En 1946, alors qu’il est interné à l’hôpital St. Elizabeth de Washington, le poète américain Ezra Pound (1885-1972) entreprend de traduire le Shijing, un recueil de 305 poèmes et odes chinoises ayant servi durant des siècles à l’apprentissage du confucianisme. Il lui donne alors le titre suivant : Anthologie classique définie par Confucius. Grâce à la préface et au travail de traduction du poète Auxéméry, basé sur celui de Pound, les éditions R&N proposent une nouvelle version française éclairante de cette œuvre majeure.
Le poète Ezra Pound est connu pour son identité artistique et politique hybride : écrivain romaniste, auteur notamment des Cantos Pisans, il est la figure de proue de l’imagisme des années 1920, mouvement qui met à l’honneur images et visions à travers un langage poétique très proche du style victorien. À la fois traducteur, poète et professeur, Pound influence de nombreux auteurs de sa génération, (parmi eux Hilda Doolittle, William Carlos Williams, James Joyce, T.S.Eliot et Yeats). Grand prosateur et défenseur de la culture européenne, il s’affirme ensuite comme mystique anti-miltonien et fasciste pro-mussolinien. Après treize années passées en hôpital psychiatrique, il s’éteint en ermitage à Venise à l’âge de 87 ans.
Poète aussi proche de la pensée néo-platonicienne, que de celle du paganisme mystique, et de l’herméneutique d’Harvard (recherche continue de symboles et significations spirituelles dans les écrits), Pound trouve dans le Verbe confucéen la force lumineuse qu’il a recherchée toute sa vie dans le but de créer une forme poétique nouvelle. Le Shijing est un corpus de textes poétiques rédigés entre le XI et VIe siècle av. J-C qui met en exergue la doctrine confucéenne et l’art poétique chinois. Aussi appelé Le livre des Odes, il contient les plus anciens poèmes chinois destinés à la formation des futurs fonctionnaires depuis la dynastie des Han. « Ce qu’il lit dans le Shijing, c’est le dépôt d’une sagesse politique, au sens le plus large : la description d’une société policée, nettement façonnée de principes élevés, efficaces, et indiquant une volonté d’ordonnancement du monde humain relatif au monde naturel », écrit Auxéméry. Les poèmes chinois ont cette vocation de faire voir au lecteur plusieurs scènes, par le biais de symboles et images. C’est là toute la technique qui plaît à Pound et qui les caractérisent :
« Le ciel est descendu sur nous tel un filet
Qui nous enserre, et les hommes accablés partent pour l’exil,
Le ciel est descendu sur nous tel un filet
Visible avec peine,
Et les hommes partent pour l’exil le cœur brisé »
Troisième partie, Odes majeures, p.345
La traduction d’une spiritualité
Pound est un auteur au savoir encyclopédique, qui n’a eu de cesse d’explorer langues et courants artistiques afin de trouver ce qui lui paraissait être la forme idéale en poésie. Il est un collectionneur de mots, qui s’applique à mélanger les langues et symboles pour créer sa poésie. Son style fut durant longtemps celui d’autres, de poèmes qu’il disséquait, analysait, écoutait puis retranscrivait. En s’appuyant sur la traduction de recueils provençaux, italiens ou français, il a pu acquérir un sens de la langue. Conscient de cette prescience du poème, il a rapidement succombé à la prétention de traduire la poésie qu’il ne déchiffrait que difficilement. Cette Anthologie est le fruit de treize années d’études consacrées à la force du caractère chinois, fortement aidé par les écrits de son maître Ernest Fenollosa (1853-1908). Ce sinologue était aussi enseignant en sociologie et philosophie au Japon puis à Harvard ; il possédait les connaissances qui manquaient à Pound. La femme de Fenollosa fit don à Pound et Yeats des écrits de son défunt mari afin de donner une suite à cette mission d’intérêt public. Ils étudièrent surtout les notes explicatives sur la poésie chinoise et le théâtre nô, afin de terminer le travail du sinologue et de renforcer le goût des écrivains modernes pour l’Extrême-Orient.
La traduction de Pound possède une dimension instinctive qui dépasse la fidélité littérale attendue, et même la métrique des vers. Il transforme les sixtains en quatrains, et ne s’intéresse qu’aux symboles et au rythme. Il expose une tradition millénaire à une trahison du poème originel, par sa volonté de considérer la traduction comme un jeu. Mais l’écriture chinoise est une science complexe, qui réunit plus de 9000 caractères, comme le dictionnaire Shuo-wen chieh-tzu l’indique, et Fenollosa n’a malheureusement pas fait état dans ses notes des modifications de ces caractères avec le temps : certains d’entre eux avaient pour but, à une certaine période, d’indiquer l’étymologie du mot, et non sa fonction dans une phrase. Cette appétence pour la concision mène le poète à une compression du poème traduit, qui peut conduire à un non-sens.
Auxéméry a donc considéré le travail qui lui incombait comme un double-jeu, celui de comprendre la complexité du jeu de traduction poundien, et celui de travailler à le traduire lui-même : « Se lancer dans la conversion du poundien en français suppose, peut supposer, un certain goût pour la parodie ou le pastiche, ou peut-être plus simplement pour le principe de l’escarpolette – ivresse d’un balancement entre idiomes flottants, mais flottant avec une assurance éprouvée dans leurs propres mécanismes, tout en expérimentant ces mécanismes-là par l’usage ! On reste sur la bascule, tout en avançant. – Une forme de pari constant, à tenir entre respect et distance, entre écart et égard. » La matière tant que l’originalité de cet ouvrage sont une superbe entrée vers deux mondes opposés qui semblent se rejoindre : la tradition confucéenne et le style poundien.
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