Le premier tome de La Philosophie de la volonté de Paul Ricœur intitulé « le volontaire et l’involontaire » porte sur le rapport entre pouvoirs et vouloir et, de manière élargie, sur le rapport entre liberté et nature. Dans cet ouvrage, Ricœur montre que la volonté humaine n’est pas toute puissante. Il faut se détacher de l’illusion forgée par le sens commun qui affirme « quand on veut on peut ». Dans cette perspective, il met en lumière l’interdépendance constitutive entre pouvoirs et vouloir. Cette réciprocité doit être bien comprise afin de poser les limites de la volonté humaine. Une volonté limitée est la seule possible pour l’homme.
Les définitions traditionnelles de la volonté ont tendance à limiter celle-ci à un acte de l’esprit, vouloir ce serait fondamentalement penser. Ce sont les thèses de Descartes et de Spinoza. La philosophie classique envisage donc la volonté comme un acte de l’esprit, comme une visée. Vouloir serait incliner son esprit dans un but précis. Cette conception spiritualisante de la volonté est remise en question par Ricœur. Cette remise en question passe par la notion de pouvoir. Le premier philosophe à avoir parlé des pouvoirs est Aristote lorsqu’il élabore son fameux couple conceptuel puissance et acte. La puissance (dunamis) dont parle Aristote s’inscrit cependant dans une entreprise ontologique qui n’est pas principalement liée au problème de la volonté. Pour Aristote être en puissance, cela désigne un degré ontologique plus faible que l’acte. Cependant, cela évoque également l’idée d’un potentiel, d’une capacité.
Pour Ricœur, les pouvoirs désignent plusieurs choses : les savoir-faire préformés, l’émotion ou encore l’habitude etc. Ce qui caractérise les pouvoirs pour Ricœur, c’est qu’ils sont involontaires. Qu’est ce que Ricœur veut dire lorsqu’il affirme que les pouvoirs sont cette dimension involontaire qui réside en chacun de nous ? Comment comprendre le couple « volontaire et involontaire » que propose Ricœur ?
Afin d’éclairer ce point qui n ‘est rien de moins que l’enjeu principal du livre il va falloir revenir sur la conception ricoeurienne de la volonté. Pour Ricœur la volonté peut se « diviser » en trois termes.
1) le décider, détermination d’un projet à partir de motifs et qui prend la forme du choix dans l’existence réelle
2) le mouvoir qui est le moment ou le corps imprégné de l’idée avance vers la réalisation du projet
3) finalement le consentir qui est la manière de dire oui à la nécessité, à l’involontaire absolu
Une méthode phénoménologique
Avant d’aller plus loin nous nous devons de rappeler l’importance de la méthode de Ricœur qui est, à proprement parler, phénoménologique. Il s’agit tout d’abord de conquérir l’essence , c’est-à- dire le sens, les significations des différents aspects du volontaire et de l’involontaire. La Philosophie de la volonté de Ricœur est très influencée par deux auteurs. Tout d’abord Husserl à qui il empreinte la méthode, à savoir l’ eidétique et la description pure, mais également l’épochè, c’est-à-dire la mise entre parenthèse provisoire du réel pour tenter de cerner l’essence phénoménal de la volonté. Il est également beaucoup influencé par Merleau Ponty et par la notion de corps propre, de chair qui s’avère décisive pour comprendre la réciprocité du volontaire et de l’involontaire. Un troisième auteur Félix Ravaisson et son livre De l’habitude ont également joué un rôle majeur.
Le premier cycle du volontaire et de l’involontaire est celui du décider. Pour Ricœur le pan involontaire de la décision est celui des motifs. En effet, tout choix se fait à partir de certains motifs, c’est-à-dire à partir de certaines raisons qui poussent à agir. Les motifs, c’est ce qui donne un sens à ma décision, je décide parce que…
Cependant, les motifs sont involontaires, c’est-à-dire que les motifs existent déjà avant moi, ils sont toujours déjà là. L’exemple canonique que propose Ricœur pour comprendre le rapport entre la décision et les motifs est celui du besoin.
Les besoins sont des motifs, des motifs vitaux nous dit Ricœur. Je décide de boire parce que j’ai soif. Cette décision est-elle absolument libre ? N’est-elle que l’objet d’une volonté pure, d’une volonté qui ne ferait que penser ? Pour Ricœur non, l’existence de mon corps, de ma chair influence considérablement ma décision. Ne pas boire est-ce vraiment une possibilité ? Pour Ricœur oui, je peux ne pas boire, la décision est toujours une décision. Personne ne peut me forcer à boire si ce n’est mon corps qui n’est personne d’autre que moi même dans la mesure où je suis chair. Cependant, si ne pas boire est un choix possible, c’est une choix terrible car en renonçant à ce motif vital je compromet ma chair qui est la condition de possibilité de toute volonté. La volonté humaine doit donc répondre aux exigences du corps pour se préserver elle-même. La volonté humaine n’est possible que si l’on présuppose une base involontaire à savoir mon corps qui est également source de motifs et qui par conséquent appelle la volonté.
Ce qui est également important de montrer c’est que la volonté ne peut se limiter à la pensée. Pour Ricœur, afin de comprendre pertinemment le phénomène volontaire, il faut abolir les distinctions classiques entre vouloir et agir. On ne peut comprendre l’idée de la décision sans aborder celle de l’action. Qu’est ce que vouloir véritablement ? Prenons un exemple très simple. Je veux saisir un objet qui est devant moi. Comment identifier le vouloir véritable ? Si je reste à scruter l’objet qui est devant moi sans agir, ai-je moi-même l’impression de vouloir vraiment. Imaginons que je me dise dans ma tête « je veux saisir l’objet ». Il est évident que ce vouloir manque authenticité, un vrai vouloir est un vouloir en marche, un vouloir qui se donne les moyens de sa réalisation. C’est seulement en me saisissant de l’objet réellement, c’est à dire en déployant le mouvement de mon corps que je vais pouvoir dire que j’ai vraiment voulu. La volonté en tant qu’elle implique le corps qui est la source de tout mes pouvoirs implique également l’agir.
Nous sommes maintenant amenés à aborder le deuxième cycle du volontaire et de l’involontaire, celui du mouvoir et des pouvoirs. Vouloir, ce n’est pas seulement penser, c’est également imprimer un mouvement à son corps. Comme le dit Ricœur, c’est opérer le passage de l’idée au mouvement. Ce passage demeure mystérieux est très problématique.
Pour comprendre cet aspect de la réflexion il est nécessaire de dépasser tout dualisme et d’envisager le Cogito comme un Cogito charnel. Vouloir c’est donc faire vivre le projet que l’on a tout d’abord conçu dans notre esprit et le confronter au monde. Le seul moyen de faire aboutir un projet, c’est donc de mouvoir notre corps qui est le point d’appui de notre volonté. L’homme ne veut que parce que son esprit est ancré dans son corps. Sans corps pas de mouvement, sans corps pas de volonté ou du moins pas de volonté au sens humain du terme.
Notre corps nous permet donc de faire avancer les projets que nous nous fixons à travers le réel. Pour cela, l’homme dispose d’un certain nombre de pouvoirs qui sont là pour servir la volonté mais, en même temps qu’ils la servent, ils la limitent. Quels sont ces pouvoirs ? Pour Ricœur, il s’agit des savoir-faire préformés, de l’émotion et de l’habitude.
1) Les savoir-faire préformés sont la manière primitive et non réflexive qu’a l’homme de se tenir face au monde. Ils sont dit préformés parce que l’homme ne les forme pas consciemment, ils se développent spontanément, sans vouloir, pour permettre à l’homme de développer des mouvements primitifs comme par exemple quand un nourrisson tend son bras vers un objet qu’il désire.
2) L’émotion est envisagée comme un pouvoir par Ricœur parce qu’elle est me rappelle sans cesse l’union de l’âme et du corps. Il n’est cependant pas évident de comprendre en quoi elle sert la volonté. En fait plus que de la servir, elle la sollicite. L’émotion est décrite par Ricœur comme un moment où l’âme déferle dans le corps et le saisit, l’émeut, la surprend. Elle est un appel au vouloir dans la mesure où il s’agit toujours de reconquérir son corps qui flanche sous le poids de l’émotion.
3) Le troisième pourvoir est l’habitude. L’habitude est un pouvoir très utile pour l’homme mais également un pouvoir très dangereux. C’est cette tension qu’il faut expliquer. L’habitude nous montre le rapport entre liberté et nature.
L’habitude, une seconde nature
L’habitude est le pouvoir de rendre les actions volontaires plus faciles à réaliser. L’habitude se déploie involontairement, comme le dit Ricœur une habitude se « contracte » ou encore s’ « attrape », on ne sait pas trop comment cela marche, mais il est évident que c’est un pouvoir incroyablement utile pour l’homme. L’habitude a pour but de faire oublier l’effort lié à l’action volontaire. En répétant la même action plusieurs fois, mon corps l’assimile avec une spontanéité que je ne peux comprendre. L’habitude sert donc la volonté en rendant les tâches que je m’impose plus facile à accomplir, en estompant l’effort. Cependant, l’habitude est également dangereuse pour la volonté parce qu’elle peut amener celle-ci à s’oublier elle-même. Ravaisson à une très belle formule, il affirme : « Sa volonté se perd dans l’excès de sa liberté » (p. 61-62), c’est à dire qu’avec l’habitude, le geste qui au départ demandait un effort intense devient si facile que la volonté se déploie avec une spontanéité qui fait oublier le caractère volontaire de l’action même. Une volonté sans effort s’oublie elle même. Cette dérive de la volonté liée à l’habitude est là pour nous rappeler l’union de la liberté avec la nature. Je suis un être de liberté que parce que je suis un être naturel. Si l’homme croit pouvoir s’affranchir du règne de la nature en disposant d’une volonté qui ne réclame plus d’effort, il se trompe. La volonté la plus efficace dérive vers la nature car elle oublie de se réfléchir sur elle même.
Ravaisson affirme : « En descendant par degrés des plus claires régions de la conscience, l’habitude emporte avec elle la lumière dans les profondeurs et dans la sombre nuit de la nature. C’est une nature acquise, une seconde nature, qui a sa raison dernière dans la nature primitive, mais qui seul l’explique à l’entendement. C’est enfin une nature naturée, œuvre et révélation successive de la nature naturante. » (p. 81)
L’habitude transforme le vouloir en pouvoir. Elle invente de nouvelles dispositions qui se passent du caractère volontaire de l’action originaire. Pour comprendre l’habitude il est important d’évoquer le problème de l’effort. L’effort occupe une place particulière dans le cycle du volontaire et de l’involontaire. En effet, l’effort c’est en quelque sorte la volonté en tant qu’elle s’empare de mes muscles. C’est l’expression la plus explicite de la volonté en chair. Faire un effort, c’est user de son corps dans un certain but, l’effort n’est pas qu’un simple mouvement des muscles, mais bien plutôt un mouvement des muscles chargé d’idée.
Le rapport entre effort et habitude est en de nombreux points éclairant. Comment échapper aux dérives naturalisante de l’habitude ? Avec l’effort, je peux rappeler la volonté à elle-même. Quand l’action habituelle s’empare de mon corps et agit avec cette spontanéité irréfléchie qui compromet ma liberté, je me dois de faire effort, de rompre avec la routine si l’on veut. Je dois ressaisir mon corps, réaffirmer la dimension volontaire de mes actions. Cette reprise de la volonté sur le corps doit également s’opérer dans le cas de certaines émotions très vives qui me font perdre le contrôle de mon corps. C’est exactement ce que le sens commun évoque quand il dit qu’un tel ou un tel doit « se ressaisir », « se reprendre ». Il s’agit bien de reconquérir cette chair qui nous échappe.
L’involontaire absolu
Le dernier cycle est celui du consentement à la nécessité. Que veut dire Ricœur lorsqu’il dit que l’homme doit consentir et en quoi cela apparaît-il comme un moment de volonté ? Consentir pour Ricœur c’est acquiescer ce que je suis. C’est admettre sa propre faiblesse et cela constitue l’ultime étape de la volonté humaine. A quoi doit-on consentir ? Aux yeux de Ricœur, il s’agit de consentir à l’involontaire absolu, c’est-à-dire à une forme plus radicale d’involontaire sur laquelle la volonté en tant qu’elle est seulement « décider » ou « mouvoir » n’a pas de prise. Qu’est ce que l’involontaire absolu ? Pour Ricœur, l’involontaire absolu désigne trois choses : le caractère, l’inconscient et la vie.
Dire que le caractère fait partie de l’involontaire absolu cela veut-il dire que l’homme n’est pas libre ? Pour Ricœur non, l’homme est un être de liberté cela est indiscutable, cependant cette liberté se déploie à travers un caractère que je ne choisis pas. Pour Ricœur, mon caractère est ma manière de vouloir. Cela veut-il dire que le caractère est une donnée fixe et immuable ? Le caractère est-il un destin ? Pour Ricœur, oui et non. Il considère que le caractère évolue tout au long de la vie. Il est évident que je ne suis pas le même à 15 et à 40ans. Cependant, au delà des changements liés au temps qui passe, il demeure un socle immuable, une sorte de substance que je ne peux modifier. Je suis toujours moi-même à, travers les changements. C’est cette part de moi-même immuable qui constitue mon caractère. L’idée de Ricœur est que l’on ne peut changer radicalement son caractère, rompre définitivement avec celui-ci. Je suis toujours d’une certaine manière ramené à mon caractère dans la mesure où il est ma manière de vouloir. Les changements que je suis capable de réaliser grâce à ma volonté sont toujours proportionnels à la force de mon caractère. Un homme fainéant ne peut devenir un monstre de volonté car ce changement n’est envisageable qu’à partir de cette volonté fainéante. De même un homme colérique ne peut devenir un homme très calme. Un homme colérique demeure un homme colérique, tout dépend de la manière qu’il a de contrôler cette colère.
La liberté humaine n’est pas remise en question par Ricœur. Pour celui-ci je ne suis pas déjà ce que je serai comme le pensait Schopenhauer.
Le second aspect de l’involontaire absolu est l’inconscient. Cette part d’obscurité qui réside en nous. Cette opacité fondamentale qui nous caractérise et qui se refuse à nous. Mon inconscient, c’est bien une partie de moi, mais c’est une partie de moi que j’ignore toujours au moins partiellement. Je ne peux me connaître entièrement. La volonté n’a pas d’emprise sur l’inconscient, je suis et subis cette vie psychique sans pouvoir m’en défaire. S’il m’arrive de faire des rêves dans lesquels je ne me reconnais pas, je ne dois pas les rejeter et dire que ces images oniriques ne sont pas les miennes. Je suis cette vie inconsciente au même titre que je suis cette vie claire et distincte qu’est celle de la conscience. Aux yeux de Ricoeur, l’homme possède une dimension mystérieuse, ma vie consciente n’est pas le tout de ma vie psychique.
Le dernier aspect de l’involontaire absolu est la vie elle-même. La vie est la condition de possibilité de tout. Sans vie, pas de corps, pas de conscience, pas de volonté, pas de pouvoirs… La vie est ce sur quoi tout repose. Je suis en vie sans le l’avoir voulu. Je suis un être vivant avant d’être un être de volonté. La volonté n’a pas d’emprise sur la vie puisque la volonté provient de la vie. C’est ce qu’avait bien vu Bergson dans l’Évolution créatrice lorsqu’il disait que l’intelligence ne pouvait comprendre le phénomène vitale du fait qu’elle en était issue.
La vie, l’organisation vitale, le fait même d’être en vie, la respiration, les battements de mon cœur, la circulation sanguine ignorent fondamentalement la volonté. Je suis en vie que je le veuille ou non. De même en ce qui concerne la fin de la vie. Je peux certes choisir de mettre un terme à cette vie qui me porte à travers un acte de volonté, mais cette acte de volonté coïncide avec sa propre perte. En voulant ne plus être, je ne peux plus vouloir.
En ce qui concerne la mort naturelle, on peut également dire que je ne peux vouloir contre la mort. La mort est inévitable et c’est à partir de l’idée de mort que l’on peut comprendre facilement l’idée du consentement. La mort est ce qui ne peut pas ne pas arriver. Pour Ricœur, il existe une échappatoire à la volonté face à la puissance de la nécessité. Il s’agit de consentir à l’inévitable, à ne pas se débattre inutilement, à ne pas s’essouffler en vain face à la nécessité. La volonté a donc toujours son rôle à jouer face à l’involontaire absolu. Elle se doit de lui dire oui et ainsi elle modifie mon existence de sujet. Grâce au consentement, je ne suis plus une volonté folle qui se débat contre l’inévitable, je deviens une volonté sage qui acquiesce ses propres limites.