Rita Gombrowicz : « Pour Gombrowicz, tout écrivain est un exilé de l’intérieur »

Bakakaï est un recueil de douze nouvelles et le premier ouvrage de Witold Gombrowicz. Il doit son titre énigmatique à la déformation du nom d’une rue en Argentine. Publié une première fois en 1933, il reçut une critique mitigée et Gombrowicz dut subir un procès en « immaturité ». Il s’agit pourtant d’un livre fondateur puisqu’il a décidé de la trajectoire littéraire qu’a prise Gombrowicz et qui le décida à se lancer dans la rédaction de son classique Ferdydurke. Ces nouvelles, à la lisière du fantastique, du grotesque et de l’humour noir, et comportant toutes des éléments autobiographiques que les gombrowicziens sauront reconnaître, font l’objet d’une réédition chez Denoël à l’occasion des cent vingt ans de la naissance de l’auteur. Pour évoquer le grand homme et son œuvre, PHILITT a rencontré sa veuve Rita Gombrowicz, préfacière de cette réédition, légataire universelle et meilleure spécialiste de l’écrivain, elle-même auteur de Gombrowicz en Argentine et Gombrowicz en Europe.  

Avec la participation de Mariola Odzimkowska

PHILITT : Bakakaï, paru en 1933 en Pologne sous le titre Mémoires du temps de l’immaturité, a connu un parcours éditorial mouvementé. Quelles en ont été les raisons ?  

Rita Gombrowicz : Il s’agit du premier livre de mon mari, publié à compte d’auteur, à partir des fonds mis à disposition par son père. Au moment de la parution de son livre, Gombrowicz était dans l’incertitude, on pourrait presque dire l’immaturité, quant à la valeur littéraire de cet ouvrage. Il craignait la critique et le milieu des écrivains, qui étaient très dynamiques en cette période de l’entre-deux-guerres où la Pologne jouissait enfin de la liberté d’expression et où les débats entre intellectuels dans les cafés étaient l’une des passions nationales. Pour s’excuser de l’imperfection de son premier livre, Gombrowicz a écrit une préface, qu’il a intitulée « Explication sommaire », dans laquelle il explique qu’il ne faut pas lui tenir démesurément rigueur de ses défauts en raison de sa jeunesse. Cette préface était maladroite car il mettait par-là en évidence, auprès des lecteurs, les faiblesses de l’ouvrage. Un critique très connu en ce temps, Juliusz Kaden-Bandrowski, s’est moqué de ces nouvelles excentriques qui n’étaient pas vraiment dans le goût de l’époque. Gombrowicz en a été très blessé ; l’immaturité est alors devenue la bataille de sa vie et a constitué le thème principal de son premier roman, Ferdydurke. C’est à ce moment-là qu’il s’est révélé à lui-même. Quant au recueil de contes, il n’a jamais été réédité sous sa forme initiale ; il a été corrigé et enrichi en 1957 dans une nouvelle édition et sous un nouveau titre, Bakakaï, cette fois sans préface.

Cela a-t-il été le point de départ des critiques qu’il adresse, par le rire et le ridicule, dans ses œuvres ultérieures aux conventions sociales et aux valeurs familiales, religieuses, aristocratiques… ?

Il portait cette irrévérence en lui depuis ses années d’enfance. C’était un cadet de famille de l’aristocratie terrienne, protégé et choyé par sa mère mais aussi pris pour cible par ses camarades à l’école. Son frère aîné lui a alors conseillé de s’entourer de petits camarades campagnards et costauds, ce qu’il a fait, et il est devenu le chef de la bande. C’était une mise en scène pour se défendre de sa faiblesse. On retrouve cet élément dans Ferdydurke, qui est une réponse à ces attaques, par la mise en relief de ses faiblesses derrière les thèmes de l’immaturité et de la forme. Il y décrit par exemple la cohabitation, au sein d’un même foyer, de plusieurs classes différentes (l’aristocratie, les serviteurs, les paysans) qui ne doivent pas se mélanger, sous peine de voir l’ordre établi complètement bousculé. L’un des personnages, Mientus, développe une idée fixe pour les valets de ferme et cela est directement issu de l’enfance de Gombrowicz. Ce dernier a beaucoup observé le monde des seigneurs et celui des serviteurs, il trouvait cette hiérarchie injuste et a senti toute la puissance du travers social lié à cette séparation. Dans son Testament, il évoque ainsi la « beauté » du serviteur au visage impassible sous la pluie. Il a fréquenté toute sa vie les quartiers pauvres, qu’il appelait les « bas-fonds ». Cela a donné la nouvelle « Dans l’escalier de service », dans Bakakaï, qui décrit les assauts libidineux d’un bourgeois pour les domestiques. Gombrowicz avait décidé de ne pas la publier dans la première version du recueil, par égard pour son père qui finançait le projet. Il craignait que ce dernier ne reconnût son fils dans ce personnage attiré par les classes sociales inférieures. Personne ne savait alors qu’il fréquentait ces quartiers et il tenait, d’après ce qu’il m’a dit, à préserver ce secret.         

Il y a un mystère Gombrowicz : on ne comprend jamais totalement les actes des personnages qui évoluent dans un monde absurde, étrange, à la lisière du fantastique. Cela explique éventuellement pourquoi son œuvre, inclassable, peut être difficile d’accès pour les lecteurs.

Witold et Rita Gombrowicz à Vence en 1967

Lui-même ne savait pas bien pourquoi il s’est dirigé, dès les débuts de sa littérature, vers le grotesque et le fantastique démesuré, qui sont particulièrement remarquables dans son théâtre. Il se définissait lui-même comme « anormal ». Le connaissant intimement, je trouvais ce jugement quelque peu exagéré ; malgré tout, il y avait chez lui cette dose de folie, d’anomalie qui s’est traduite dans ses écrits par ce penchant pour l’absurde (bien que, dans sa préface à sa pièce le Mariage, il se distingue fortement de Beckett et Ionesco) et le bizarre. Il était en effet inclassable, il a écrit notamment : « Je n’idolâtrais pas la poésie, je n’étais pas excessivement progressiste ni moderne, je n’étais pas un intellectuel typique, je n’étais ni nationaliste, ni catholique, ni communiste, ni homme de droite, je ne vénérais ni la science, ni l’art, ni Marx – qui étais-je donc ? ». Pour lui, la première qualité de l’écrivain, après l’humour, est la distance, qu’il faut savoir garder pour préserver sa liberté et sa capacité de jugement.

Dans l’œuvre de Gombrowicz, l’homme est toujours en décalage par rapport au monde extérieur. C’est une constante dans l’intégralité de ses contes : le protagoniste n’est jamais là où on l’attend, il ressent le besoin de voir ailleurs et de fuir une situation donnée, comme ce fut le cas dans la vie de l’auteur lui-même. Gombrowicz est une sorte d’exilé permanent. Quelle importance accorde-t-il à l’exil dans son œuvre ?

Une importance très grande. Comme il le disait : un écrivain qui se respecte est forcément un exilé et tout d’abord un exilé de l’intérieur, qui prend ses distances avec sa famille et son cercle proche. Gombrowicz a connu le destin typique de l’homme de la première moitié du XXe siècle : le déraciné cosmopolite qui, venant de Pologne, s’est établi en Argentine puis en Allemagne et en France au gré des événements ou des opportunités.  

Dans l’une de ses citations, issue de ses entretiens avec Dominique de Roux et que vous reprenez dans votre préface, il indique qu’il voulait être « sur le papier, brillant et drôle et triomphant… mais avant tout pur. Purifié ». L’acte d’écriture était-il pour lui comme une catharsis ?

Absolument ! Il était guetté par la folie s’il n’écrivait pas. L’écriture clarifiait ce magma qu’il avait en lui, qu’il n’arrivait pas réellement à appréhender et qu’il appelait l’immaturité. C’était un éternel adolescent et il a abordé, dans son œuvre, ce nouvel aspect de l’homme qu’on ne mettait pas toujours en valeur et qu’on n’expliquait pas bien dans toutes ses ramifications à cette époque. L’adolescent restait un mystère et Gombrowicz l’a mis en lumière.

La société s’acharne à façonner les immatures (par le truchement des « tantes culturelles », des bonnes âmes) pour combler le vide sans forme qu’elle représente, ces derniers sont forcés de mettre un masque. Pouvez-vous revenir sur l’obsession qu’il avait concernant l’opposition entre jeunesse immature et monde adulte ? Le portrait qu’il fait de ces deux âges est nuancé.   

Pour lui, l’histoire d’une vie, c’est la lutte pour devenir plus adulte, plus accompli. C’est la recherche d’une forme de plus en plus définie et parfaite, la maîtrise de l’homme, contre l’injonction à vouloir rester jeune, à s’enfermer dans l’immaturité, ce que Gombrowicz appelait la « cuculisation » par néologisme. Il pique et dégonfle les personnes qui se prennent trop au sérieux pour montrer qu’il y a toujours de l’immaturité en eux. On le voit avec le personnage de Pimko ou le couple Lejeune dans Ferdydurke, notamment le personnage de la mère qui joue à être la plus progressiste possible et qui veut mimer sa fille, la jeune lycéenne moderne : « Rien ne vous attire plus vers la jeunesse qu’une lycéenne moderne. » Il développe l’idée de la différence entre les jeunes et les adultes par le biais de la culture. Il dit ainsi que la culture est un monde d’adultes, ce qui leur donnerait toute légitimité à dénigrer celui des jeunes et à dicter ce qu’ils doivent faire et penser. Or, pour Gombrowicz, la culture pourrait au contraire bénéficier de l’apport des jeunes, qui sont une force vitale et qui possèdent des choses que l’adulte a perdues en vieillissant. Il tenait compte du biologique. C’est la raison pour laquelle il me disait : « Yvonne [de Bourgogne, la pièce de théâtre], c’est avant tout biologique. » Pour expliquer le caractère maladivement timide de la mutique princesse Yvonne, il m’avait avoué s’être inspiré d’une jeune fille qui assistait aux réunions du comité des jeunes propriétaires terriens, dont sa sœur Rena était présidente, et qui ne sortait jamais un mot ; il se mettait à sa place par empathie. Il tient donc toujours compte de la biologie de l’homme, de son caractère et de son corps. On le voit bien dans la Pornographie avec le parallélisme entre le couple adulte et le couple d’enfants, le premier essayant d’influer sur le second et de le manipuler. Les adultes sont fascinés par la jeunesse biologique qu’ils n’ont plus, ils sont jaloux et c’est la raison pour laquelle ils infantilisent les jeunes. Je renvoie aussi au personnage de Pimko dans Ferdydurke, qui veut « cuculiser » les jeunes pour conserver sa domination sur eux. Witold m’a dit que lorsqu’il a atteint l’âge de quarante ans, il est passé directement à la grande vieillesse. C’était une boutade, car même à soixante ans, il paraissait toujours jeune et plaisait encore aux femmes. Pendant longtemps, d’ailleurs, en Argentine, on l’appelait « el Joven », « le jeune ».   

Cette balance entre deux âges se répercute aussi sur l’époque à laquelle il écrit ses premiers ouvrages, qui est une transition entre la Première Guerre mondiale et la Seconde. Comment s’est matérialisé pour lui ce passage à deux époques différentes et l’entrée dans une nouvelle modernité ?

En 1918, la Pologne est redevenue libre après cent vingt-trois ans d’inexistence. Toute la génération de Gombrowicz (Witkiewicz, Schulz…) s’est sentie libérée, la société a connu de nombreux remous, ce qui lui donnait ce côté vivant. Et cela a été similaire dans tous les pays qui se sont vu renaître après l’éclatement de l’empire austro-hongrois. Lui-même était un assidu du café Ziemanska, où se réunissait également le groupe d’avant-garde Skamander et qui dominait la vie littéraire en Pologne durant l’entre-deux-guerres. Ce cercle était composé des poètes Jarosław Iwaszkiewicz, Julian Tuwim, Antoni Słonimski, Jan Lechoń et Kazimierz Wierzyński. Gombrowicz, qui se tenait à l’écart de ce groupe influent, a réuni son propre cercle, à sa propre table. On peut supposer qu’il se tenait à l’écart car, premièrement, il ne voulait pas que son nom soit apparenté à des groupes et cercles littéraires précis. Et secondement, sa réflexion comportait une certaine profondeur apocalyptique, contrairement au groupe de Skamander. Esthétisme, spiritualité panthéiste naïve, culte des autorités, moralisation bourgeoise – on aurait aimé quelque chose de plus de la part de l’élite culturelle d’une nation qui, après plus d’un siècle, avait enfin retrouvé son indépendance et qui avait un énorme travail spirituel à accomplir. De ce point de vue, Gombrowicz, égal aux représentants du groupe Skamander dans la fluidité stylistique, et en même temps impitoyablement réflexif, ironique, était un contrepoids nécessaire.

Le groupe Skamander

Les contes et nouvelles sont comme des versions parodiques de romans policiers (Sherlock Holmes, Maigret…), de récits de voyage (Benito Cereno et Moby Dick de Melville, Arthur Gordon Pym de Poe…). Vous écrivez justement dans la préface à son théâtre que chacune de ses œuvres a été une parodie. Tout serait donc théâtre chez Gombrowicz ? 

Il l’a dit lui-même, toute son œuvre est théâtre. La parodie est une distance qu’on prend avec le sujet traité, elle permet de dégonfler le sérieux, comme je l’ai dit plus haut. Cela dit, quand on connaît bien Gombrowicz, on se rend compte que ses œuvres sont une sorte d’autobiographie. Le moindre élément de ses romans ou de ses pièces s’inspire de ce qu’il a vécu ou connu. Ainsi, vers l’âge de vingt ans, il s’est passionné pour les questions de marine. Comme il n’était pas apte au service militaire, il s’est dit qu’il écrirait quelque chose autour de ce thème-là. Il a commencé à se documenter et est devenu très savant dans toutes les questions techniques. On le voit bien à la lecture de ses contes. J’ai appris bien plus tard qu’il jouait beaucoup au malin dans sa jeunesse et qu’il prétendait avoir énormément navigué, ce qui expliquerait son niveau d’expertise. Un jour, on lui a présenté un marin professionnel qui a été très impressionné par ses connaissances. Mais il s’est fait flouer car Witold n’était pas marin pour deux sous. On retrouve cet élément dans le conte « la Goélette Banbury » où le capitaine du navire félicite son passager d’être un véritable loup de mer alors que ce dernier n’avait jamais navigué. Le tennis a été également pour lui une autre source de filouterie. Il s’était inscrit dans un grand club de tennis pour se familiariser avec les règles du jeu et ne pratiquait ce sport qu’avec des femmes pour être sûr de gagner. Si vous lisez ses livres, vous remarquez qu’y figure un vocabulaire lié au tennis relativement important, par exemple dans les Envoûtés, où il est intéressant de voir que ce sont, cette fois, les femmes qui remportent les matches. Enfin, dans la première version de son Opérette, les personnages étaient baptisés Père, Mère, Janusz (son frère), tous les membres de sa famille. J’ai lu ses contes en sa présence ; j’avais mes propres interprétations et je lui posais des questions sur tel personnage en lequel je pensais reconnaître un membre de sa famille ou un ami. Il me répondait : « Fais tes petites découvertes par toi-même. » Il ne donnait jamais ses sources, c’est moi qui les ai trouvées au fil du temps. J’ai maintenant une vision autobiographique de son œuvre, ce que je n’avais évidemment pas quand nous vivions ensemble. Je pensais, à l’époque, qu’il s’agissait seulement de parodies, car il appréciait beaucoup Melville, Conan Doyle… Finalement, c’est beaucoup plus qu’une simple parodie. Le conte « Aventures », par exemple, est le récit de ses souffrances pour devenir un adulte. Il y a une véritable analyse psychanalytique à faire de ce récit cauchemardesque autour d’un explorateur harcelé et persécuté par un Nègre blanc, qui l’enferme dans un œuf de verre et qu’il jette au beau milieu de l’océan, ballotté au gré des vagues et des tempêtes, comme s’il était le jouet du destin. Et tout d’un coup, le personnage échappe à cette situation, à cette malédiction du Nègre blanc et s’en va vivre d’autres aventures. Je suis étonnée qu’il n’y ait pas encore eu d’études psychanalytiques sur son œuvre, même si cela commence un peu à se produire en Argentine.     

On peut d’ailleurs se demander si ce Nègre blanc n’est pas une variation de la baleine blanche dans Moby Dick qui, elle-même, obsède et persécute le capitaine Achab.

C’est une interprétation intéressante en effet et qu’il faudrait creuser, les points communs étant nombreux : hormis la couleur blanche (on ne sait d’ailleurs pas exactement si le Nègre blanc est noir, le narrateur ne nous décrivant que ses pieds qui, eux, sont blancs), on note aussi cette obsession qui mène à la torture autant morale que physique et le fait, évidemment, que l’histoire se déroule sur une mer houleuse.    

Dans le conte « Philifor cousu d’enfant », que Gombrowicz reprend plus tard dans Ferdydurke, il imagine un duel entre Philifor, un « synthésiste », « professeur en synthésiologie », et son contraire, l’anti-Philifor, analyste, « docteur et professeur en Analyse supérieure ». Peut-on voir dans ce conte les prémices du combat de Gombrowicz contre l’intellectualisme, l’hermétisme, tous les mots en -isme, les théoriciens desséchés et ratiocineurs, qu’on retrouvera dans la figure « trop intelligente » de Borges dans Trans-Atlantique ?

Bien sûr, le combat contre les systèmes de pensée hermétiques a été l’un des grands combats de sa vie. Il met aussi en, avant, dans ces contes-là, la dualité de l’être humain, pour faire jaillir une vérité, la sienne. On retrouve cette critique dans Contre la poésie, qui est davantage une attaque à l’encontre de ceux qui se targuent d’être écrivains et poètes, qui versent, en purs poètes de « la poésie pure », dans l’excès de mauvais vers et de mots poétiques qui fatiguent, comme c’est le cas d’une « assiette de sucre » qui dégoûterait les amateurs de sucre. Il était malgré tout grand poète. Dans son Journal, il a composé d’extraordinaires poèmes en prose, dont l’un en italiques (quand il se rend en voyage à Goya) pour montrer qu’il est lui aussi poète.

Il avait un rapport complexe avec son pays natal, la Pologne. Il écrit ainsi dans son Journal : « Le culte de la création n’a jamais fleuri chez les Polonais. Cette nation, toujours fécondée, jamais fécondante, qui a si peu apporté à la culture universelle, ne s’est jamais sentie créatrice, n’y a jamais rien compris. » Peut-on dire qu’il y a un rapport d’amour-haine avec la Pologne ?

On dit que les Polonais sont toujours précurseurs de tout, même dans l’autodénigrement. Il y a en effet chez lui un sentiment ambigu, un amour double. Dans Trans-Atlantique, il parodie l’épopée Pan Tadeusz d’Adam Mickiewicz, le grand poète national canonique. C’est aussi un coup porté à l’encontre des Polonais et de leur vice, non pour les tirer vers le bas mais bien pour les réveiller. Il y a chez les Polonais un culte du martyr messianique qui se sacrifie et conduit les autres vers la liberté ; pour eux, et particulièrement à l’époque romantique, la Pologne est vue comme l’avenir, l’avant-garde de l’Europe. Gombrowicz rompt avec cette vision et demande à voir les choses telles qu’elles sont réellement, pour conduire la Pologne sur un autre chemin et aiguiser le sens critique des Polonais. L’objectif est de leur éviter de tomber en admiration et en idolâtrie vis-à-vis de leur propre pays, ce qui tuerait dans l’œuf tout esprit critique ; ils font partie d’un ensemble, d’une histoire et ils doivent en être conscients, sinon cela risque de leur nuire. La Pologne n’est pas intouchable et sacrée, il faut instituer un rapport plus sain au pays. Il était lucide sur l’état de son pays, sur son côté rustre, et ne craignait pas de porter son regard sur la boue, comme on peut en trouver en ce moment en Ukraine et je regrette qu’il ne soit pas avec moi maintenant pour assister à ce qui se passe là-bas. Il dressait une comparaison entre les Polonais et les nations plus éduquées et avancées. Il dit ainsi, dans Souvenirs de Pologne, à son retour de France, qu’il regarde « le monde gris de Varsovie » ; il prend le tramway et remarque qu’ici, tout n’est pas beau, que l’ambiance est morose, que les gens sont tristes, alors que la vie à Paris est plus florissante et joyeuse. J’ai connu Paris en 1958 et effectivement, il y avait une joie de vivre et une élégance à cette époque qu’on ne connaît plus maintenant. Aujourd’hui, Paris est elle aussi devenue grise et les gens s’habillent de la même manière, dans une uniformité un peu déprimante. Regardez les femmes qui se vêtent comme les hommes, en pantalon et doudoune… Gombrowicz avait une honnêteté impitoyable, une lucidité pénétrante vis-à-vis de lui-même et des autres. C’est également une personne qui se situait toujours dans un rapport de hiérarchie. Quand de jeunes poètes lui rendaient visite, il leur demandait qui était le plus grand écrivain du monde, puis le deuxième et le troisième. Il fallait évidemment commencer par citer Gombrowicz, surtout devant Borges. Son monde était donc très hiérarchisé et il souffrait beaucoup d’appartenir à une culture qu’il qualifiait de secondaire, inférieure par rapport aux grandes nations culturelles que sont la France, l’Angleterre etc. Il se demandait toujours que faire pour être le premier, pour dépasser celui qui est devant. Par exemple, il se sentait furieux qu’on le qualifiât d’aristocrate et il était capable d’écrire des lettres incendiaires pour le réfuter. Il faut dire qu’il existe en Pologne différentes catégories de nobles : il y a d’abord les magnats (la seule véritable aristocratie de sang) et ensuite la noblesse terrienne, sans titres (parfois, des villages entiers étaient anoblis pour qu’ils puissent se battre sur le champ de bataille). C’est tout à fait distinct. Gombrowicz appartenait à la noblesse terrienne, non aux magnats.

Tombe de Witold Gombrowicz à Vence

Même s’il parle de « misère asiatique », Gombrowicz reste polonais et façonné par la polonité. En quoi Bakakaï est-il représentatif de la littérature polonaise moderne ?

Je pense qu’il a apporté à la littérature polonaise le sens du grotesque, de la parodie, sur le modèle de la littérature anglo-saxonne qu’il adorait (Jonathan Swift etc.). La façon d’utiliser la langue (les néologismes, les jeux de style…) est également tout à fait nouvelle. Au bout de deux phrases, on reconnaît tout de suite son style inimitable. Plutôt que d’apprendre le polonais, je me fais décrire sa langue et ce, depuis cinquante ans. Je trouve cela plus stimulant. Il faut savoir déchiffrer ses néologismes, qu’il utilisait aussi dans la vie quotidienne. Witold me demandait souvent de trouver le diminutif de « petit chien » en français, mais cela n’existe pas, car le français ne peut pas combiner de mots comme le polonais ou l’allemand. En polonais, il y a de nombreuses variantes selon qu’on parle d’un petit chien abandonné, d’un petit chien heureux ; psina par exemple signifie « pauvre petit chien » et il avait baptisé ainsi son propre chien. Il avait créé pour lui le diminutif Psinkwick, mélange entre psina et Pickwick, du roman de Dickens, car il se promenait très souvent à Vence à l’instar de M. Pickwick et ses longues promenades solitaires. Il utilise également beaucoup la première personne du singulier, alors que la littérature polonaise avait plutôt recours, en règle générale, à celle du pluriel, dans une logique collective. Gombrowicz s’est concentré sur le « Je », le Moi, l’individualité. Quand le pays était oppressé (par l’occupation étrangère, les guerres…), il fallait se battre ensemble, l’individu n’était pas si important ; Gombrowicz, lui, a cerné quelque chose d’individuel. L’individu se réalise lui-même s’il se libère. La communauté peut être formatrice mais aussi déformatrice de cette individualité. Avec la venue de la modernité dans l’entre-deux-guerres, il a pu se focaliser sur le point de vue subjectif, l’analyse psychologique de l’individu. Cela s’est fait à contre-courant à chaque fois : contre le « nous » nationaliste et patriote, mais aussi, plus tard, contre le « nous » communiste, contre celui de Sartre. Bruno Schulz a eu recours au « Je » également mais le sien est plus onirique, plus fantasmagorique, alors que celui de Gombrowicz est plus marqué. Mais les deux se rejoignent. Ce n’est pas pour rien que Gombrowicz, dans la préface à son Journal qu’il a rédigée à la demande d’Henryk Giedroyc, directeur de la revue Kultura, a écrit : « Lundi. Moi. / Mardi. Moi / Mercredi. Moi. / Jeudi. Moi. »

Est-ce à la Pologne, où il se sent à l’étroit, qu’il pense quand il dénonce le rapetissement (qu’on lit dans « le Rat » par exemple) ?

Gombrowicz répondrait qu’il n’est pas un écrivain symboliste. C’est une interprétation valable, mais on pourrait en avoir d’autres. Là encore, il y a un aspect autobiographique. J’ai appris qu’il possédait, adolescent, des rats blancs. Il les portait avec lui pour effrayer les domestiques, notamment la cuisinière Adela. Il se peut d’ailleurs qu’il ait eu une liaison avec elle, de qui il disait que c’était une petite femme très intelligente. À titre d’information, c’est elle qui a trouvé les derniers mots de Ferdydurke ; quand il lui a annoncé qu’il terminait son roman, elle a répondu : « Et voilà, tralala, zut à celui qui le lira ! », formule qui clôt le roman. En polonais, la traduction littérale ressemblerait plutôt à ceci : « Ça suffit avec ça, celui qui le lira est un c** ! »   

Autoportrait de Bruno Schulz, 1919

On peut se demander si le personnage de Houligan, dans « le Rat », un révolté innocent mais qui perpètre, par renversement de valeurs, des assassinats « de noble allure » ne serait pas Gombrowicz lui-même, victime d’une société « à l’esprit étroit » représentée par le juge Scorrabini.

C’est possible. Mais j’ai une autre lecture : Gombrowicz a toujours eu à cœur de trouver le point faible chez une personne. Ce personnage de Houligan, qui est un géant très fort et dominant qui tue des dizaines de personnes par jour et fait penser à l’ogre du Petit Poucet, a tout d’un coup peur d’un rat. Ce sentiment est magnifiquement décrit, le géant se retrouve ratatiné alors qu’il semblait invincible. Toute personne a un point faible, parfois insignifiant, qu’il suffit d’exploiter.  

L’un des aspects les plus frappants de Gombrowicz est le besoin qu’il ressent de commenter son œuvre (dans ses essais, son journal, ses préfaces). Il dit ainsi : « Je dois devenir mon propre commentateur, mieux encore mon propre metteur en scène. Je dois forger un Gombrowicz penseur, un Gombrowicz génie, un Gombrowicz démonologue de la culture et encore beaucoup d’autres Gombrowicz indispensables. » Là encore, cela peut être motivé par sa volonté de ne pas entrer dans une case spécifique mais aussi par ce besoin d’affirmation de l’individualité évoquée plus haut.  

C’est aussi lié au fait que, à chaque fois qu’il commençait à être connu ou reconnu quelque part, un événement survenait et le faisait disparaître avant qu’il ne réapparût, tel un phénix renaissant de ses cendres. Ce fut le cas par exemple quand il a quitté la Pologne pour l’Argentine en 1939 ; le séjour était censé être provisoire mais la guerre a été déclarée au même moment et il a dû rester là-bas, où il n’était rien ni personne. Pendant des années, son œuvre n’a pas été accessible car elle n’était pas traduite en espagnol. Il était habitué à la défendre et l’expliquer auprès de publics qui ne le connaissaient pas. La traduction de Ferdydurke en espagnol est d’ailleurs assez gombrowiczienne : Witold parlait un espagnol scandaleusement mauvais, qu’il avait appris auprès de voyous sur les bancs publics, et s’était entouré d’Argentins qui ne parlaient pas le polonais pour traduire le livre ! Il s’est toujours vu à travers un miroir et a été son propre commentateur. Quand on regarde ses manuscrits, on remarque qu’il rédigeait des articles critiques de son œuvre, qu’il souhaitait faire publier sous la signature d’autres critiques.

Witold Gombrowicz en Argentine

« Que voulez-vous ? Mon livre n’a toujours pas été lu. Célébré, certes, commenté, acheté (gros succès), mais pas lu, vous comprenez ? » (in Entretiens avec Dominique de Roux). Quel écho a-t-il aujourd’hui ? Le lit-on toujours ?

Je crois qu’il n’a pas la réception que son œuvre mérite. Il a été un précurseur, un avant-gardiste et ce n’est que maintenant qu’il pourrait correspondre à la mode du moment, si tant est qu’il soit diffusé et lu de nouveau. Il a été très connu dans les années soixante à quatre-vingts, on pensait à lui pour le prix Nobel. Mais aujourd’hui, on ne joue plus son théâtre et il est moins lu. Tous les écrivains subissent des vagues. Mais l’ère Gombrowicz devrait arriver. Un important travail éditorial a été réalisé pour que toute l’œuvre de Gombrowicz soit enfin lue en français dans son intégralité. Malheureusement, il n’est jamais entré en Pléiade, ce qui aurait pu l’aider. Gallimard aurait fait une enquête de marché et aurait conclu qu’un tel volume en Pléiade n’aurait pas eu beaucoup de succès. Ce n’est qu’une question d’argent. Gallimard est le roi Gnouillon dans « le Banquet ».  

Quelles célébrations sont prévues pour les cent vingt ans de sa naissance ?

Dans chaque pays où vit une présence gombrowiczienne, les lecteurs s’organisent. Il existe deux musées Gombrowicz : l’un en Pologne, dans l’ancienne propriété de son frère, et l’autre à Vence, qui est une filiale du premier. De nombreuses célébrations sont prévues en Pologne : un prix sera décerné cette année et un gala organisé dans le cadre du festival « les Envoûtés » ; on pourra voir aussi un opéra, monté à partir de l’Histoire et du Mariage. Les instituts polonais du monde entier participent aux festivités. En France, la Bibliothèque polonaise a organisé un cycle d’événements, avec une exposition l’année prochaine. Il y en aura à Vence, en Argentine… Sans compter les traductions dans de nouveaux pays. À l’occasion de cet anniversaire, j’ai relu tout Gombrowicz et je me suis de nouveau passionnée pour son œuvre. Cela fait cinquante-cinq ans que je vis avec elle. Et ce que je peux en dire, c’est qu’on ne s’ennuie jamais en la lisant. On s’amuse toujours d’une façon subtile.  

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