« La mort, avec nous, n’a aucun rapport. » Epicure, Lettre à Ménécée

Comment aborder une affirmation aussi contraire au sens commun que celle-ci ? S’il y a quelque chose qui préoccupe l’homme et le tourmente c’est bien l’idée de mort. Que ce soit d’un point de vue philosophique ou biologique, la mort est mystérieuse et source d’angoisse. Elle est ce d’où personne n’est jamais revenu, elle est le terme de l’existence corporelle et de la vie telle que la science dans sa grande humilité nous les dévoile. La mort est donc par définition une question non résolue dans la mesure où elle est horizon de néant. Certes, les différentes religions nous proposent des pistes de réflexion, la plupart d’entre elles nous assurent la pérennité de l’âme après la mort. Mourir ce n’est donc pas se tourner vers le néant mais bien plutôt se libérer des contraintes de la matière. Cependant, si la religion nous invite à croire elle ne peut nous donner de preuves, elle ne peut être considérée comme un savoir, elle doit donc nécessairement être relayée par la philosophie. Qu’est ce que Epicure cherche à signifier lorsqu’il affirme dans sa Lettre à Ménécée que « la mort, avec nous, n’a aucun rapport »? Quelle sorte de sagesse se cache derrière une telle affirmation ?

Epicure cherche à libérer l’homme de la crainte de la mort qui, à ses yeux, est irrationnelle. Pourquoi l’homme se fait-il du souci pour une expérience qu’il ne connaîtra jamais ? C’est sur ce point que repose l’argumentation du sage : « tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. » Il s’agit tout d’abord de montrer que l’inquiétude liée à la mort relève d’une impossibilité logique – je ne peux pas en même temps être A et B – mais également que l’ontologie (science de l’être au sens large) épicurienne exclut tout contact entre l’être et le pur non être. En d’autre terme, je ne peux pas être simultanément étant et non étant. La mort qui est le point de rupture entre les deux sphères n’implique aucune contiguïté : « Ainsi, elle n’a de rapport ni avec les vivants, ni avec les morts, puisque pour les uns elle n’est pas, tandis que les autres ne sont plus. » Pour Epicure, la mort n’est pas un événement qui vient interrompre le cours tranquille de la vie, mais bien plutôt un résultat qui succède à la fin de l’organisation vitale. Jamais vie et mort ne se touche.

Aux yeux d’Epicure, la peur de la mort provient d’une confusion entre l’expérience de la souffrance et l’idée de néant. L’homme qui craint la mort a finalement plus peur de la souffrance qui précède la mort que de la mort elle-même. Or, la souffrance que projette l’homme sur cette idée de mort est bien une souffrance vécue. La mort par définition n’implique pas le vivant, elle ignore donc fondamentalement l’expérience de la douleur.
Doit-on voir dans cette démonstration un simple jeu rhétorique, un sophisme seulement destiné à tromper l’esprit ? Non. Cette conception de la mort comme faux problème amène Epicure à proposer une théorie originale du bonheur. Pour celui-ci, ce qui fait qu’une vie peut être heureuse, c’est paradoxalement le fait que l’on sait qu’elle va s’achever. A la peur de la mort doit donc se substituer une conscience lucide de la finitude. Epicure s’applique par ailleurs à montrer l’inutilité d’une vie immortelle. Pourquoi vivre éternellement si le bonheur peut être atteint dans une vie de mortel ? Pourquoi prolonger ce bonheur dans l’éternité alors que cela ne ferait que l’émousser ? Pour Epicure, ce qui fait que le bonheur est bonheur, c’est qu’il ne dure pas toujours. Comment distinguer le bonheur du malheur, si toute notre vie était une vie de bonheur ? Comment comparer, comment saisir la singularité merveilleuse du bonheur, dans une vie sans fin qui aurait oublié ce qu’est la souffrance et la peine?La valeur des actions humaines tient en grande partie dans le fait qu’elles s’inscrivent dans la finitude fondamentale de l’homme. Parce qu’elles ne pourront pas se reproduire de manière illimitée, nous devons les considérer à leur juste valeur. Paradoxalement, le caractère possiblement éternel d’une action ne ferait, dans ce cas, qu’en amoindrir l’importance. Certaines choses méritent d’être faites parce qu’elles ne pourront pas toujours l’être. Il s’agit de saisir, dans un temps fini, le moment qui nous permettra de l’accomplir et d’apprécier par la même occasion le plaisir qui l’accompagne. Le carpe diem d’Horace semble déjà formulé implicitement dans la pensée d’Epicure. Cueille le jour qui un jour ne se lèvera plus.