La société de l’avenir d’après Auguste Comte : une parousie positiviste

Il est des partis pris qui ne laissent pas d’être confortables, comme celui de réduire la pensée comtienne aux arides méditations scientifiques du Cours de philosophie positive (1830-1842). On se méprendrait, cependant, en oblitérant le tournant quasi eschatologique qui s’opère à partir du Discours sur l’ensemble du positivisme (1848). Avec un aplomb monstre, notre philosophe prophétise l’imminence d’un nouvel ordre social en Occident, bientôt étendu à l’échelle de l’humanité, de laquelle il s’arroge pudiquement le titre de « grand prêtre ».

Auguste Comte (1798-1857)

Qu’est-ce qui décide Auguste Comte à prêcher la réorganisation de la société sous l’autorité des savants ? Difficile de le comprendre en faisant l’impasse sur les deux grandes idées qui structurent son système : la loi des trois états et la classification des sciences. La première désigne le devenir historique de l’esprit humain, décomposé en trois moments successifs : théologique (fictif), métaphysique (abstrait), scientifique (positif). Dans l’état théologique, l’esprit explique le monde au moyen d’agents surnaturels ; l’état suivant est essentiellement transitoire, dans la mesure où il se contente de les remplacer par des entités abstraites ; dans sa phase finale, celle vers laquelle le siècle de Comte s’achemine, l’esprit fait œuvre d’humilité en renonçant aux oripeaux des connaissances absolues, et s’efforce de dégager les lois qui lient les phénomènes entre eux. Par ailleurs, Comte a établi un modèle antiréductionniste des sciences d’après un ordre de complexité croissante : mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie. Mais seule la dernière, dont la fondation présuppose des conditions historiques déterminées, participe réellement de l’état positif : sans la révolution industrielle, sans la Révolution française, le fonctionnement archaïque de la société répugnerait aux lois générales, dont la connaissance est pourtant nécessaire en vue d’une réforme sur des bases scientifiques. Ainsi, la doctrine comtienne promet solennellement de régénérer l’humanité, mettant fin pour de bon aux crises politiques du XIXe siècle – autant d’impatientes lamentations caractéristiques des interrègnes spirituels.

Jetant un coup d’œil rétrospectif sur les grands dogmes du passé, notre théoricien avance que son positivisme est seul capable d’harmoniser les trois aspects – affectif, spéculatif, actif – de l’existence humaine. Dans les mythes et les représentations polythéiques de l’Antiquité, les affects prédominent, de même que le Moyen Âge, en faisant la part belle à la scolastique, est subjugué par la spéculation – déséquilibre qui rend ces deux périodes incapables d’embrasser la praxis sociale dans toute son amplitude. Leur conciliation est pourtant requise, puisque le sentiment est aveugle sans la raison, tout comme l’intelligence se perd dans les nuées quand elle n’est pas mise au service du cœur. Or, le problème n’est toujours pas résolu dans les premières décennies du XIXe siècle : encore empêtrée dans le régime métaphysique des Lumières, cette époque post-révolutionnaire ne sait penser le progrès autrement que par des valeurs abstraites, et le mépris tenace qu’inspire le catholicisme rend chimérique l’espoir qu’une fraternité accomplie puisse un jour régir la société. Tel est le mérite de Comte d’avoir résolu la tension séculaire entre vie affective et vie spéculative en les subordonnant au primat de la vie active : afin d’y édifier un monde conforme à sa situation historique, l’esprit positif se donne pour seul principe l’amour universel, grâce à quoi, au lieu de s’égarer dans des réflexions oiseuses, il ne s’attelle plus qu’à la découverte des lois qui gouvernent la nature et la société.

Femmes et prolétaires

Si les philosophes convertis au positivisme tiennent les rênes de la future société, leur magistère n’aboutit pas tout à fait à une oligarchie de l’intelligence, puisque les prolétaires sont eux aussi placés sur un piédestal. Préservés de l’instruction pernicieuse du temps, leur pureté morale les fait naturellement tendre vers le bon sens et l’utilité générale. Le prolétaire, « philosophe spontané », devient l’auxiliaire décisif du philosophe, lui-même « prolétaire systématique ». Au vrai, Comte est d’avis que les occupations journalières du prolétariat, centrées sur la répétition de tâches identiques, en fait la classe sociale la plus apte à recevoir l’enseignement philosophique : l’absence de responsabilités et des ambitions concomitantes qu’elles font naître chez l’entrepreneur, procure à l’ouvrier une disponibilité spirituelle qui lui offre le luxe de pouvoir méditer tout au long de sa journée de travail. Son sens spontané du social, d’autre part, le consacre comme la principale force régulatrice de l’opinion publique. Toutefois, les prolétaires n’ont aucun droit d’outrepasser leur condition initiale d’auxiliaire : ils doivent se contenter de soutenir et de diffuser une opinion dont les philosophes sont les maîtres absolus. Dans le monde positiviste, le prolétariat paye donc au prix fort son idéalisation morale : auréolé socialement, il se retrouve, instrumentalisé par les savants, pieds et poings liés dans la pratique.

New Harmony (Indiana), ville utopiste imaginée par Robert Owen

D’un revers de main notre réformateur balaie le mirage de la souveraineté populaire. Si Comte reconnaît néanmoins la noble inspiration du « communisme » (terme générique qui amalgame toutes les théories sociales de l’époque), il reste que, préoccupé par l’ordre et hanté par l’anarchie, il faut d’après lui envisager des réponses morales, non des solutions politiques. Ici se manifeste l’un des contrastes les plus saillants avec le marxisme : la force du prolétariat, pour Comte, n’est pas économique mais spirituelle ; c’est pourquoi, partisan d’un système d’économie capitaliste, il fait de la production et de la propriété des richesses l’apanage du « patriciat » constitué des industriels et des financiers. En sorte que le « système d’éducation générale » destiné aux prolétaires de la naissance à la majorité, loin de les initier à la dialectique du matérialisme historique, vise à les former dans les sciences comme dans les arts, en développant chacune de leurs facultés individuelles et sociales. La confiance envers les qualités humaines des prolétaires est telle que Comte préconise de confier, le temps de la transition vers la société positiviste, un pouvoir dictatorial à ses trois membres les plus éminents. Cependant, son accent paternaliste omniprésent interdit d’y voir une « dictature du prolétariat » : l’exemplarité morale des prolétaires est précisément cela même qui les empêche d’exercer de réelles fonctions politiques.

Une ambivalence similaire se répète vis-à-vis des femmes : leur glorification, loin s’en faut, ne doit pas se confondre avec la promesse d’une prochaine autodétermination. Leur rôle dans la future société est néanmoins crucial, en raison de la tripartition de notre constitution morale : si la raison est la prérogative des philosophes, l’activité celle des prolétaires, c’est chez les femmes que le sentiment atteint son point d’orgue. De par leur complexion foncièrement sentimentale, elles combleront d’une énergie revivifiée les carences des « nouveaux philosophes », trop systématiques par nature. Certes, leur « tendance à faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité » pousse Comte à en faire les premières éducatrices, et à instituer un culte privé et public en leur honneur. Seulement le monde est ainsi fait qu’il faut lutter pour vivre, et partout l’on voit la force prendre le pas sur l’affection. À l’homme la vie publique revient de droit, et la femme, quoique force subsidiaire essentielle au pouvoir modérateur, se retrouve dans les faits confinée à l’économie domestique du foyer. Mais là n’est pas l’important : l’attrait des femmes pour le Moyen Âge, note Comte, s’enracine dans la subordination de la politique à la morale, du temporel au spirituel, non dans les mœurs chevaleresques ou l’amour courtois ; or là où le catholicisme ne conçoit qu’un salut individuel, la spiritualité positiviste, à travers la déification de l’Humanité, exige le souci constant d’autrui, ce qui sied davantage à la condition féminine.

Culte de l’Humanité

Temple positiviste à Porto Alegre : « L’amour pour principe, l’ordre pour base, le progrès pour fin ».

D’un esprit philosophique le positivisme s’est transformé en programme politique, pour atteindre maintenant son apothéose en devenant religion. Et toutes les forces vives de la civilisation régénérée (philosophes, femmes, prolétaires, artistes) sont conviées à la grand-messe ! Car contrairement à ce qu’une interprétation hâtive laisserait croire, la religion positiviste n’est pas une religion de la science, pas plus qu’un culte de la raison. C’est en revanche un culte de l’Être suprême : Comte a coutume d’employer la notion de « Grand-Être » comme synonyme d’Humanité, ce qui ne laisse pas de surprendre au vu de ses réticences contre les entreprises républicaines en matière de religion. S’il se place dans le sillage de la Révolution en éliminant Dieu, ce n’est pas pour engendrer une nouvelle abstraction déiste : au contraire, le Grand-Être fait ressortir la dimension concrète, charnelle, biologique de l’Humanité. Cette dernière se présente ainsi comme un immense organisme, prodigieusement composé, indissociable du milieu terrestre dans lequel il puise ses ressources. Plus précisément, Comte y distingue deux ordres de fonctions, les unes d’activité, les autres de liaison : si seules les parties séparables de cet organisme sont réellement agissantes, l’efficacité de leurs opérations dépend de leur combinaison. Dans l’organisme individuel les fonctions d’activité correspondent à l’appareil nutritif, celles de liaisons à l’appareil nerveux, mais dans le Grand-Être cela fonde la distinction des pouvoirs temporel et spirituel, l’un prenant en charge la vie matérielle, l’autre, purement modérateur, veillant à l’harmonie des éléments pour y garantir la sociabilité et le progrès.

Tant sur le plan organique que moral, le Grand-Être est irrémédiablement limité par sa finitude : non seulement il dépend des nécessités extérieures, mais il ne peut se réaliser qu’à travers l’histoire. Ce n’est nullement une divinité transcendante qui est ici célébrée, mais l’effort collectif des générations successives pour accomplir l’Humanité. En plus d’être naturellement soumis aux lois biologiques, la structure du Grand-Être a ceci de spécifique qu’elle est assujettie aux lois de la sociologie. Congédiant pêle-mêle les mystères des Écritures et la religion naturelle des Lumières, Comte souhaite rendre accessible la nature de l’Être suprême au vulgaire, en la faisant reposer sur des notions exactes et objectives. Par conséquent, le culte de l’Humanité cherche moins à instituer un nouveau Dieu qu’à établir une profonde rupture avec la religion traditionnelle : la vénération de l’ancienne déité, absolue et impénétrable, ne pouvait qu’être motivée par la crainte ou l’intérêt personnel, et conduisait fatalement à un rapport de maître à esclave. Mais cette aliénation disparaît sitôt que les hommes connaissent scientifiquement l’entité qu’ils adorent et dont ils font partie intégrante. Ainsi, l’Humanité élève l’homme individuel en l’appelant chaleureusement à participer à la grande œuvre commune, et l’on comprend que le sens ultime de la religion positiviste, avec ses rites et ses sacrements, n’est pas théologique mais anthropologique. Rien de bien surprenant, en définitive, que l’invention du terme « altruisme » soit dû à la plume de Comte dans l’élaboration de son Catéchisme positiviste (1851).

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