À la différence de l’éternité divine, l’existence humaine est temporelle dans toute l’épaisseur de sa condition charnelle. Pourtant, en ne tolérant plus la lenteur au nom de la performance, c’est la temporalité humaine que la modernité technicienne s’emploie à combattre. Habiter le temps par l’attente s’avère alors la voie de résistance propice à la redécouverte d’une vie intérieure.
L’attente est le lieu de la préparation. Il y a au milieu de la vie mondaine, de ses agitations et sollicitations, des moments vacants qui sont irréductibles. Je dois me rendre à tel endroit en train, je devrai irréductiblement attendre ce train, et le voyage lui-même sera une attente. J’attends encore un ami en retard. J’attends le résultat d’un examen. J’attends que le film commence (ou qu’il finisse…). Le temps m’apparaît alors incompressible, et, dans cette mesure, l’impatience serait tout à fait vaine. Dans l’attente, le temps me rappelle qu’il dispose de moi, bien plus que je ne dispose de lui. La première sagesse de l’attente est de l’accepter ; toute volonté d’immédiateté sera bientôt humiliée. Cette sagesse de l’attente n’est peut-être pas autre chose que la vertu de patience. Or cette patience n’est pas stérile, si elle consiste à vivre la jointure, en tant que telle, de deux moments significatifs. Cette jointure est elle-même un moment à part entière en réalité ; plutôt qu’une transition, c’est un arrêt. Lorsqu’il n’y a pas d’attente en effet, nous sommes pris dans le flot du temps, submergé par lui. Le temps, en effet, s’identifie avec ce que nous sommes, avec la durée de nos existences : nous écoulant nous-mêmes avec lui, chacune de nos actions, de nos paroles et de nos perceptions sont des dépenses de temps.
Attente et liberté
Au fond, si l’on conçoit généralement les événements de la vie comme des étapes reliées entre elles par le passage inexorable et incompressible du temps, on pourrait aussi bien considérer que les moments d’attente soient ces étapes, et que tout le reste ne soit que transition. Dans le flot des événements, « les jeux sont faits » et l’on ne peut reprendre son coup. Dans l’attente, au contraire, les choses se font, tout se prépare, et c’est véritablement là que se jouent nos conceptions, nos jugements, nos hésitations et décisions, ou pour tout dire notre liberté – pourvu que nous sachions habiter l’attente : rien n’est, rien n’arrive qui n’ait d’abord été préparé et attendu. C’était déjà l’enseignement que l’on pouvait tirer du premier Essai de Bergson : pas de liberté complète sans une attente active occupant la durée. Iris Murdoch l’affirmait aussi, quoique différemment :
« […] L’exercice de notre liberté, loin d’être un saut grandiose se jouant dans des entraves aux moments importants, est une tâche minuscule et continue en s’accomplissant par bribes. La vie morale est, dans une telle perspective, quelque chose dont le déroulement est continu, et non un processus qui s’interromprait dans chaque intervalle entre des choix moraux explicites. C’est précisément ce qui se produit dans ces intervalles qui est crucial. » (La Souveraineté du bien, I)
Dans l’attente, nous avons momentanément la tête hors de l’eau. Le nageur peut alors contempler, en lui-même et tout autour, quelle est sa situation, entre ce qui a été et ce qui sera, entre sa réalité imparfaite et son idéal de perfection, entre son expérience et sa conscience, entre lui et Dieu. Une retraite lui est imposée, qu’il envisagera peut-être comme un temps d’ennui – une malédiction –, ou bien comme une salutaire occasion de recueillement – une bénédiction. C’est souvent à cela que tient la vie contemplative d’un homme, lorsqu’il est pris dans l’activisme si caractéristique de la modernité. Il faut se rappeler la phrase de Bernanos : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » (La France contre les robots, VI). Il faut pourtant agir, exister par l’action. « Hélas !, rétorque aussitôt Bernanos, la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles ! » L’impatience est peut-être le signe que la modernité a entamé notre âme.
Impatience moderne
L’impatience est, si l’on peut dire, la vertu moderne par excellence, car elle rend, paraît-il, efficace ; elle veut l’efficacité du moins, de toutes ses forces. Elle déteste cette vacuité morne que lui impose l’attente. À défaut d’immédiateté, la modernité voue un culte à la rapidité ; et quand celle-ci mène à la catastrophe, il faut redoubler de rapidité pour y remédier, comme si la rapidité était le remède à la rapidité. C’est la même rapidité qui enjoint de faire et de défaire ; mais cette errance qui nous entraîne souvent sans qu’on y prenne garde, pour efficace qu’elle soit dans un sens ou l’autre, ne peut simplement pas se donner sa propre direction. Qu’est-ce qui la lui donnerait, sinon ce qu’elle déteste le plus au monde, c’est-à-dire l’attente ? Or, dans la société la plus activiste se trouveront toujours des « creux », des « plis » du temps, et je pense pouvoir affirmer qu’il n’en ira pas autrement avec tous les progrès techniques qu’on voudra.
Un des signes caractéristiques de la modernité, c’est d’ailleurs précisément qu’elle ne croit devoir apporter aux problèmes qu’elle rencontre (et qu’elle cause quelquefois elle-même) que des solutions techniques. Si elle se pare de moralité, c’est, ou bien en empruntant un ton solennel qui lui va assez mal et qu’elle abandonne aussitôt – preuve qu’elle n’y croyait pas –, ou bien par une « moraline » qui, telle que la morale hygiéniste, cache en fait des motivations d’un autre ordre. La technique est principe, moyen et fin de la modernité : « tout est techniquement traitable et résoluble », ou plutôt : « tout finira par l’être ! », assure-t-on.
Plus fondamentalement, la modernité tend à court-circuiter la réalité même du temps. Même si cela se discute au plan métaphysique, il y a beaucoup de vérité à attribuer au temps des vertus « créatrices » comme l’a fait Bergson. L’un des grands méfaits du technicisme moderne est de réduire le temps à une ligne qu’il s’agirait d’écourter par tous les moyens, pour toujours plus de rapidité. Or il y a beaucoup de réalités humaines qui sont temporellement incompressibles : l’attention et la compréhension d’autrui, la résilience psychologique, le pardon, ou encore, bien sûr, la méditation – comme l’indique Heidegger avec force :
« La pensée qui médite […] doit […], comme le paysan, savoir attendre que le grain germe et que l’épi mûrisse. […] Il suffit que nous nous arrêtions sur ce qui nous est proche […] : ce qui concerne chacun de nous, ici et maintenant. Ici : sur ce coin de terre natale. Maintenant : à l’heure qui sonne à l’horloge du monde. » (Question III, « Sérénité »)
Fécondité de l’attente
Cette immédiateté de la pensée qui s’arrête au présent n’est pas du tout celle de la « fuite en avant » techniciste, qui calcule et planifie. Ce temps des choses proprement humaines, qui implique le vivre humain de manière intégrale et décisive (psychiquement, moralement, spirituellement), ne peut jamais être substitué par ce temps « compressible » de la technique, lequel ne vaut véritablement que dans l’ordre du faire et des moyens – ordre qui implique le moins la dignité personnelle et spirituelle de l’homme. Ne remarquez-vous pas que plus notre rapport technique au monde se complexifie, plus sont nombreuses les occasions de dysfonctionnement ? Le train a un problème technique, le vidéo-projecteur ne marche pas, le téléphone ne capte pas, et l’homme moderne, que nous sommes chacun, s’impatiente – et sa colère, toute moderne, s’emporte contre la technique, toute moderne aussi, qui ne tient pas ses promesses. Mais il faudrait, absolument parlant, bénir ces moments où la technique tombe inexplicablement en panne. Une loi plus haute que toutes ces injonctions à la rapidité nous rappelle à la patience. Et cette patience n’est d’ailleurs pas sans efficacité, sans efficience, sans fécondité.
La femme enceinte attend un enfant. Ce temps d’attente est incompressible. C’est le temps béni d’une préparation physiologique (gestation), mais aussi psychologique et morale (devenir mère). L’attente n’est pas ici un simple « passage obligé », ou un mal nécessaire : elle est l’enracinement d’une action à venir. Une action sans attente préalable est une action sans racine ; et ce n’est alors plus une action, mais une agitation. Ainsi entendue, l’attente est la seule condition de l’efficacité, en réalité. Loin d’y faire obstacle, elle en est le principe. Rien de grand dans le monde ne s’est fait sans attente. Rien de grand, je veux dire : rien de bon, de beau et de vrai ; car l’activisme, qui consiste à toujours agir sans attendre, est bien capable de fabuleuses destructions. Saint Jean de la Croix – cité par Jacques Maritain (Questions de conscience, II) – écrit justement :
« À quoi servent ceux qui préfèrent l’activité [à la contemplation] et s’imaginent pouvoir conquérir le monde […] par leurs œuvres extérieures ? Que font-ils ? Un peu plus que rien, parfois absolument rien, parfois même du mal. »
Il n’y a que le néant qui puisse être produit du néant, pour l’homme. Mais l’attente, on l’a compris, ne doit pas être pour nous un néant. Il faudrait l’envisager comme le temps de l’être. En-dehors de l’attente, c’est le temps du devenir, où se déroulent nos discussions, où se jouent tous les drames. Par le devenir, nous descendons la pente de l’existence temporelle. Dans l’attente, nous la remontons plutôt, nous préparons ces projets, ces discussions et ces drames. Nous goûtons parfois cette paix supérieure, au-dessus des inquiétudes, qui contemple d’en-haut, suspendue au-dessus du cours habituel du temps, avec une imprenable sérénité, la certitude – assez rare au fond – de véritablement diriger sa vie, au lieu de n’être que le jouet des circonstances.
« Priez sans cesse »
Précisons ce point. Dans la « distension de l’âme » (distensio animi) que décrit S. Augustin au livre XI des Confessions, l’attente (expectatio) est « le présent du futur » (praesens de futuris). Dans la mesure où l’attente est préparation, elle est en effet une telle anticipation. Mais on ne peut non plus exclure de notre attente le « présent du passé » qu’est la mémoire, ni le « présent du présent » qu’est l’attention. C’est la distension tout entière de l’esprit qui joue dans l’attente dont nous parlons, car la conscience « décroche » alors de l’écoulement linéaire du temps, pour adopter la position métempirique, au-delà de l’expérience. Alors, ce surplomb permet, si peu que ce soit, de poser un regard providentiel sur le monde et sur soi. Or, il faut pour cela que soit d’abord bâtie la demeure intérieure sans laquelle nous serions comme des « apatrides ». Cette demeure se trouve au milieu de mon propre devenir, mais je ne peux m’élever au-dessus de lui sans participer verticalement au seul Présent qui ne devient pas. C’est l’oraison. Est-elle possible au milieu du tumulte ? A-t-elle sa place au sein de l’activisme ? Est-elle réservée à ceux qui en font profession ? Traduisant l’injonction de saint Paul à « prier sans cesse » (1 Thessaloniciens V, 17), Jacques et Raïssa Maritain répondent par ce qu’ils appelaient, à juste titre, une « contemplation sur les chemins » :
« Le manque de temps […], c’est le problème pratique qui fait hésiter bien des laïcs attirés par l’oraison, et dont souffrent le plus ceux qui s’y adonnent dans le monde. […] Il y a bien des réponses particulières, variables à l’infini selon le cas de chacun. (On peut faire oraison dans le train, dans le métro, dans la salle d’attente du dentiste. On peut aussi avoir fréquemment recours à ces courtes prières lancées comme un cri, que les anciens recommandaient tant.) Il n’y a pas de réponse définitive, sauf celle que donnait un jour Dom Florent Miège : Il faut aimer vos chaînes. Les obstacles matériels à chaque instant rencontrés par qui mène la vie d’oraison dans le monde sont une partie intégrante de cette vie, en font la nécessaire face douloureuse. “J’ai le sentiment que ce qui nous est demandé, à nous, c’est de vivre dans le tourbillon, sans rien retenir de notre substance, sans retenir pour nous ni repos ni amitiés ni santé ni loisir, – prier sans cesse et cela même sans loisir, – enfin nous laisser rouler dans les vagues de la volonté divine jusqu’au jour où elle dira : c’est assez.” » (Jacques Maritain, Le Paysan de la Garonne, VII, citant le Journal de Raïssa). L’attente est notre cloître ; le lieu où tout se prépare.
Marc Conturie
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