Dans L’Adolescent, son avant dernier roman paru en 1876, Dostoïevski déploie sur deux pages ce qu’on pourrait appeler une métaphysique du rire. Il décrit la singularité de ce phénomène et explique en quoi il peut être le révélateur de l’âme humaine. A ses yeux, rire c’est se livrer au regard de l’autre. Le rire est le moment de vulnérabilité par excellence où l’homme apparaît nu. Quand nous rions, nous ne sommes plus sur nos gardes. Pour Dostoïevski, rire, c’est dire qui je suis. Le rire est un mouvement de l’âme, un écho.
« J’ai cette idée que, lorsqu’un homme rit, la plupart du temps il est répugnant à regarder. Le rire manifeste d’ordinaire chez les gens je ne sais quoi de vulgaire et d’avilissant, bien que le rieur presque toujours ne sache rien de l’impression qu’il produit […] »
L’innéisme du rire
Pour Dostoïevski, la majeure partie des rieurs sont laids. Cette laideur n’est que le reflet de l’âme. Si l’homme cache le mal qui l’habite dans la plupart de ses comportements, il ne peut le faire lorsqu’il s’agit du rire. Le rire trahit le menteur, le dissimulateur, le vilain. Le rire affaiblit dans la mesure où il révèle. La laideur qui se manifeste à travers le rire est une laideur qui s’ignore. Il suffit de se regarder rire dans une glace, de se renvoyer son propre reflet riant, pour comprendre cette idée. Nombreux sont ceux qui gloussent, s’esclaffent, raillent ou ricanent, peu savent bien rire.
« Il est une multitude extraordinaire d’hommes qui ne savent pas du tout rire. Au fait, il n’y a pas à savoir : c’est un don qui ne s’acquiert pas. […] Il est des gens que leur rire trahit : vous savez aussitôt ce qu’ils ont dans le ventre. Même un rire incontestablement intelligent est parfois repoussant […] Le rire exige la bonté, et les gens rient la plupart du temps méchamment […] »
Rire est un « don » nous dit Dostoïevski. On n’apprend pas à rire. Ce n’est pas une connaissance. Le beau rire est le signe de la moralité et donc d’une âme rare. L’intelligence ne suffit par à produire un rire de qualité. On retrouve ici la primat dostoïevskien de la bonté sur l’intelligence. A n’en pas douter, le rire du Prince Mychkine, l’Idiot, aurait été exemplaire. L’innocence, la pureté morale sont les critères d’un rire authentiquement beau.
Le beau rire est bon
« Il est des caractères que vous n’arrivez pas à percer : mais un jour cet homme éclate d’un rire bien franc, et voilà du coup tout son caractère étalé devant vous […] Ainsi : si vous voulez étudier un homme et connaître son âme, ne faites pas attention à la façon dont il se tait, ou dont il parle, ou dont il pleure, ou même dont il est ému par les plus nobles idées. Regardez-le plutôt quand il rit. S’il rit bien, c’est qu’il est bon […] »
Le silence, la parole, les larmes, l’enthousiasme peuvent être feints, affectés. En revanche, le rire renvoie à une spontanéité, à une immédiateté. Le rire, c’est le moment où l’âme fait trembler le corps, le secoue et le déforme. Pour quelques instants, la maîtrise du corps s’efface. Le rire franc est incontrôlable. On ne choisit pas son rire. Le rire c’est comme un hoquet chargé d’âme. C’est un involontaire absolu. Il traverse le corps malgré nous. Le rire peut dans le meilleur des cas être contenu, jamais complètement réprimé.
A travers sa métaphysique du rire, Dostoïevski réaffirme l’unité du Beau et du Bien. Un beau rire est bon et réciproquement. Cette identité traditionnelle chère aux Grecs se double d’une ébauche de phénoménologie. Le rire est là pour rappeler l’union parfois compromettante de l’âme avec le corps. Le rire en tant qu’il est, via la tenue de mon corps et en particulier de mon visage, l’expression de mon âme possède un statut tout particulier. « Dis moi comment tu ris et je te dirai qui tu es » aurait pu écrire Dostoïevski.
M.