Otto Weininger est un philosophe autrichien connu pour son ouvrage Sexe et Caractère. Sa mort prématurée à l’âge de 23 ans a définitivement consacré son œuvre. Admiré par Freud et Wittgenstein, Weininger est un penseur dense et complexe. Si les thèses qu’il soutient peuvent choquer aujourd’hui, nous préférons lui opposer des arguments philosophiques plutôt que de l’invectiver.
Pour Weininger, il existe une différence de nature fondamentale entre l’homme et la femme (comme catégories pures). L’homme a seul accès à l’abstraction, à la mémoire, à la moralité et au génie. La femme, quant à elle, vit dans la spontanéité et dans une sorte de présent pure qui l’empêche de s’élever à la conscience morale et, par conséquent, au génie.
Tout le raisonnement de Weininger part d’un présupposé. Sa pensée ne peut se déployer que s’il on accepte certaines prémisses. Or, il semble bien que Weininger commette une erreur en affirmant ce qui suit : « L’homme a les mêmes contenus psychiques que la femme en forme articulée ; là où elle pense plus ou moins en hénotismes, il pense, lui, immédiatement en représentations claires et distinctes, auxquelles se rattachent des sentiments exprimés et permettant toujours l’abstraction par rapport aux choses. Chez F, le « penser » et le « sentir » sont un, non-séparés, tandis qu’ils sont distincts chez H. Ainsi F vit un grand nombre d’événements psychiques sous une forme hénotique qui chez H ont passé par un processus de clarification. C’est pourquoi la femme est sentimentale et ne saurait qu’être émue, non bouleversée. » (Otto Weininger, Sexe et Caractère, p. 97)
Pour Weininger donc, la femme ne pense que par hénotisme, c’est-à-dire qu’elle n’a pas les moyens de distinguer son corps du reste du monde. Elle est comme prisonnière de ses sensations. « Je proposerai celui (le concept) d’ « hénotisme » (du grec ἕν signifiant « un », pour bien marquer que sensation et sentiment ne se donnent pas encore en eux comme deux moments analytiques qui seraient isolables par l’abstraction). (Ibid. p. 96)
Si Weininger n’ignore pas que le « sentir » est une modalité de la pensée comme l’explique Descartes : « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas , qui imagine aussi, et qui sent. » (Descartes, Méditations Métaphysiques, p. 81), il a tendance à la sous estimer.
Pour Weininger, le seul mode d’accès possible à la conscience est la pensée pure. Notre but est de montrer que ce postulat est faux et que le « sentir » fait plus que jouer un rôle dans la constitution du moi. En fait, Weininger fonctionne sur un logiciel pré-phénomènologique qui accorde un primat inconditionnel à la pensée comme intellect pure, ce que Descartes appelle l’intellectus, cette modalité de la pensée qui forge des concepts et des théories, celle qui est à l’œuvre dans la mathématique et dans la physique. Or, Jean-Luc Marion a très bien montré que le je pense, l’ego cogito n’est pas primitivement une représentation. « Primitivement, penser et cogiter signifie non se représenter extatiquement, mais sentir en [s’]éprouvant. Ce n’est que sur le fonds de cette immédiateté à soi-même que la cogitatio peut, au moment précis où elle récuse en doute la réflexion et ses objets intentionnels, d’abord s’assurer certainement d’elle-même, ensuite éprouver que, pour autant qu’elle s’éprouve et donc s’auto-affecte, elle est, elle existe. » (Jean-Luc Marion, Questions Cartésiennes I, p. 171)
En d’autres termes, ce que Weininger condamne comme un mode de pensée infécond, incapable même d’aboutir à la formation d’une conscience, est en fait un mode privilégié de constitution du moi. L’interprétation phénoménologique de Descartes que propose Jean-Luc Marion identifie clairement le «sentir» et le penser, le « sentir» en tant qu’il est un «sentir de soi», c’est-à-dire un ego auto-affecté.« H vit dans un état de conscience, F en état d’inconscience. F reçoit donc de H sa conscience : la fonction consistant à rendre l’inconscient conscient n’est autre que la fonction que l’homme typique assume auprès de la femme typique, en tant que celle-ci est son complément idéal. » (Weininger, op. cit., p. 98) Contrairement à ce que dit Weininger – et même s’il on accepte le postulat qui soutient que la femme n’a pas accès à la pensée abstraite mais est cantonnée à la sensation – la femme n’est pas inconsciente.
Pour Weininger, la condition de possibilité de la formation de moi est le pouvoir de séparation du sentir et du penser. A ses yeux, l’homme seul est capable de se distinguer du monde qui l’entoure, la femme, elle, reste fatalement engluée dans une masse de sensations confuses. A cette apparente confusion du «sentir», Weininger oppose la clarté de la pensée théorique. Mais la théorie de Weininger ne résiste pas à l’épreuve de l’analyse phénoménologique du « sentir » cartésien comme « sentir de soi ». La femme comme l’homme parce qu’elle est capable de sentir est capable de se sentir et donc peut constituer un moi primitif. Pour Jean-Luc Marion, à la pensée pure précède la pensée incarnée. L’ego cogito est primitivement un ego charnel. Avant de penser qu’il pense, l’homme et le femme sentent qu’ils pensent.
M.