En général, quand on cherche à penser les problèmes qui se posent aujourd’hui internationalement en matière d’environnement, l’on est tenté d’envisager les modes de vie « écologiques » en direction d’une proximité plus importante entre l’homme et la nature. Pourtant, cette proximité est à double tranchant : elle peut être aussi bien l’alibi d’une réduction des êtres naturels à nos appétits. Ne gagnerions-nous pas plutôt à cultiver une éthique de la distance qui, sur le modèle du Dieu transcendant toutes ses créatures, laisse à la part cachée et inconnue du monde son droit d’exister ?
La crise écologique affecte la vie humaine et surtout de tous les non-humains sur terre. Les écosystèmes sont lourdement ruinés par les activités industrielles, quand nous assistons au déclin inédit de nombreuses espèces et populations animales. Si les promoteurs du capitalisme ont beau jeu de vanter les soi-disant « progrès » techniques et économiques en raison du niveau d’espérance de vie moyen jamais égalé depuis la naissance des premières cultures sédentaires, force est de constater qu’à une échelle à la fois plus générale et plus fondamentale, l’Indice Planète Vivante 2022 mondial indique une chute de 69 % en moyenne des populations d’animaux sauvages suivies entre 1970 et 2018. Du côté de la qualité de vie humaine, les évolutions internes au capitalisme numérique, l’envahissement de la pollution lumineuse, la « malbouffe », la diffusion des « particules fines » et l’isolement des populations urbaines dans des environnements encore trop bétonnés constituent tous autant de facteurs de dépression, d’anxiété et de pertes des gains sanitaires obtenus par les progrès médicaux : l’espérance de vie en bonne santé en France a reculé de huit mois pour les femmes et d’un an pour les hommes en 2022 par rapport à 2021.
En réaction à cette dévitalisation, le recours à la vie naturelle est souvent présenté comme nécessaire. Ce recours à la vie se manifeste aussi bien en philosophie, dès l’apogée de l’ère industrielle – les philosophies « vitalistes » se sont considérablement développées au XXe siècle –, qu’en politique où l’on défend à très juste titre la protection des espèces menacées, la lutte contre la bétonisation, la revalorisaiton de l’agriculture biologique, etc. Récemment, le philosophe Hartmut Rosa appelle ainsi les hommes à entrer en « résonance » avec le monde, dont nous nous sommes à la fois coupés en réduisant ses êtres à des ressources et en jetant notre attention au dépotoir du marché des réseaux sociaux. Mais, au lieu de nous contenter de ces perspectives éminemment saines, n’y aurait-il pas lieu de considérer en plus que l’intégrité de la nature dépend de l’ouverture de l’Homme au surnaturel, au-delà du régime de ses besoins et de ses désirs matériels dont les êtres sensibles, animaux et végétaux, font les frais ?
La crise du désir
La crise écologique s’enracine en effet dans un usage fondamentalement désordonné du désir, savamment exploité par les marchés capitalistes qui tirent à leur profit la sensibilité de l’animal humain à la satisfaction immédiate et répétitive, liée à la sécrétion physiologique de la dopamine. Selon le sociologue Gérald Bronner dans Apocalypse cognitive (2021), ces appétences irrationnelles pour le plaisir immédiat « font revenir sur le devant de la scène l’homme préhistorique ». Elles révèleraient l’importance des facteurs héréditaires par lesquels l’humanité reste sous la dépendance biologique de ses instincts qui lui permettaient, au paléolithique, de se distinguer dans les activités de chasse. L’appétit féroce pour le sucre, par exemple, qui pouvait s’expliquer jadis par la recherche « des réserves d’énergie biologique disponible rapidement en constituant des stocks de graisse », est désormais responsable d’une autre tare de la société opulente : « la proportion d’obèses dans le monde a triplé depuis les années 1980, et, à l’horizon des années 2030, on pronostique que près d’un quart de l’humanité sera obèse. » Au lieu de consacrer son temps de cerveau disponible au bon usage de ses facultés cognitives, tout se passe comme si l’humanité contemporaine utilisait, au contraire, ce temps libre pour satisfaire ce qui est le plus irrationnel en elle.
Gérald Bronner a pourtant le tort de borner son ontologie, sa conception du réel, au naturalisme de sa méthode d’enquête sociologique. Pour penser une véritable transformation de l’économie des désirs, il y a pourtant lieu de s’intéresser aux enseignements traditionnels que nous livrent les maîtres spirituels. Des Pères de l’Église aux khenpo du bouddhisme tibétain, on ne saurait dénombrer les textes et les parcours de vie qui cultivaient l’ascèse, c’est-à-dire la discipline des passions naturelles de l’homme qui s’empêche d’être libre en cherchant à tout prix à posséder les objets de ses désirs et à les défendre contre ceux qui les convoitent. Tant que la « nature » renvoie l’homme occidental à sa propre nature biologique, sa tendance à l’accaparement ne se trouve pas suffisamment contrebalancée par une force opposée, « surnaturelle », susceptible de porter son attention et son amour sur un autre horizon que celui de la satisfaction de ses passions, laquelle prend la forme de la consommation de masse en contexte capitaliste. Dans ces conditions, le philosophe Jan Marejko, dans La cité des morts. Avènement du technocosme (1994), renvoyait dos à dos la mystification de la nature par l’usage naïf du mythe et le désenchantement de la nature par la technique. Loin de s’opposer essentiellement, technocosme et mythocosme sont tributaires d’une même soumission de l’esprit humain à la vie naturelle, à la préoccupation de la survie et de la jouissance.
La famine poétique
Que le contrôle de l’environnement soit magique et cérémoniel (mythocosme), ou statistique et industriel (technocosme), le problème, note Jan Marejko, est toujours le même : dans le cas du technocosme, « le bonheur comme jouissance narcissique de biens matériels a conduit le pouvoir à se comprendre comme le promoteur de la prospérité économique », tandis que dans le mythocosme, « le bonheur est également conçu comme contrôle (magique) de l’environnement. Par ce contrôle, le moi est adoré comme souveraine plaisir. » Le retour réactif à des spiritualités dites « naturelles » est donc une impasse, puisqu’elle consiste à faire un usage profane du sacré, à subordonner les intuitions spirituelles à des attentes destinées, non à développer l’intellect, cette faculté de connaissance de l’universel, mais à procurer au corps les soins et les plaisirs qu’il désire. Précisément, les dangers représentés par les dérives provenant des « médecines non-conventionnelles » consistent souvent à chercher pour le corps, par des moyens magiques et détournés, ce que la médecine moderne parvient aisément à résoudre, au lieu de chercher pour l’esprit les moyens traditionnels de son immortalisation par la connaissance métaphysique et sacramentelle. L’écologie doit sortir du matérialisme pour parvenir à porter l’attention des êtres humains vers ce qui ne peut ni s’exploiter ni se vendre, ni s’acheter ni se peser. Le « logocosme », le monde où l’intelligence révèle à la fois le sens du mythe et impose un cadre éthique à la technique, est donc cette véritable alternative à la réduction matérialiste des êtres à nos désirs matériels insatiables.
L’idéal d’une « proximité avec la nature » qui se développe concomitamment avec la pensée écologique mérite alors d’être questionné. Cet idéal est a priori très désirable. Il suffit de se souvenir du retour progressif du chant des oiseaux dans les villes confinées pour mesurer l’ampleur de la nuisance que représente le mode de vie urbain et capitaliste dans l’équilibre psycho-somatique de l’homme. Le peuple, explique la philosophe Simone Weil dans son article « Condition première d’un travail non servile » (1941), « a besoin de poésie comme de pain. […] Non pas la poésie enfermée dans les mots ; celle-là, par elle-même, ne peut lui être d’aucun usage. Il a besoin que la substance quotidienne de sa vie soit elle-même poésie. » Or, la mise à l’écart de toutes les ressources traditionnelles de la poésie rendent impossibles la satisfaction de ce besoin symbolique et écologique : le chant des oiseaux, l’odeur de l’herbe mouillée un matin de campagne, la sensation de la terre qui craque sous le pied du promeneur, l’étendue des plaines, du rivage ou des hauteurs montagneuses, sont tous autant de phénomènes dont se prive plus de la moitié de l’humanité moderne enfermée dans les villes. Les sociétés industrialisées ne connaissent souvent plus la famine du pain, mais elles connaissent plus que jamais la famine de la poésie.
Seulement, l’idéal de la proximité avec la nature doit-il vraiment être pensé comme tel ? La proximité avec la nature n’est-elle pas en réalité l’alibi d’un éloignement avec la présence massive de l’homme dans nos quotidiens urbanisés ? La sphère d’existence humaine autonome que représente la civilisation urbaine, par une sorte de massification du modèle « humaniste » de L’Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci (1490), représente en effet un enrichissement des relations humaines accompagné par un appauvrissement sans précédent de toutes les relations qui, selon Heidegger, intégraient traditionnellement les habitats humains parmi les relations formant le Quadriparti traditionnel : les mortels et les immortels, le ciel et la terre. Or, pour que puisse se redéployer ce précieux Quadriparti que le phénoménologue exposait dans sa conférence « Bâtir, habiter, penser » (1951), il semble d’abord essentiel que l’homme réapprenne à se mettre lui-même à distance des choses qu’il envahit par sa curiosité avide et technologiquement intéressée.
Sauver le noumène
La mise à distance constitue en effet la disposition nécessaire à toute existence sacrée. Le sacré, du latin sacer, est ce qui est « coupé » du profane, c’est-à-dire, ce sur quoi on ne peut pas tout, qui inspire une halte, une retenue, un pieux arrêt. La langue latine délivre elle-même de précieuses leçons sur la signification de la distance, que nos contemporains ont par trop perdu de vue dans leurs injonctions médiatiques et sociales à la transparence absolue, à l’éradication du secret, du mystère, du droit au silence. Ne reproche-t-on pas à quelqu’un d’être « distant » ? Le président de la République Emmanuel Macron ne s’adonne-t-il pas au contact permanent avec les citoyens et chefs d’État qu’il rencontre ? Les papes eux-mêmes, depuis Paul VI, ne se sentent-ils pas constamment obligés de prouver leur « proximité » avec leurs fidèles ? Pourtant, le latin nous rappelle toute la valeur intrinsèque à la distance. Il y a en effet trois façons d’utiliser les adjectifs démonstratifs (ce, cette, ces) en latin. Pour désigner les objets qui sont proches, on utilise hic, haec ou hoc ; pour désigner quelqu’un en formulant un jugement péjoratif, on utilise iste, ista, istud. Mais, les mêmes adjectifs démonstratifs servent à désigner un objet éloigné ou un sujet estimable : on utilise ille, illa, illud pour désigner aussi bien César que l’oiseau que l’on aperçoit au loin. Si l’on prend la traduction latine de la Bible par saint Jérôme, on peut lire par exemple : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu (Dominum Deum tuum), lui (illi) que tu serviras, c’est par son (illus) nom que tu jureras » (Deudéronome IV, 13). Cette donnée linguistique peut donc attirer notre attention sur le fait que c’est la résistance que peut m’opposer, ou plutôt m’offrir, un individu, qui lui confère sa première valeur : quelqu’un sur qui je ne peux pas tout faire porte en lui une valeur intrinsèque, une personnalité.
La mise à distance de l’homme par l’homme est seule à même de lui conférer sa valeur, ce qui implique, non pas d’abord une mise à distance spatiale, mais éthique : la capacité à « s’empêcher », comme dit Camus, et à se retirer, se recueillir dans la prière dans l’amour du Lointain, du transcendant. Ce mouvement de distanciation, conférant aux proximités un surcroît de sincérité, est aussi celui qui doit nous faire mesurer la valeur de la « sanctuarisation » de sites naturels inviolables et sauvages, où la part d’inconnu et de caché du monde a le droit d’exister. L’éthique de la distance dessine ainsi les contours d’une philosophie ésotérique, dans le cadre d’une revalorisation de ce qui se dérobe, dans notre expérience, à notre volonté de puissance, de quantification et de mensuration. Contre son caprice consumériste, l’homme doit apprendre à acquiescer à l’être d’une chose indépendamment de ce qui pourrait le lui rendre manifeste. Dans la crise écologique qui est la nôtre, où l’explosion quantitative du « phénomène humain » engendre une dépression qualitative de toutes les autres formes de vie et d’êtres, nous en arrivons, visiblement, à la situation paradoxale suivante : sauver les phénomènes revient à sauver le noumène. L’occulte, c’est-à-dire le caché, réunit les conditions de possibilité vitales et sémantiques du manifeste, des apparitions du monde : il est, comme le notait P.-A. Riffard, « l’envers de la vie », sa « virtualité », ses vertus invisibles, qui nous présente une nature à déchiffrer – « d’où le fait que, peu à peu, la phénoménologie devient herméneutique. » C’est pourquoi, au-delà même de la proximité réclamée entre l’homme et ce qui s’apparente à la nature, c’est la faculté si essentielle à l’homme de se « suspendre », de se mettre en retrait, dans une sorte d’épochè ontologique, qui semble devoir être mise à l’honneur, pour laisser exister les êtres dans leur inexploitable secret.
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