La « science des lettres » (‘ilm al-hurûf) est une science ésotérique islamique qui consiste notamment en l’étude de la valeur symbolique des lettres de l’alphabet arabe. Particulièrement importante au sein de nombreux courants soufis, la pratique qu’en fait Ibn ‘Arabî (1165-1240), surnommé à la fois le « fils de Platon » (Ibn Aflatûn) et « le plus grand des maîtres » spirituels (Shaykh al-akbar), nous offre un exemple singulièrement intéressant d’utilisation de sources philosophiques grecques dans l’exégèse islamique, en particulier dans sa lecture des lettres isolées A, L et M en début de la seconde sourate du Coran.
Faire parler les lettres : dans la conception profane de la littérature, cet exercice peut sembler relever de la surinterprétation. En effet, on conçoit communément la lettre comme un signe, soit un élément visuel associée à un son dont la combinaison renvoie à une idée ou à une chose. Cette association entre signe et sens relève donc de choix arbitraires en ce que le premier n’est pas intrinsèquement porteur du second. Pourtant, la littérature sacrée traditionnelle institue un tout autre rapport au langage. Chez le croyant musulman, qui va nous intéresser ici, « faire parler les lettres » s’avère une démarche légitime au regard du statut du texte coranique et de la langue arabe classique. Le Coran étant métaphysiquement conçu comme la parole divine directement révélée à l’homme, son texte, ses mots, ses sons et ses lettres sont à l’image de Dieu, incréés et existants de toute éternité indépendamment de leur révélation à l’humanité. Dans cette perspective, les lettres de la langue arabe classique, du moins dans l’espace textuel coranique, ne relèvent pas d’une association arbitraire mûrie dans un cadre historico-culturel particulier, mais peuvent être considérées comme une émanation directe de la volonté divine jusque dans leur nom et leur forme. La lettre est donc à la fois signe et symbole : elle renvoie vers le sens dont elle est intrinsèquement porteuse.
Cette « science des lettres » prend une importance particulière dans le cas des « lettres isolées », des associations de deux à quatre lettres apparaissant en tête de plusieurs sourates. Ces lettres isolées sont-elles des noms divins, ou bien de simples moyens mnémotechniques servant à classer les sourates avant la fixation par écrit du texte coranique ? Leur signification reste mystérieuse, ne faisant aucun consensus chez les savants musulmans. Or, dans l’espace exégétique ouvert par cette indétermination du sens des lettres isolées, Ibn ‘Arabî, en s’inscrivant dans une tradition à la fois mystique et spéculative, lit plutôt l’inscription dans un langage ésotérique des fondements métaphysiques de la création. À ce titre, précisons que si la lecture très néoplatonicienne du Coran qu’il propose peut être frappée d’anathème par certains courants plus « littéralistes », elles ne se situe pas moins dans la perspective d’un islam tout à fait orthodoxe, ayant fait école à travers les siècles, avec des disciples tels que l’émir Abdelkader, de l’autre côté de la Méditerranée, ou encore le français René Guénon dans sa période cairote.
Platon, commentateur du Coran ?
La compréhension akbarienne[1] des lettres isolées ا ل م (de droite à gauche alif, lâm, mîm soit A, L, M) se situe donc à l’intersection de la science ésotérique des lettres et du système métaphysique qui sous-tend la pensée d’Ibn ‘Arabî. Or, la tradition soufie dans laquelle ce dernier s’enracine doit beaucoup aux sources grecques qui ont irrigué la pensée en langue arabe tout au long du Moyen Âge suite à leurs traductions dans cette langue dès le VIIIe siècle. Dans ce contexte, la pensée platonicienne et surtout aristotélicienne influence largement la vie intellectuelle du monde arabe, en particulier au sein de la falsafa (translittération du grec philosophía). Les spéculations métaphysiques de nombreux maîtres soufis (mystiques musulmans) vont alors trouver un matériau particulièrement fécond dans la tradition néoplatonicienne, la grande école grecque à dimension mystique dont les écrits sont parvenus à la postérité. Avant de présenter plus en détail l’herméneutique akbarienne des lettres isolées, il convient donc de rappeler les principes du système métaphysique que l’on trouve chez Plotin (205-270 ap. J-C), penseur le plus éminent de cette tradition, et dont la prétention mystique est la plus explicite.
Plotin propose en effet une interprétation qui vient préciser et systématiser l’ontologie qui se dégage des différents dialogues platoniciens en une procession de l’unité vers la multiplicité. En la matière, on connaît la dichotomie platonicienne entre les objets sensibles et leurs essences intelligibles, les premiers étant les imitations des secondes, mais dégradées car soumis à la multiplicité en devenir. Au livre VI de la République, Platon semble cependant indiquer que ces Formes ne sont pas la cause première de l’être. Ces dernières tireraient “leur être et aussi leur essence” (République VI,509b) du Bien. Platon précise alors que le Bien est « quelque chose qui est au-delà de l’essence dans une surabondance de majesté et de puissance », faisant du Bien en soi le principe premier qui engendre l’être. Plusieurs siècles après Platon, son héritier Plotin identifie le Bien à l’Un tel que défini dans la première hypothèse du Parménide (137c-142e) : unité incommensurable, hors de toute détermination spatiale, temporelle ou numérique. En cela, cet Un-Bien plotinien est absolument ineffable, « car il est ridicule de chercher à circonscrire cette nature sans borne »[2] : dans son unité absolue, celui-ci ne saurait être circonscrit dans une qualité déterminée, par un rapport entre un sujet et un prédicat, puisqu’au contraire toute qualité procède de lui. L’ensemble des intelligibles et les rapports qui unissent ces derniers entre eux, soit la totalité du pensable, émanent alors de ce premier principe, constituant la seconde hypostase plotinienne, l’Intellect.
Il n’y a qu’un pas à franchir pour assimiler cette unité absolue et ineffable, qui se trouve à la source de toutes les réalités, au Dieu créateur de la révélation monothéiste. D’autant plus que le système de Plotin permet de penser un problème qui a particulièrement animé la théologie musulmane médiévale : l’articulation entre l’unicité absolue de Dieu (tawhîd), le dogme islamique le plus fondamental, et la multiplicité que représente, d’après le Coran et la tradition interprétative, ses 99 noms qui en sont autant d’attributs singuliers (miséricordieux, tout-puissant, omniscient etc). L’emprunt à la tradition néoplatonicienne autorise en effet à les articuler sur le même rapport que celui qui unit l’Un-bien de Plotin et cet Intellect qui contient tous les intelligibles. Procédant d’une même essence divine, les noms-attributs de Dieu sont en réalité différents modes de sa perfection.[3] S’ils ne sont pas tout à fait assimilables aux Formes intelligibles platoniciennes, ils s’en situent juste en amont, se présentant comme le débordement de l’essence divine dans une première forme de multiplicité au sein de laquelle naissent ces dernières.
Panenthéisme sans panthéisme
Ibn ‘Arabî pousse alors cette assimilation islamique de la métaphysique néoplatonicienne dans ses implications les plus radicales à travers sa doctrine du wahdat al-wujûd, que l’on peut traduire par « Unicité de l’Être ». En effet, l’identification des attributs divins aux Idées platoniciennes porte à considérer l’entièreté du devenir comme une série de manifestations issues de la relation entre ces noms, inscrites dans l’espace et le temps, le mouvement et la corruption.[4] Si l’on remonte la procession de l’être que décrit Plotin, toute la création se dévoile alors comme une manifestation de la « surabondance de majesté et de puissance » de Dieu. En effet, rien de ce qui est ne saurait être autre que l’Être. Si aucune des choses existantes n’est Dieu en elle-même, Dieu est pourtant bien l’essence de chacune d’entre elles comme l’écrit Ibn ‘Arabî lui même dans Les chatons de la sagesse :
« Il (Dieu) est l’essence de ce qui apparaît et il est l’essence de ce qui est caché au sein même de son apparaître. […]
Même si la créature se distingue du créateur, l’ordre créateur est le créé et l’ordre créé est le créateur ; tout ceci est issu d’une essence unique, ou plutôt “il” est l’essence unique et “il” est les essences multiples. »[5]
Titus Burckhardt, traducteur et commentateur d’Ibn ‘Arabî, met cependant en garde contre la méprise récurrente qui ferait de la doctrine du wahdat al-wujûd (ainsi que beaucoup de métaphysiques dites orientales) un « panthéisme » au sens que la modernité occidentale a donné à ce terme.[6] S’il y a bien une continuité et une essence commune entre le créateur et sa création chez Ibn ‘Arabî, cette unité trouve bien son origine chez un Dieu personnel et révélé. En vertu de cette doctrine, la véritable connaissance réside alors en un retour à l’unité divine dans un dépassement de l’illusion d’un soi (nafs) séparé de sa substance divine au travers d’une expérience d’identification à cette dernière. Pour rendre compte de ce retour à l’unité opéré par l’âme, laissons la parole à Ibn ‘Arabî dans ses célèbres vers poétiques de l’Interprète des désirs :
« Mon coeur est devenu capable D’accueillir toute forme
Il est pâturage pour gazelles Et abbaye pour moines !
Il est un temple pour idoles
Et la Ka’ba pour qui en fait le tour
Il est les Tables de la Thora
Et aussi les feuillets du Coran !
La religion que je professe
Est celle de l’Amour.
Partout où ses montures se tournent
L’amour est ma religion et ma foi ! »[7]
Dans une ivresse d’amour, qui n’est pas sans rappeler le rôle de la folie entraînant l’âme vers la contemplation du beau et du bien selon le Banquet et le Phèdre de Platon,le sujet reconnaît ici la présence du Créateur dans toutes les manifestations culturelles et naturelles de la création. Uni à Dieu, il peut alors en épouser toutes les manifestations.
Les lettres éternelles
L’herméneutique désigne la science de l’interprétation. Or, c’est bien d’interprétation qu’il s’agit dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, car loin de se réduire à une simple traduction des doctrines néoplatoniciennes en un langage islamique, ce système ontologique est, pour lui, inscrit dans le Coran en un langage ésotérique dont la clé est la science des lettres. Selon cette interprétation, la première occurrence des lettres isolées alif (ا), lâm (ل)et mîm (م), en tête de la seconde sourate (al-baqara), fournit alors un condensé de cette doctrine qu’il expose dans son ouvrage majeur, Les illuminations de la Mecque. « Alif-Lâm-Mîm, écrit-il, devint (…) à lui seul une sphère enveloppante (muhît) ; celui qui en accomplit le cycle connaît l’Essence, les Attributs, les Actes et leur objet. »[8] L’herméneutique akbarienne attribue donc à ces lettres une symbolique qui englobe la totalité de la procession de l’être, depuis l’unité jusqu’à la multiplicité de ses manifestations. Chacune d’entre elles correspond à un moment de cette descente : “l’Essence, les Attributs, les Actes”.
L’alif (ا) d’abord. Première lettre de l’alphabet arabe, notée par un simple trait vertical, il a pour caractéristique de ne jamais s’attacher à la lettre qui le suit, même au sein d’un mot. Ibn Arabî y voit alors le symbole d’une transcendance absolue. À l’image de l’Un-bien chez Plotin, l’alif se tient en effet à la fois en retrait et à l’origine des autres lettres : « essence unique, il ne saurait être rattaché à aucune lettre quand il se trouve en position initiale ».[9] Il est en effet constitué de la ligne à partir de laquelle toutes les lettres sont formées, tout en notant le son /A/, la voyelle la plus simple, qui s’articule en laissant passer l’air librement dans la bouche et dont tous les sons sont des modulations par la position de la langue et des lèvres. L’alif comme l’Un plotinien ou Dieu dans la doctrine du Wahdat al-wujûd est alors envisagé comme le principe non-causé de toutes les lettres, qui existent comme des variations de son essence graphique ou sonore.
Viennent ensuite les lettres lâm et mîm (ل م), L et M. Ces deux lettres viendraient dessiner la trajectoire de cette descente de l’Essence dans l’Acte : « Considère la ligne sur laquelle tombe le trait du lâm (ل) : le “tronc” de l’alif (ا) y atteint son extrémité, et le mîm y commence sa croissance pour descendre ensuite de la plus excellente constitution jusqu’au plus bas des êtres bas[10], le point final de la “racine” du mîm (م). » Le lâm reprend en effet le tracé de l’alif en terminant par une courbe en forme de demi-cercle décrite en ces termes : « Il devient ainsi un hémisphère sensible exigeant un hémisphère intelligible, les deux formant une sphère complète. »[11] Cette lettre dessine donc la descente de la transcendance que représente l’alif vers le seuil de l’existence, symbolisé par la ligne sur laquelle les lettres sont tracées. Ce mouvement par lequel l’Essence première se tourne vers l’existence fait alors écho à celui par lequel l’Un, chez Plotin, déborde de son unité pour venir engendrer l’Intellect, ou dans le langage islamique d’Ibn Arabî, au mouvement par lequel les attributs divin donnent naissance à la création. Le trait vertical du lâm renvoie donc à la descente de l’attribut divin vers les êtres qu’il engendre, dont la partie sensible est matérialisée par le demi-cercle qui achève la lettre, et la partie intelligible par son prolongement invisible qui formerait un cercle complet.[12] Cette partie inférieure du lâm, située entre le sensible et l’intelligible, peut être rapprochée de la troisième hypostase plotinienne, l’Âme, qui est le principe animant les réalités sensibles dans un mouvement d’imitation de leurs formes intelligibles.[13] Enfin, le mîm composé d’un cercle et d’un trait qui se prolonge sous la ligne vient quant à lui symboliser la descente finale vers devenir[14], dessinant ainsi la manière dont la perfection des Idées vient mourir en s’actualisant dans une matière mouvante et corruptible.
L’interprétation akbarienne du mystère des lettres isolées permet donc de décrire le processus de Création ainsi que son unité sous jacente, en des termes qui laissent paraître la profonde influence platonicienne qui parcourt la pensée d’Ibn Arabî. Platon et le Coran apparaissent alors chez « le plus grand des maîtres » comme deux voies qui, s’éclairant mutuellement, mènent à une même vérité ontologique, l’une par la spéculation, l’autre par la révélation. ‘Ibn Arabî peut ainsi affirmer que « celui qui récite Alif-Lâm-Mîm selon cette réalité essentielle et ce dévoilement est présent par le Tout, pour le Tout, avec le Tout. Il ne reste plus aucune chose qu’à cet instant il ne contemple. »[15]
Mattis Jambon
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[1] Adjectif dérivé de Shaykh al-akbar, « le plus grand des maîtres », l’un des surnoms d’Ibn ‘Arabî.
[2] Plotin, Traité 32 (Ennéades V-5), chapitre 6, dans Traités 30-37, Paris, GF Flammarion, 2006.
[3] Abdul Haq Ansari, « Ibn ’Arabī : The doctrine of waḥdat al-wujūd », Islamic Studies, vol. 38, No. 2, 1999, p. 161.
[4] Ibid., 168.
[5] Ibn ‘Arabî, Les chatons des sagesses et les demeures des paroles, traduction: Paul Ballanfat, Paris, L’Eclat, 2020, p. 102-104.
[6] Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam, Dervy, Paris, 2008, p. 36.
[7] Ibn ‘Arabî, « La religion de l’Amour » dans L’interprète des désirs, Traduction : Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 2012, p. 147.
[8] Ibn ‘Arabî, « La science des lettres » dans Les illuminations de la Mecque, traduction: Michel Chodkewicz, Paris, Albin Michel, 2008, p. 256.
[9] Ibid., p. 257.
[10] Ibid., p. 254-255.
[11] Ibid., p. 256.
[12] La lettre lâm est assimilée par Ibn Arabî à un union entre l’alif pour sa partie supérieur et de la lettre nûn (ن),N, dont il établit plus haut dans Les illuminations de la Mecque (op. cit., p. 252) que : “Le nûn représente la moitié de l’univers, le monde de la composition et la moitié de la sphère qui nous apparaît de l’ensemble de la sphère. L’autre moitié est le nûn intelligible situé au dessus du nûn. […] Mais Dieu a occulté ce nûn spirituel auquel l’existence doit sa perfection.”
[13] Plotin, Traité 33 (Ennéade V-5), chapitre 2, dans Traités 30-37, op. cit.
[14] Ibn ‘Arabî, « La science des lettres », op. cit., p. 255.
[15] Ibid., p. 256.