Théognis et Pindare ou le chant du cygne de l’aristocratie homérique

Le siècle de Périclès (Ve av. J.-C.) est le siècle classique par excellence. Aussi longtemps que la culture revendiquera ses droits contre la barbarie, aussi longtemps, dis-je, qu’il y aura quelque chose comme la civilisation, les Sophocle, les Platon, les Phidias subsisteront comme autant d’imputrescibles monuments invulnérables à la morsure du temps. Maints poètes de renom, toutefois, ont pris part au lustre de la Grèce archaïque, comme l’a rappelé l’helléniste Werner Jaeger dans Paideia. La Formation de l’homme grec (1933). Parmi ceux-là, Pindare et Théognis, ultimes chantres d’une noblesse traditionnellement éprise des guerriers homériques et façonnée par leurs valeurs agonales.

Werner Jaeger (1888-1961)

Toute l’éducation aristocratique dans la Grèce archaïque est polarisée par l’idée d’arété, « mélange de fierté, de moralité courtoise et de valeurs guerrières » – le terme de vertu n’en épuise pas encore la richesse de sens. L’arété confère une autorité naturelle à celui qui la possède : parce qu’il n’a pas d’arété, l’homme du commun n’a aucun droit au commandement. Chez Homère, remarque Jaeger, ce vocable désigne principalement l’aptitude au combat et la bravoure, encore que ces qualités militaires s’inscrivent dans une éthique plus générale. Ainsi l’aidos, le sens du devoir distingue-t-il particulièrement l’homme de condition : « À la fierté éprouvée par les nobles d’appartenir à une race supérieure et à une glorieuse lignée s’ajoutait la conviction de ne pouvoir conserver cette prééminence que par la pratique des vertus qui la leur avaient conférée. » Il ne suffit pas aux aristoï d’être, par définition, les meilleurs dans la cité ; il leur faut encore rivaliser sans cesse avec leurs pairs pour la possession de l’arété la plus haute. Y compris en période de paix, souligne Jaeger : durant un court répit laissé par la guerre, les héros de l’Iliade s’opposent dans une compétition guerrière en l’honneur de Patrocle. L’honneur, enfin, est indissociable de l’arété : les égards décernés par les pairs viennent récompenser les exploits accomplis. L’atteinte portée à l’honneur est donc tragique pour le héros : Achille ne se met pas en colère par vanité personnelle, mais parce que c’est le sens même de son existence qu’Agamemnon a bafoué.

À la fin du VIe siècle av. J.-C., si la noblesse grecque représente encore une force sociale considérable dans la cité, ses idéals traditionnels n’en sont pas moins en déclin. En effet, ceux-ci furent de plus en plus mis à mal par le vent de nouveauté intellectuelle amené par l’esprit ionien, qui, soufflant d’Asie mineure à la Grèce continentale, bouleversa profondément les mœurs. Sur le plan politique, indique Jaeger, Solon, dont l’œuvre législatrice témoigne de sa foi inébranlable en Dicé, la déesse de la Justice, réduisit le rôle de l’aristocratie athénienne au profit des classes populaires. Au vieil idéal athlétique de la noblesse et à ses vertus achiléennes s’opposent désormais l’esprit scientifique des présocratiques et la glorification de la personnalité individuelle, respectivement impulsés par les penseurs milésiens et des poètes ioniens et éoliens tels qu’Archiloque, Alcée et Sappho. Enfin, l’âge d’or de la cité-État bourgeoise permit l’éclosion d’un nouvel idéal culturel, incarné par les sophistes. Inhérente à la noblesse du sang dans l’ancien système éducatif, ils intellectualisèrent l’arété et prétendirent l’enseigner contre rétribution. Cette foi presque illimitée dans le pouvoir de l’intelligence rapproche de façon troublante les sophistes des Lumières. Et il y a fort à parier que le dédain mêlé d’incompréhension qui accompagne les brèves apparitions de Voltaire dans les Mémoires de Saint-Simon, soit rigoureusement le même sentiment qu’éprouva Pindare à l’égard d’un Protagoras ou d’un Gorgias.

Avec Théognis le mégarien et Pindare le thébain, eux-mêmes d’extraction noble, une réaction littéraire s’amorce contre les idées modernes. Si cette lutte permit à l’aristocratie d’acquérir « la conviction de sa propre valeur », que les efforts entrepris par nos auteurs refirent une santé à cet idéal en lui procurant « un pouvoir moral et religieux étonnamment neuf », il reste qu’ils se font « les avocats d’un univers moribond ». Aussi Jaeger nous met-t-il en garde contre toute espèce d’illusion : « Leur poésie ne représente en aucune façon le début d’une renaissance de la vie politique et sociale de l’aristocratie ; toutefois, elle éternisa l’idéal noble au moment où il se voyait gravement compromis par des influences nouvelles ».

Théognis, moraliste désenchanté

Les écrits de Théognis sont didactiques : ce ne sont pas des vues personnelles qui y sont exprimées, mais la tradition d’une caste, son éthique séculaire, ses principes éducatifs immuables. Ses sentences sont adressées au jeune noble Cyrnos, avec lequel Théognis entretient une relation amoureuse. Les conseils prodigués par le poète doivent permettre à son protégé de rester droit dans un monde qui fuit. À Mégare, en effet, les bouleversements sociaux se sont produits au détriment de la noblesse dorienne. Dans sa première élégie, Théognis jette un regard amer sur la situation politique ; Jaeger observe qu’elle est composée sur le modèle de la poésie de Solon – à ceci près que ce dernier, lui-même aristocrate, eut conscience des mérites comme des faiblesses de sa classe, et ne se priva pas pour les lui reprocher, faisant ainsi de l’équité la nouvelle base de l’ordre social. Au contraire, d’après Théognis la stasis est uniquement à mettre sur le compte des parvenus qui composent la nouvelle classe dirigeante : après lui avoir donné le pouvoir dans la cité, son ambition et sa cupidité effrénées spolient maintenant le peuple au mépris de la Justice. Sans un retour de l’État à l’eunomia du régime archaïque, la tyrannie qui se profile à l’horizon est inévitable.

Kylix représentant un symposiaste chantant le début d’un vers de Théognis

Un second poème fait voir le chaos provoqué par l’absence de hiérarchie saine : « La cité est encore la même, mais son peuple a changé. Des hommes qui n’ont jamais rien su de la justice et de la loi, mais qui portaient des peaux de chèvres pour couvrir leurs membres et se tenaient dans des repaires en dehors de la ville telles des bêtes sauvages – ces hommes là sont maintenant des nobles, Cyrnos, et ceux qui jadis étaient nobles sont désormais de pauvres diables. C’est un spectacle intolérable ! Et ils se moquent les uns des autres, se trahissent parce que, privés de toute tradition, ils ne disposent d’aucun modèle bien stable susceptible de leur montrer ce qui est grand et ce qui ne l’est pas. » Pour préserver son intégrité morale de la corruption, il doit avant tout s’éloigner du dèmos tapageur : « Ne fais ton ami véritable d‘aucun parmi ces citoyens, Cyrnos, quel qu’en soit le motif. Parle à tous avec des mots aimables, mais ne les associe à aucun de tes projets sérieux. »

Ce qui caractérise la nouvelle classe plébéienne qui domine Mégare, c’est l’absence de normes qui seules permettent de discriminer le beau du laid, le louable du blâmable. Pour Théognis, la sauvegarde de la tradition représente donc un enjeu vital. À travers ses aphorismes moraux, il cherche à inculquer une discipline intérieure au jeune Cyrnos et à ses pairs, afin qu’ils puissent s’élever au-dessus du commun par une conduite vraiment noble. Ainsi, Théognis rappelle qu’il est primordial de s’entourer d’amis intègres, unis par un même idéal politique, lesquels deviennent inestimables quand des dissensions ébranlent la cité. Jaeger note que « ce code avait idéalisé l’amitié de Thésée et de Pirithoos ainsi que celle d’Achille et de Patrocle, et le respect éprouvé pour de grands exemples tels que ceux-ci, est un élément très ancien de l’éducation noble […] la fraternité des héros de l’ancien temps devient un modèle pour la fraternité qui unit les membres d’une même hetairia politique ».

Dans la Grèce archaïque, la puissance de l’aristocratie reposait sur la richesse foncière. En outre, la possession de biens matériels lui était nécessaire car, sans eux, les vertus typiquement nobles, telles que la libéralité et la magnanimité, n’étaient plus praticables. Mais Jaeger souligne que l’apparition de la monnaie comme nouveau moyen d’échange a largement ébranlé l’ancien système économique, fondé sur la propriété de la terre. Il est certain, ajoute-t-il, qu’à l’époque de Théognis une partie de la noblesse se trouva réduite à la pauvreté, au bénéfice d’une nouvelle classe de riches plébéiens qui acquirent l’influence sociale et politique dans la cité. Par la force des choses, Théognis n’eut d’autre choix que d’ajuster la conception traditionnelle de l’arété à l’évolution économique : « en dépit de toute sa haine pour l’intelligence, écrit Jaeger, il admit l’existence d’aspirations et d’idéaux plus élevés que la simple puissance matérielle ». Contre le pouvoir de nivellement de l’argent et des masses, la vertu propre de la noblesse se spiritualise sous la plume de Théognis : elle consiste désormais dans la véritable droiture, dans la connaissance de la justice éternelle qui doit régler les rapports entre les hommes et envers soi-même.

Pindare l’olympien

Le Diadumène de Polyclète

Des sentences morales de Théognis aux odes triomphales de Pindare, le ton change du tout au tout : « nous abandonnons, souligne Jaeger, les furieux combats de la noblesse, qu’elle soit mégarienne ou autre, pour nous élever vers les sommets de l’existence calme, orgueilleuse, pure de tout contact, que mena l’aristocratie hellénique. Parvenus à une telle hauteur, nous pouvons oublier les problèmes et les conflits dépeints par Théognis et nous contenter d’admirer, dans toute sa force et sa beauté rayonnante, un monde désormais bien lointain. » Si la gloire de la noblesse est résolument derrière elle au seuil du Ve siècle av. J.-C., son idéal de beauté et de perfection ressurgit lors de ses exploits aux compétitions athlétiques panhelléniques : les jeux olympiques, isthmiques, pythiques et néméens. Mais cette apogée du corps aux proportions harmonieuses, incarnation d’une existence définitivement maîtrisée, visible, par exemple, dans le Diadumène et le Doryphore de Polyclète, n’est rien moins matérialiste : si un élément divin ne pénétrait cette représentation de part en part, si les vainqueurs n’étaient des « dieux au visage d’homme », la gravité religieuse avec laquelle Pindare s’exprime nous resterait incompréhensible. De surcroît, explique Jaeger, la gymnastique grecque fut toujours associée aux fêtes en l’honneur des dieux, et les premières compétitions furent sans doute placées sous l’égide du Zeus olympien. L’union idéale du physique et du spirituel dans le corps rayonnant du vainqueur atteste de ce qu’en ce temps l’athlétisme ne fut jamais considéré « à titre de simple sport […] rien ne lui fut plus étranger que la conception purement intellectuelle de force physique et de record. »

Apanage de la noblesse à leur origine, les concours athlétiques se sont démocratisés à l’époque où Pindare compose ses chants. Il n’en reste pas moins qu’elle continue d’y jouer un rôle prépondérant : les vieilles familles restent attachées à la prouesse individuelle par tradition, cependant que l’argent et le temps dont elles disposent leur donnent les moyens de l’accomplir. Pindare, note Jaeger, fut le premier à faire de l’hymne triomphal une sorte de poème religieux, créant par là un genre lyrique nouveau. Ce faisant, il revivifia le vieil esprit héroïque en voie de décrépitude. Quand le poète évoque, lors d’une course de chars par exemple, le bruit des roues, les nuages de poussière ou l’enthousiasme des spectateurs, il ne faut pas se méprendre : l’aspect matériel de la compétition lui importe moins que l’épreuve spirituelle qu’elle représente, et qui culmine dans la victoire remportée par l’athlète.

Le vainqueur n’est pas célébré en tant qu’individu mais comme la plus belle incarnation de l’arété. Parce qu’il s’agit pour Pindare d’une qualité à la fois divine et aristocratique, elle est intimement liée aux exploits des héros d’autrefois. « L’arété, écrit Jaeger, est divine parce qu’un dieu ou un demi-dieu a toujours été, dans une famille, le premier ancêtre à en disposer : toute la puissance provient de lui, et elle se renouvelle sans cesse à chaque génération. En conséquence, presque tout l’éloge des exploits du héros se traduit en l’éloge de son lignage. » Par sa victoire, l’athlète se montre digne de ses aïeux et prouve qu’un même sang divin a coulé jusqu’à lui. Il arrive cependant que le génie d’une famille finisse par se tarir, et qu’à des hommes supérieurs ne succèdent plus que des individus médiocres. Pindare n’ignorait pas ce caractère transitoire de l’arété humaine, qui ne saurait atteindre la race des dieux. Mais parce que nous ressemblons toutefois aux immortels, l’arété peut ressurgir chez un descendant. Dans la sixième ode Néméenne, Pindare rend ainsi hommage au lutteur Alcimidas, qui recouvre les vertus de son grand-père Praxidamas, lesquelles semblaient éteintes en son père, « fils sans gloire d’un père glorieux ».

En plus de la référence constante aux ancêtres, la force éducative de ses chants vient de ce qu’il transpose les vainqueurs actuels dans un univers mythique, afin de les ériger en modèles pour la postérité. Dans la sixième Pythique, par exemple, il loue l’amour filial de l’athlète Thrasybule, comparé à celui manifesté par Antiloque pour son père Nestor lors de la guerre de Troie. À travers cette pieuse exaltation de la vertu, Pindare renoue avec l’un des fondements de l’éducation noble qui, depuis Homère, consistait à glorifier le passé et les héros légendaires. Le poète lui-même conçut sa mission à l’aune du centaure Chiron, maître des jeunes Achille, Jason, Énée et consorts. Aussi Pindare fraya-t-il avec un tyran de Syracuse, Hiéron, célébré dans la deuxième Pythique et à qui s’adresse le fameux : « Deviens qui tu es. » À l’instar de Platon avec Denys, notre poète voulut se faire l’éducateur des rois, et tenter de concrétiser son idéal politique devant l’ombre grossissante de la plèbe. Mais, selon Jaeger, cette sentence est en vérité la quintessence même de son message éducatif : « Car telle est bien la signification de tous les modèles qu’il propose à l’humanité : les mortels doivent toujours trouver en eux-mêmes leur vérité propre pour atteindre des hauteurs toujours plus grandes. »

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