Hippolyte Taine aux racines du jacobinisme 

Au début de la IIIe République, Hippolyte Taine, dans ses Origines de la France contemporaine (1876), entreprend de déterminer les causes profondes du marasme politique. La Révolution a dissous l’ordre établi : depuis, les régimes se succèdent comme si la France ne pouvait traverser une crise sans détruire ce qui la précède. Or, à l’origine de cette dissolution, il y a un concept : le jacobinisme, fondé sur les principes du Contrat social. Taine s’ingénie à montrer que ses racines intellectuelles se trouvent, d’une part, dans un style, une manière d’écrire et de penser propres à l’époque (l’esprit classique), et, d’autre part, dans un récit mythifié, mal compris, servi à outrance et au mépris de toute pertinence historique (le mythe de l’Antiquité). 

Hippolyte Taine (1828-1893)

Paul Hazard, dans les années 1930, a repéré dans le tournant du XVIIe et du XVIIIe une rupture fondamentale, qui aurait fait évoluer le classicisme et le modèle autoritariste du pouvoir royal, vers des idées plus modernes et libérales qui caractérisent le siècle des Lumières, tourné vers la valorisation de la science et de la liberté individuelle. Or, tel n’est pas le constat d’Hippolyte Taine, qui développe quant à lui la théorie de la continuité : la nouvelle conception du monde, issue de l’acquis scientifique, a merveilleusement épousé une forme fixe typiquement française, à savoir l’esprit classique. L’Ancien Régime tel que Louis XIV l’a façonné a abouti à une centralisation totale du pouvoir et plongé la haute aristocratie dans l’oisiveté : « Un état-major en vacances pendant un siècle, autour du général en chef qui reçoit et tient salon : voilà le principe résumé des mœurs sous l’Ancien Régime. » À la cour, l’aristocratie ne se distingue plus que par son présentéisme, elle est un ornement qui place le superflu au premier rang des choses nécessaires ; aussi atteint-elle, en même temps que l’extrême faiblesse, l’extrême urbanité, la plus grande délicatesse des usages, ce que Tocqueville nomme, pour distinguer les nobles de la bourgeoisie montante, « cette fine superficie des mœurs qu’on appelle des manières ». 

Toute la cour vit par la parole. L’art de la conversation est porté à un niveau de subtilité dont les ambassadeurs étrangers rendent compte avec fascination et ébahissement. C’est la primauté du style oratoire, régulier, correct, celui des honnêtes gens, de la bonne compagnie. Il naît avec Malherbe et dure deux siècles. Descartes, Molière et Voltaire le justifient : on n’a plus besoin d’être savant pour comprendre le monde, il faut être d’un commerce facile, avoir de l’esprit, du bon sens surtout. Ce n’est plus « l’érudit » mais « l’homme de cour » qui est l’arbitre de la vérité, et l’aristocratie désœuvrée, justement, ne produit plus que des hommes du monde. Or, c’est précisément le style classique qui répond le mieux à cette exigence de la causerie. Vaugelas entérine les décisions conformes au bon usage. Il sabre le vocabulaire, il bannit les mots techniques et érudits, les locutions latines et grecques, le pittoresque et tout ce qui choquerait la bienséance. Taine note : « Par degrés, on en vient à ne plus composer le discours que d’expressions générales. » Un tomahawk ou une « francisque » n’existent plus, on parle indifféremment d’une « hache de guerre ». De même serait-il contraire à l’art classique de parler de « lilas », de « tilleuls », d’ « aubépines » : ce ne sont que des « arbres odoriférants ». Le français, ainsi réduit, dit les choses avec agrément. C’est la langue qu’adopte l’Europe, et Rivarol, en 1783 à l’Académie de Berlin, en défend la prééminence dans un discours sur l’universalité du français. 

L’esprit classique

L’Institution de l’Eucharistie (1641) de Nicolas Poussin (classicisme français)

Tout en reconnaissant les admirables apports de ce style, Taine regrette qu’il enregistre moins bien la complexité du monde. L’intelligence humaine, écrit-il, se décompose en deux opérations successives : la réception de l’information puis la classification de celle-ci. Or c’est pour la seconde de ces opérations que le classique est supérieur, dans la mesure où il excelle à rendre compte d’un avis, à présenter une opinion, à méticuleusement articuler les différents étages d’un discours qui doit aboutir à la vérité qu’on se propose d’exposer. À cette fin, tout est sujet à littérature : documents d’histoire, traités philosophiques, exposés de doctrine, sermons, polémiques, dissertations et démonstrations, dictionnaires, jusqu’aux dépêches officielles, aux correspondances diplomatiques ou intimes. Le classique exprime merveilleusement, mais il reçoit moins efficacement. « L’obligation de toujours bien dire l’empêche de dire tout ce qu’il faudrait. » Il ne s’intéresse qu’aux traits communs des individus, sans chercher ce qui les différencie ; au lieu de créer des personnages véritables, il fait des caractères généraux, comme le roi et son despotisme, la princesse et son amour, le général et son ambition, etc. La scène tragique n’est d’aucun lieu, d’aucun siècle ; l’esprit classique veut un décor et des costumes uniformes qui ne soient ni français, ni étrangers, ni anciens, ni modernes. L’esprit classique a donc les défauts de ses qualités ; et son étroitesse va s’aggraver. 

« Au XVIIIe siècle, écrit Taine, il est impropre à figurer la chose vivante, l’individu réel, tel qu’il existe effectivement dans la nature et dans l’histoire. » À force de rapetisser, d’écourter, de réduire au minimum les particularités, la littérature du XVIIIe produit des abstractions creuses. Taine soutient que notre littérature ne dit rien de nous. S’il lit les romanciers anglais, il sait « le détail des fortunes et des carrières, ce qu’on gagne, ce qu’on dépense, comment l’on voyage, ce qu’on mange et ce qu’on boit » ; bref, il amasse des renseignements précis sur le pays et qui l’habite. À l’inverse, que trouve-t-il dans les lettres françaises ? « Des politesses, des gentillesses, des galanteries, des polissonneries, des dissertations de société, et puis c’est tout. » Les théoriciens du XVIIIe se persuadent qu’aussi mince que soit l’extrait de nature humaine contenu entre leurs mains, ils peuvent ériger dessus des édifices logiques, réguliers, gigantesques et irréfutables. Dans les innombrables harangues, rapports, pamphlets et articles de journaux publiés à partir de 1789, il ne sera pas tant question de faits ni d’habitants que d’abstractions « métaphysiques » sur la nature, le bonheur, la raison, les tyrans…

Au XVIIe, la foi fournissait encore les idées mères, et la splendeur marmoréenne du style classique était toute soumise à de puissantes institutions que Taine comprend dans ce qu’il nomme le préjugé héréditaire : la tradition, la religion, l’État. Jusqu’à la Régence, la France ne connaît guère de penseurs qui s’extraient de ce cadre légitimé par la longue pratique, et la Raison peu à peu envahissante travaille encore à son service. Mais si cette dernière a cessé de continuer à épouser la cause du préjugé héréditaire au XVIIIe, cela tient, selon Taine, à l’ignorance de l’Histoire, au mépris de l’érudition, à la science « tenue d’être épigrammatique ou oratoire », écrite dans un beau style qui omet des informations ; à l’incapacité de concevoir l’autrui de jadis ou encore l’étranger dans sa complexité, tout extérieure à l’esprit classique. Or cette forme fixe conduit à une méconnaissance des hommes du présent : « Vingt millions d’hommes et davantage avaient à peine dépassé l’état mental du Moyen Âge », et voilà qu’une poignée d’éclairés, armés de raison classique, font de leur dieu, de leur roi et de leurs traditions un amas d’archaïques bagatelles. 

Antonio Canova, sculpture de Napoléon en Mars désarmé et pacificateur (1806)

Le culte mal compris de l’Antiquité 

Au XVIIIe, l’Antiquité fantasmée n’est pas Athènes : sa défaite dans la Guerre du Péloponnèse la rend inférieure à Sparte. On lui reproche de la légèreté voire de la mollesse (tryphé). On lui préfère des exemples virils, mobilisés par une culture lacunaire ; c’est le mythe qui prévaut, peuplé de figures sur lesquelles s’articulent un verbiage creux et une emphase ronflante. Plutarque, lui, est abondamment commenté : il faut des modèles de vertu, qu’offrent plus volontiers Rome et Sparte. Quelques exemples de pompiérismes jacobins suffisent à illustrer cette admiration candide : « Sparte brille comme un éclair parmi les ténèbres humaines » (Robespierre) ; « Le monde est vide depuis les Romains » (Saint-Just) ; « Nous en appelons à vous, vainqueurs de Marathon, de Salamine et de Jemmapes » (Isnard) ; « L’inflexible austérité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la République ; le caractère faible et confiant de Solon replongea Athènes dans l’esclavage » (Billaud-Varennes) ; tout ennemi politique est appelé Catilina ; la France est régulièrement désignée comme le peuple de Scævola… 

Thermidor ne marque pas une rupture avec la représentation excessive de l’Antiquité. Tout au plus introduit-il plus de distance dans le rapport qu’entretient la Révolution toujours en cours avec un mythe dont la Terreur s’est servie. En réalité, c’est le libéralisme, au début du XIXe siècle, avec ce qu’il contient d’anglophilie, qui donne à Athènes sa valeur d’exemple à suivre. À la fin du Second Empire paraît La Cité antique de Fustel de Coulanges. L’historien, embarrassé par le culte de l’Antiquité et par l’imitation malheureuse qui en découle, s’attache à poser au fondement du lien social antique, non le contrat rousseauiste, mais la croyance. Selon lui, il est illusoire et dangereux de poser un regard admiratif sur une certaine Antiquité, quelle qu’elle soit. La modernité doit rompre avec les lectures superficielles, les filiations anachroniques ou les conclusions dangereuses. « De l’admiration à l’imitation, il n’y a qu’un pas », écrit-il. Taine produit alors un article élogieux de l’ouvrage. Toutefois, s’il reprend à son compte la critique globale de Fustel, il ne faut pas oublier que Taine est un défenseur du système politique anglais. Quand il dénonce le despotisme jacobin, c’est en déplorant implicitement que la tradition n’ait pas dompté l’accident révolutionnaire par une Glorious Revolution

La conception tainienne de la conscience occidentale part du postulat selon lequel l’homme, depuis la fin de l’Antiquité, a abdiqué la part d’enrégimentement que contenait le lien social antique. Le jacobinisme a fait siennes l’omnipotence de l’État et l’aliénation de l’individu, deux traits caractéristiques de l’ancienne société. Tout, en Grèce et à Rome, était subordonné à l’armée et à la religion. D’une part, le caractère incessant de la guerre contraignait le peuple à observer une discipline stricte ; d’autre part, le culte rendu aux divinités poliades (qui protègent une cité) rythmait l’existence des citoyens à chaque instant. Dans ces conditions, la liberté n’existait pas : qu’il relâchât son effort ou manquât à la libation, et l’homme antique mettait en péril le lien social. Ses sentiments, son for intérieur, sa parcelle morale, tout appartenait à l’État. Fustel cite à cet égard une anecdote relatée par Plutarque, que Rousseau contemple avec admiration : après la bataille de Leuctres, qui consacra l’hégémonie de Thèbes aux dépens de Lacédémone, les parents des Spartiates morts durent se montrer gais dans la rue, tandis que les parents des vivants reçurent l’ordre d’être affligés et de pleurer. L’aliénation de l’individu à la communauté allait ainsi jusqu’au renversement des sentiments naturels. Or, écrit Taine, « le fond de l’âme a changé, et il s’est développé dans l’homme moderne un sentiment qui répugne au contrat antique. » Deux mots, qui ne trouvent pas d’équivalents exacts en latin ni en grec, définissent cette nouvelle mentalité, l’un d’origine chrétienne, l’autre d’origine féodale : conscience et honneur. 

La conscience et l’honneur

L’historien et essayiste Paul Hazard (1878-1944)

Contrairement à la religion antique qui liait l’homme à la communauté si inextricablement, le christianisme place celui-ci seul face à Dieu. L’idée qu’on se faisait du citoyen a perdu de sa force, les vertus morales se sont déployées quand les publiques se sont affaissées. Désormais, chaque jour, le juge interroge et le pécheur répond. De ce jugement découle une infinité de délices et de supplices. Le christianisme a donné au sentiment de justice un caractère absolu, et la conscience occidentale s’en est trouvée affinée. Plus vivace encore, une forme d’honneur, héritée de la féodalité et étrangère à la conscience antique, caractérise l’homme moderne. Au Moyen Âge, le chef féodal ne pouvait pas compter sur la force publique pour défendre sa terre : il fallait qu’il se protégeât lui-même dans un monde anarchique. Tolérer l’insulte ou l’empiètement irrégulier l’exposait à être une proie. Cet amour-propre est le fil conducteur de l’aristocratie occidentale qui a traversé les monarchies absolues, de Philippe II à Frédéric II, en passant par Louis XIV. Or ce sentiment a progressivement infusé dans toute la société, s’est propagé depuis le seigneur jusqu’au bourgeois, au paysan, à l’ouvrier qui, aussi bien que le noble, a son honneur. Tout homme de cœur dispose d’un « enclos privé, sorte d’enceinte morale où il a déposé ses croyances, ses opinions, ses affections, ses obligations de fils, de mari, de père, et tout le trésor intime de sa personne. » 

Telles sont, selon Taine, les deux idées maîtresses de la conscience moderne occidentale : conscience et honneur. Prises isolément, elles ne sont pas particulières à l’Occident ; c’est leur cumul qui rend notre civilisation saine et florissante, cumul qui fait selon lui défaut à toutes les autres civilisations : Islam, Asie, Empire romain… Cependant, Taine déplore que ce subtil composé ait été mis en péril par l’irruption d’un concept dont les effets sont toujours visibles, à la fin du XIXe siècle, quand il écrit les Origines. De son côté, Paul Hazard, moins pessimiste que Taine, conclura son étude sur l’esprit du XVIIIe siècle par ces mots : « Qu’est-ce que l’Europe ? Une pensée qui ne se contente jamais. Sans pitié pour elle-même, elle ne cesse jamais de poursuivre deux quêtes : l’une vers le bonheur, l’autre, qui lui est plus indispensable encore, et plus chère, vers la vérité. À peine a-t-elle trouvé un état qui lui semble répondre à cette double exigence, elle sait qu’elle ne tient encore, d’une prise incertaine, que le provisoire, que le relatif ; et elle recommence la recherche qui fait sa gloire et son tourment. » 

Milan Viratelle

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