sa sexualité […] Ce qui intéresse une femme chez un être humain, ce sont d’abord et avant tout ses affaires amoureuses » (Weininger). Ce culte permanent du présent, cette impossibilité d’historicisation, cette sujétion à l’amour, voilà ce qui manque aux femmes afin de pouvoir bâtir une amitié, nécessitant temporalisation, constance et projection. La femme est chez Schopenhauer bien plus frontalement dans le présent que l’homme, c’est « l’être de l’instantanéité, de l’immédiateté », et « tout ce qui est présent, visible et immédiat, exerce sur elles un empire contre lequel ne sauraient prévaloir ni les abstractions, ni les maximes établies, ni les résolutions énergiques, ni aucune considération du passé ou de l’avenir, de ce qui est éloigné ou absent » (Essai sur les femmes).
L’amitié entre hommes et femmes est également une chimère nous explique ce même ami, puisque les amitiés entre les deux sexes ne sauraient être que les cache-sexes de l’amour, ses formes bâtardes : elles « ne sont rien, ou qu’elles sont l’expression contenue, atténuée, affaiblie, inconsciente ou, par elle-même, modeste et tranquille, d’un sentiment amoureux ». En ce sens, l’amitié ne saurait être qu’une déclinaison subtile, à demi avouée et avouable, qui relève plutôt de la compagnie agréable aristotélicienne mêlée d’une fine projection amoureuse, comme il est tout particulièrement clair avec le cas « des hommes qui, sous le nom d’amis, ne sont que d’anciens soupirants, réduits à la modestie ». Ces amitiés-là, bien que nécessaires à l’écoulement d’une vie qui comporte de temps à autre des moments de divertissement, ne sauraient aller toucher la « vie profonde », en enrichissant d’un apport conséquent les amis. L’amitié véritable ne consiste pas dans le dévoilement impudique de soi mais ne saurait en aucun cas s’accommoder des manigances du mensonge. Pire, de telles amitiés d’habitude peuvent fournir le support d’un amour-propre chez l’homme, comme s’il revêtait « l’habit galonné du jeune premier », et chez la femme, dont le pouvoir de séduction est toujours à éprouver, parmi ses amis qu’elle assimilerait consciemment ou non à une flopée de courtisans. Or, l’amitié ne peut pas être le lieu de l’équivoque, « l’amour a au moins cela pour soi qu’on est forcé d’y faire ses preuves, au lieu que ces prétendues amitiés sont des affections sans dépenses ». Bonnard, rassemblant ses pensées, synthétise de la sorte : « Celles de nos amies que nous aimons le mieux ne sont peut-être que des femmes que nous aurions pu aimer. Par le plus subtil des artifices, nous nous faisons accroire que nous échappons avec elle à l’éternelle intrigue des sexes. »
Si l’amitié entre hommes plane bien au-dessus de l’amour, l’amitié entre hommes et femmes ne peut jamais pleinement s’en détacher ; en détumescence, il en devient une forme bâtarde, tandis qu’au-delà, une ampliation de l’amitié entre un homme et une femme ne peut se transmuer qu’en amour. C’est précisément tapi dans le sein de l’amour que l’amitié entre un homme et une femme peut se goûter pleinement ; ce n’est donc pas un hasard si, après les développements que nous venons de tenter de mener, Aristote assimile l’amitié entre mari et femme au régime aristocratique. C’est faire hommage à l’amour que d’y retrouver de l’amitié car il est fort dommage, nous enseigne Bonnard, que la plupart des amants s’aiment pour échapper à l’idée de l’amitié et, pis encore, que la plupart des amants s’aiment sans amitié. Tout au long des Poneys sauvages, Déon met ainsi en scène des « amants amis » aux sillons labourés, Georges, journaliste voyageur, et Sarah, juive errante, femme masculine, séductrice invétérée, âme délurée, éternelle fuyante. La tendresse est souvent acquise entre les amants mais les amours suprêmes ne peuvent se passer d’une amitié profonde, tissée comme un gisant prochain autour d’eux : « Après s’être étreints comme pour périr ensemble, […] après s’être tout données, ils sont charmés de pouvoir tout se dire. » Si l’humain se retrouve à la jointure de l’homme et de la femme, peut-être que l’androgyne peut seul ressusciter dans l’amour, comme Tristan retrouvant Iseut, comme René et Florence s’unissant à la perfection à Tolède dans Comme le temps passe...
Amour ou amitié, les deux supposent malgré tout une unité parfaite impossible, qui reste l’apanage du divin. La conclusion de Bonnard, « la vraie poésie, au contraire, c’est de toujours nous accroître, sans nous suffire jamais, et de nous enfoncer en nous sans nous exclure de l’Univers », fait écho à celle de Simone Weil dans ses lignes sur l’amitié : « L’amitié pure est une image de l’amitié originelle et parfaite qui est celle de la Trinité et qui est l’essence même de Dieu. Il est impossible que deux êtres humains soient un, et cependant respectent scrupuleusement la distance qui les sépare, si Dieu n’est pas présent en chacun d’eux. Le point de rencontre des parallèles est à l’infini. »
Théo Delestrade
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