Richard Strauss (1864-1949) tient une place difficile à définir dans l’histoire de la musique. Wagnérophile, il réinvente l’art lyrique ; moderne, il ne suit pas les audaces révolutionnaires des Debussy, Stravinsky, Schoenberg ; académique, il choque les convenances ; contemporain des crises, des révolutions et des désastres de l’Europe, il ne transcrit pas dans son œuvre ce drame de la conscience, ce bouleversement intérieur qu’ont connu les artistes de l’époque.
Le tournant du siècle, la Grande Guerre, l’entre-deux-guerres, la Seconde Guerre mondiale et toutes les crises intellectuelles de cette période n’ont eu aucune influence visible sur le développement de son art. Il a traversé ces événements dans une souveraine indifférence, voire dans un égoïsme qui tient du jeune Barrès et de Max Stirner, mû par un amour inébranlable pour la musique allemande et occidentale. Strauss promeut l’antithèse de la fameuse phrase de Gracchus Babeuf : « Que périssent tous les arts pourvu que subsiste l’égalité réelle. » Que roule le torrent des révolutions, que sombrent nations et empires, que meurent les hommes par millions : pourvu que nous jouissions tous en musique. Par l’abandon ou le dépassement du wagnérisme, le compositeur Richard Strauss a trouvé sa voie propre avec le réalisme musical, et plus précisément avec un réalisme psychologique féminin totalement inspiré des mille couleurs de sa propre femme.
Les brumes wagnériennes
À partir des années 1860, Richard Wagner bouleverse si profondément l’opéra que tous les musiciens lyriques et programmatiques doivent se situer par rapport à lui. La génération de Strauss est forcée de grandir à l’ombre de cette figure étouffante, dans un survoltage germanique qui tétanise ou sclérose beaucoup d’esprits. Chez Strauss, c’est vers la vingtaine que se produit la conversion à la nouvelle musique de l’école de Weimar, fondée par Liszt et Wagner en opposition au classicisme brahmsien. Conversion ardente et passionnée, qui conduit d’abord le jeune Munichois à choisir un mode d’expression dont Wagner ne s’est pas occupé : le poème symphonique.
Pas plus que Wagner et Liszt, Strauss n’est un compositeur de musique absolue, au sens de musique dont les formes sonores se suffisent à elles-mêmes. À ce titre, il s’écarte vite de la forme classique, sonate, quatuor, symphonie, qu’un Brahms avait choisi de respecter. C’est la musique à programme qui l’a d’abord retenu, celle qui réclame de l’auditeur autre chose que l’impression produite par les enchaînements sonores : l’important, c’est l’élément psychologique, ou poétique, mis en relief par l’usage de thèmes conducteurs, particulièrement prisés, au XIXe, d’abord par Berlioz, puis par Liszt et enfin Wagner avec son fameux leitmotiv. La musique à programme doit donc être soutenue par une architecture thématique, et Strauss, justement, est un virtuose de l’emploi des thèmes. Intimidé par l’effrayant modèle, le jeune Strauss se frotte d’abord au poème symphonique, une forme chère à Liszt, afin d’exprimer ses idées en musique.
Il trouve là une forme favorable et compose une dizaine de poèmes, d’une variété thématique exceptionnelle, d’une étourdissante richesse de coloris, d’expression et d’orchestration, à tel point qu’il donne au poème symphonique un caractère abouti et définitif, comme Beethoven a clos la sonate pour piano. Deux très beaux poèmes, Mort et transfiguration (1889) et Ainsi parlait Zarathoustra (1896), sont inspirés par ses lectures de Schopenhauer et de Nietzsche, lectures qui, à la vérité, sont assez éloignées de son tempérament : il ne goûte pas la mort, la pensée religieuse et l’abstraction mises en musique. Ses premiers opéras, Guntram (1892) et Feuersnot (1901), trahissent encore l’emprise paralysante du Maître de Bayreuth sur l’art lyrique de l’époque.
En 1899, Romain Rolland produit un article sur la philosophie de Strauss. Le Munichois aurait développé dans ses poèmes symphoniques une mystique de l’idéalisme. Qu’il fût humain, sarcastique, héroïque ou religieux, l’idéalisme straussien aboutirait en tous les cas, d’après Rolland, à l’abdication volontaire du vainqueur, au renoncement dégoûté une fois l’acte surhumain accompli. Rolland décrit en réalité une crise de philosophie pessimiste courante dans l’Allemagne de l’époque. Pour ce qui concerne Strauss, cet accès fut non seulement passager, mais fondamentalement étranger à son goût. En effet, le Munichois répugne à ces thèmes philosophiques et spirituels, dont il peine à trouver la clef musicale. Sa grande aptitude, c’est la peinture des réalités terrestres et des caractères humains – féminins surtout. Il est le premier grand indépendant de la lignée wagnérienne, le premier à quitter les brumes de la métaphysique post-romantique, et c’est tout naturellement qu’il oriente son art vers la peinture des êtres réels et sensibles.
Le réalisme
Les bouffonneries moyenâgeuses de Till Eulenspiegel (1895) et le fantastique de Don Quichotte (1897) lui offrent un matériau littéraire dont il tire subtilement toutes les couleurs : des scènes véritablement parlantes où semblent être si clairement commentés les événements, tantôt pathétiques, tantôt comiques, que l’on croirait de la musique faite pour le cinéma. L’homme Strauss n’est pas vraiment le cliché de l’artiste maudit : patricien de la musique, couvert d’honneurs dès son jeune âge, dépourvu de vices, attaché à l’argent comme on l’est à ce qui rend libre, insensible à toute cause politique, d’une constante vigueur de santé (« le front d’un musicien, le geste et les yeux d’un surhomme nietzschéen », écrit à son propos Debussy). La source la plus féconde de sa musique se trouve dans sa propre femme, Pauline de Ahna, qu’il rencontre encore jeune homme. C’est d’abord une remarquable cantatrice, adoubée par Cosima Wagner en personne. C’est aussi une personnalité hors du commun : « de ma femme, on pourrait faire dix pièces », écrit-il. Quand il la rencontre, il compose son premier chef-d’œuvre, Don Juan (1888), inspiré d’un poème de Nikolaus Lenau. Don Juan n’est ni le reître de Molière, ni le libertin de Mozart, ni le jocrisse de Byron. C’est un nostalgique de la Femme, celle en laquelle il trouvera toutes les femmes autant que l’idéal féminin ; en clair, c’est Strauss lui-même cherchant Pauline. Pour son mari, elle représente la Femme dans son Unité et sa Multiplicité. Elle devient rapidement à ses yeux un objet d’étude et de culte. Strauss se plonge dans l’intimité domestique et dans la tête de sa femme, inépuisables sources d’inspiration. C’est un renversement spectaculaire de l’acte créatif par rapport à Wagner : on quitte les cimes de la philosophie germanique pour descendre à la banalité du couple, dans son acception la plus bourgeoise.
Deux poèmes, Une Vie de Héros (1898) et la Symphonie domestique (1903), proposent une véritable dissection de sa vie maritale. Dans le premier, Pauline est dessinée par les traits capricieux du violon ; on l’imagine redoutable, insupportable, et pourtant irremplaçable. Strauss écrit alors à Romain Rolland : « c’est ma femme que j’ai voulu dépeindre. Elle est très compliquée, un peu perverse, un peu coquette, ne se ressemblant jamais, changeant de minute en minute. » L’autre poème est exclusivement consacré à la vie domestique, comme son nom l’indique : cinquante minutes d’un adorable gigantisme, où les thèmes du père, de la mère et de l’enfant se combinent et s’opposent, où les scènes de félicité conjugale sont traitées avec un lyrisme et une sensualité d’une rare qualité.
Presque tous les opéras straussiens ont une femme en rôle principal, tantôt touchante, tantôt monstrueuse, aux multiples facettes psychologiques, voire psychanalytiques, comme c’est le cas des deux premières grandes réussites de Strauss à l’opéra, Salomé (1905) et Elektra (1908), qui regorgent d’un érotisme torrentiel et turgescent. À partir du Chevalier à la rose (1910) et d’Ariane à Naxos (1916), Strauss installe son esthétique lyrique dans un cadre baroque de décadence, principalement viennoise, esthétique pleine de changements, d’inconstances, de trompe-l’œil et d’anachronismes volontaires qui soulignent le caractère atemporel des personnages.
Que l’on observe Ariane, Arabella (1932), la Femme silencieuse (1934), Capriccio (1942) : tous ces opéras mettent en scène plus ou moins explicitement la figure de Pauline, avec de profondes réflexions sur l’amour et l’érotisme. Hugo von Hofmannsthal lui-même, le grand librettiste de Strauss, lui suggère une telle idée : « votre épouse pourrait, très discrètement, nous servir de modèle – cela tout à fait entre nous : une femme bizarre, bonne âme au fond, incompréhensible, capricieuse, dominatrice et pourtant sympathique ». C’est dans l’opéra Intermezzo (1923) que cette introspection est la plus poussée. Il s’agit d’une mésaventure qui a secoué le couple : après une nuit à l’hôtel, une jeune danseuse, cherchant le nom perdu de son amant dans l’annuaire, confond celui-ci avec Richard Strauss à qui elle envoie un mot doux ; Strauss en déplacement, c’est Pauline qui ouvre le billet ; saisie d’effroi, elle demande le divorce, que le musicien réussit à éviter en rétablissant péniblement la vérité de son innocence. Tout l’opéra est ce morceau d’autobiographie, où Strauss se décrit lui-même, ainsi que Pauline. Jugeons de l’incroyable jeunesse d’esprit de cet homme, passionnément épris de sa femme, celle dans laquelle il aime toutes les femmes qu’il n’a pas connues, pour créer un tel examen de son mariage en pleine crise, le tout d’un réalisme stupéfiant, où l’humour se dispute au tragique – et, comme toujours, sublimement mis en musique.
Strauss et le post-wagnérisme
D’abord envoûté très jeune par l’art de Wagner, Strauss a commencé par lui sacrifier sans retenue, jusqu’à l’imitation sinon la parodie : dans Guntram et Feuersnot, le livret, la poésie, les caractères, les sources mythologiques et médiévales, tout révélait l’intoxication wagnérienne. Cependant, dès les poèmes symphoniques, et à partir de 1905 dans ses opéras, l’art straussien s’est émancipé de cette tutelle. Sans doute cette émancipation, pour importante et fondatrice qu’elle fût, ne signifiait-elle pas révolte. Strauss conservait de Wagner la notion d’art total, l’emploi des thèmes conducteurs et la plénitude sonore accordée à l’orchestre. Mais en ce qui concerne le spirituel, l’influence wagnérienne fut nulle sur le gros œuvre de Strauss. Ses affinités électives au théâtre allèrent plutôt vers Mozart et Johann Strauss, sans toutefois qu’on puisse y voir un quelconque ralliement au néo-classicisme pour une musique aussi subjective.
Ce subjectivisme, c’est l’auto-composition : Strauss se peint lui-même, et surtout peint sa femme. Toutes les abstractions, toutes les grandes idées du siècle, toutes les révolutions se sont effacées devant cette figure qui a fourni au compositeur la matière la plus importante de son art, comme s’il y avait plus de choses chez soi, dans sa propre chambre à coucher, que n’en pût rêver la philosophie d’Horatio. Debussy a écrit qu’il y avait « du soleil dans la musique de Strauss ». Ce soleil, c’est le melos, le triomphe du beau son, la saine passion d’un hédoniste qui a trouvé une terre à féconder dans la réalité psychologique et sensorielle de Pauline.
L’hédoniste Strauss s’est émancipé de Wagner ; mais il ne l’a jamais rejeté. Ainsi, au terme de sa vie, pour sa dernière grande œuvre, les Quatre derniers lieder (1948), une signature wagnérienne apparaît en forme d’hommage : dans le premier lied, Frühling, c’est sur les quatre notes du fameux accord de Tristan que s’élève la mélodie chantée Träumte ich lang (« j’ai longtemps rêvé »). Strauss fut à la fois un fervent admirateur de la complexité féminine et un adorateur de l’art wagnérien, qui n’avait pas la sottise de flétrir le génie.
Milan Viratelle
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