« Eugène Onéguine » : Pouchkine en peintre de la vie moderne

Œuvre virtuose à la sève poétique intraduisible, forgée à la croisée des titans apolliniens, rimée comme La Divine Comédie (1321) et en grand mètre iambique comme Le Paradis perdu (1667), Eugène Onéguine (1833) est un évangile du moderne. Reprise un peu moins de 50 ans plus tard par Tchaïkovsky, compositeur sur l’Olympe de la musique russe, l’œuvre est baptisée Scènes lyriques en trois actes et sept tableaux (1879), donnant vie aux passages clés de l’œuvre originale, et pourvoyant par-là même, à l’usage de la culture populaire, d’un missel du moderne. Eugène Onéguine est aujourd’hui en Russie l’œuvre la plus emblématique à la fois de Pouchkine et de Tchaïkovsky, et sa longévité nous interroge sur la durabilité des codes socioculturels établis à l’aube du XIXe siècle.

Alexandre Pouchkine (1799-1837)

Eugène Onéguine, édification archétypale de l’individu urbain moderne, oisif et piquant, abat sans vergogne toutes les structures traditionnelles et, en premier lieu, celle de l’écosystème rural. Pouchkine nous présente un jeune homme bien né, fraîchement émancipé, pressé de foncer au rythme des attelages là où l’imminence de l’événement l’appelle. Ce n’est que lassé par le vide tumultueux de la vie mondaine et brûlant du désir d’accomplir, d’être et de devenir propre au jeune romantique, que celui-ci choisit paradoxalement de se soustraire au tourbillon des villes pour redécouvrir et embrasser la profondeur et l’amplitude du monde rural, dans le confort bien entendu de son domaine familial.

Eugène est maître dans l’art de la conversation et se distingue avant tout par une forme d’avarice. Il observe d’abord, il juge, évalue, et puis donne la répartie. Cruel, il ne frappe que quand son vis-à-vis a déjà baissé sa garde. Onéguine, réservé, urbain, jeune et lustré par les vices du mondain, est paré de tous les instruments destinés à perdre la jeune fille idéale, pure, belle et innocente. Rongé par la fierté, étranger à la foi, mais toujours vêtu selon les derniers codes et modes, il a chez lui, dans son appartement pétersbourgeois, tous les instruments du dandy, toutes les formes et longueurs de peignes, de ciseaux et de limes, une variété de parfums, d’autant plus considérés qu’ils sont importés et exotiques (c’est-à-dire venus du cœur de la civilisation : Paris, Bruxelles, Amsterdam et leurs marchandises) pour une Russie encore « à l’état sauvage ».

Il n’a pas le tempérament nécessaire  pour mener une lecture à son terme, il est nourri de citations éparses mais utiles en société, d’éclats de savoir pour le prêt-à-penser tapageur, il est dévoré par l’impatience et déteste son incapacité à produire, à réinstaller dans son âme le rossignol de l’inspiration. Toutes ses tentatives sont des brouillons avortés, raturés et sans suite. Son portrait dressé est un requiem enthousiaste scandé des cloches d’une fatalité déjà annoncée : Eugène est parfaitement armé, il est lui-même l’arme du moderne qui détruira les fragiles délices de l’ancien monde se tenant encore debout sur son passage.

L’œuvre est aussi une vaste fresque de toutes les figures du moderne, sans non plus oublier la désertion du père, qui partout brille par son absence, et la figure initiale de substitution de l’oncle, aux coutumes dépassées. L’action reflète la nouvelle vitesse de la vie, des déplacements, laissant présumer de l’arrivée prochaine des véhicules à moteur, abandonnant derrière eux les laissés-pour-compte de la modernité : les anciens, les purs, les pauvres et les romantiques.

L’errance ontologique d’Onéguine

Onéguine, ayant saisi et fait lui-même les frais de son romantisme juvénile, adapté par la force des choses à la violence des nouveaux rapports sociaux dictés par le ton bourgeois, s’apprête à tomber sur sa nouvelle proie, Tatiana, tout en y ajoutant une victime collatérale en la personne du jeune poète romantique, Lensky. Onéguine tue ce dernier dans un duel parti d’une querelle futile, mais dont il est lui-même coupable d’avoir livré le prétexte : agacé par la répétition sous sa forme provinciale des travers de la vie pétersbourgeoise, Eugène choisit délibérément de s’amuser en charmant Olga, fiancée de Lensky, pour semer le trouble et la discorde à des fins purement récréatives, le tout au bal donné pour l’anniversaire de Tatiana, seule, triste et frustrée d’être ignorée par Onéguine, à qui on sait pourtant qu’elle a avoué son amour. Retranché dans sa fierté et incapable de faire amende honorable en présence d’une compagnie nombreuse, il refuse à Lensky des explications, qu’il tient pour des enfantillages, et se sent ultimement tenu de relever le gant jeté. Il abattra donc Lensky sans vraiment l’avoir voulu, mais guidé par l’enchaînement terrible des inconséquences de sa légèreté.

Eugène Onéguine, Lidia Timoshenko (1903-1976)

Ayant détruit derrière lui sa vie mondaine, puis ses bucoliques, le héros s’engage logiquement sur les routes du voyage, qu’il épuise de sa substance tout aussi rapidement, et mis au pied du mur par le vide béant de son existence, honteux et résigné, il se décide à regagner la capitale pour renouer avec la seule note de sens de son ontologique errance : les fêtes. Habité de la haine de soi, Onéguine voit en lui-même un vieux garçon (il s’écoule huit années entre les premières scènes et l’ultime bal, Onéguine et Lensky ayant donc dix-huit ans au début, et Tatiana sans doute un peu moins) bon à rien, formé à aucun métier, taciturne et meurtrier par-dessus tout. Cette atmosphère si moderne est magistralement rendue par le monologue d’Onéguine qui entame le dernier acte de l’opéra de Tchaïkovsky.

Ironiquement, toutes ces pensées sont aussitôt balayées d’un revers de la main lorsque qu’Onéguine croit apercevoir Tatiana, fleur éclose (elle doit avoir 24 ans, à ce moment), rompue aux mondanités, formée, sculptée des plus fines soies et pierres précieuses… après avoir été impitoyablement par lui brisée. Dos au mur, Onéguine croit trouver sa rédemption en acceptant l’inversion des positions avec Tatiana, et se prosterne honteusement pour tenter d’arracher le cœur d’une femme désormais liée par les vœux du mariage. Triste mais interdite, fidèle à un vieillard prestigieux (Gremine), Tatiana, toujours amoureuse d’Onéguine, exhorte ce dernier à disparaitre tandis que l’écho des pas du vieux général se rapproche du boudoir où ceux-ci exécutent une forme d’adieux tragiques précipités, sans ce dénouement antique qui pousse habituellement les héros à se soustraire à la vie. Ils sont soustraits à la vie heureuse.

Onéguine est définitivement architecte de sa propre perte, et de la perte de tout ce qui, autour de lui, avait une valeur intrinsèquement antique, tout ce qui était fragile et beau, et autrefois religieusement respecté. Pouchkine, trop grand pour les habits de son époque, d’exils en gloires glanées sur le court de chemin de son existence étonnamment prolixe, trace les contours d’un destin qu’il pressent et rédige à l’avance pour mieux continuer à régner sur la postérité, et battre à plates coutures la redoutable Léthé, muse de l’oubli : vivre en Onéguine, et mourir en Lensky.

François Mauld d’Aymée

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