« On considère souvent le génie comme un degré supérieur du talent ou comme un abondance de talents particuliers. Cette vue est absolument fausse. S’il y a bien différents degrés de génie, aucun de ces degrés du génie n’a quoi que ce soit à voir avec ce qu’on est convenu d’appeler le « talent ». (Weininger, Sexe et caractère, p. 99)
Aux yeux de Weininger, la différence entre le génie et le talent n’est pas quantitative mais qualitative, c’est-à-dire qu’il s’agit bien d’une différence de nature et non de degré. L’homme qui superpose les talents ne devient pas pour autant, par effet cumulatif, un génie. Le fossé qui sépare le talent du génie ne peut donc être comblé par la répétition ou par l’accroissement du talent. Ce sont deux mondes hétérogènes, deux sphères qui ne communiquent jamais entre elles. Le génie implique un rapport au monde particulier : un développement hors du commun du sens interne (aperception) et une conscience de l’univers comme totalité infinie et non comme simple addition de perceptions.
« […] l’homme de génie sera l’homme le plus puissamment relié non seulement à l’humain, mais à toutes choses, l’homme le plus sensible, au sens non pas de sensibilité externe (où le peintre verrait mieux et le compositeur entendrait mieux), mais celui de la sensibilité interne, de la capacité de distinction de l’esprit. » (Ibid., p. 101)
Pour Weininger, ce qui caractérise en propre le génie c’est sa « capacité de distinction de l’esprit ». L’homme génial est celui qui s’élève au dessus des choses, qui est capable d’établir une distance entre le monde et lui-même. La femme, parce qu’elle est frappée d’hénotisme (c’est-à-dire qu’elle identifie le penser et le sentir), ne peut accéder au génie. Elle ne possède pas la capacité d’abstraction nécessaire car elle est soumise à la spontanéité de ses perceptions. Le génie en plus d’apercevoir le monde dans son infini diversité a les moyens de dompter cette diversité, de l’unifier et de la faire coïncider dans son moi.
« La conscience du génie est ainsi la plus éloignée qui soit du stade de l’hénotisme, la plus claire et la plus lucide. C’est bien parce que le génie se présente déjà là, si l’on rapproche cette conclusion de celle du chapitre précédent, comme une sorte de masculinité supérieure que F ne peut être géniale. De là vient également qu’il n’y a de génie qu’universel. L’homme de génie est celui qui sait tout sans avoir rien appris. » (Ibid., p. 101-102)
Le génie n’est pas dans une logique d’apprentissage laborieux, il intuitionne le monde spontanément, comme sans effort. Son rapport au monde n’est jamais ponctuel mais toujours global. Lorsqu’il pense le moment présent, le génie pense également le passé et l’avenir. Lorsqu’il appréhende un phénomène précis, il aperçoit les causes qui le déterminent et les conséquences qui en découlent. L’homme génial se positionne comme au dessus du monde dans lequel il évolue. Son rapport aux choses n’est pas réglé par une multitude de perceptions (sens externe) mais par l’unité de l’aperception (sens interne). Chez Kant, l’aperception est la condition de possibilité de la synthèse du divers. C’est une faculté qui permet de réunir grâce au Je transcendantal l’ensemble des perceptions afin de former des représentations.
« Le : je pense doit nécessairement accompagner toutes mes représentations ; car, si tel n’était pas le cas, quelque chose serait représenté en moi qui ne pourrait aucunement être pensé – ce qui équivaut à dire que la représentation serait impossible, ou bien ne serait du moins rien pour moi. » (Kant, Critique de la raison pure, chapitre II, §16, De l’unité originairement synthétique de l’aperception, p. 198)
L’aperception géniale n’est pas soumise aux contraintes habituelles de l’empirie. Chaque moment de la vie du génie est toujours contemporain de lui-même. Le génie peut à volonté apercevoir le tout de son existence. Le génie n’aperçoit pas selon le temps ou le lieu. Il est toujours déjà conscience du monde.
« Le génie est aperception universelle et par la même mémoire parfaite et absolue intemporalité. […] L’homme de génie est celui chez qui le moi est le plus intense, le plus vivant, le plus conscient, le plus continu et le plus unitaire. Mais en même temps, le moi est le point central de l’aperception, ce qui fonde son unité, ce qui opère la « synthèse » du divers. (Weininger, op. cit., p. 148)
Pour Weininger, le génie est doué d’une aperception hypertrophiée. Le génie aperçoit continuellement la totalité du monde. Il est en adéquation ininterrompue avec l’ensemble des phénomènes de l’univers. Il est, pour reprendre la théorie leibnizienne, une monade, mais une monade consciente de ce qu’elle reflète, de ce qu’elle contient, de ce qu’elle est. Comme la monade, le génie est un monde unifié qui exprime Dieu et l’univers selon son propre point de vue.
« Que chaque substance singulière exprime tout l’univers à sa manière, et que de sa notion tout ses événements soient compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieurs. » (Leibniz, article 9 du Discours de Métaphysique)
« […] le grande homme porte en lui le monde entier , et le génie est un microcosme vivant. » (Weininger, op. cit., p. 148)
Si Leibniz considère que chaque monade contient en elle-même l’univers entier, il ne pense pas que chaque monade accède à la conscience de cet universel interne. Pour Weininger, le génie est cette monade exceptionnelle qui, en plus de refléter l’univers auquel elle appartient, le comprend. Le génie fait coïncider en lui le grand tout et renvoie dans son œuvre l’infini de son moi. Weininger donne une définition quasi-divine du génie. Il en fait un être omniscient. S’il n’est pas capable de création ex-nihilo, il peut ajouter au monde des éléments nouveaux car son œuvre excède toujours la totalité dont il est l’expression. Le génie est le seul à pouvoir transcender le monde car il est précisément le seul qui l’embrasse dans son ensemble.
« L’homme chez qui ce rapport qui le lie non pas seulement à un grand nombre de choses, mais à toutes choses atteint à la parfaite clarté et à la conscience, qui a appliqué sa pensée à tout de manière indépendante, on appelle cet homme un génie ; celui chez qui ce rapport n’est présent qu’à titre de possibilité, en qui il est possible d’éveiller un intérêt pour tout, mais qui n’en montre spontanément que pour peu de choses, on l’appelle simplement un homme. » (Ibid., p. 150)
Weininger distingue le génie de l’homme du commun selon la dichotomie aristotélicienne de la puissance et de l’acte. Le génie est celui qui est capable d’actualiser son rapport à l’universel tandis que l’homme du commun est toujours dans l’état de latence. Pour Weininger, tout homme est un génie en puissance car « le génie, c’est l’idée de l’homme ». L’homme comme catégorie pure est nécessairement génial, l’homme réel en revanche doit s’émanciper des contraintes de la matière pour y accéder.
« C’est parce que l’homme de génie est celui qui a pris conscience de son moi qu’il ressent le moi chez les autres. Or, seul celui qui sent autrui comme étant également un moi, une monade et un centre du monde possède une sensibilité, une manière de penser, une vie, propres, échappe à la tentation de l’utiliser comme un moyen en vue d’une fin et saura reconnaître en lui, selon l’éthique kantienne, une personnalité (un être appartenant au monde intelligible), le révérer et non plus s’emporter contre lui. La première condition psychologique de tout altruisme pratique est un individualisme théorique. » (Ibid., p. 154)
Pour Weininger, la moralité doit passer par une intensification du moi. Tout mouvement moral n’est possible que si l’homme a opéré en lui une conversion de son moi vers l’univers et de l’univers vers son moi. Seul le moi qui s’est uni au monde et à l’altérité peut véritablement être moral. La véritable moralité n’est envisageable que par un phénomène d’identification. Pour comprendre l’autre, je dois devenir l’autre. Seul le génie qui est intensément lui-même parce qu’il a intégré en lui le monde entier peut respecter l’impératif catégorique. Le génie est celui dont l’action est guidée uniquement par la représentation du devoir. L’homme mu par une volonté pure est nécessairement un génie. L’incarnation entrave le déploiement de l’être de l’homme comme être génial. Seuls les hommes d’exception peuvent accomplir l’ « acte suprême de volonté » permettant d’accéder au génie.
« Le « génie immoral », le « grand homme » méchant est une fiction de l’art » (Ibid., p. 156).
Aux yeux de Weininger, le génie est indissociable de la moralité. La conscience que le génie a de lui-même et du monde lui permet de deviner la richesse intérieure de chaque être. Ainsi, Weininger prend le contre-pied des tenants de la thèse compatibiliste qui soutient qu’on peut être à la fois un génie et un salaud. L’exemple le plus éculé étant celui de Céline. La majorité des commentateurs de l’œuvre célinienne s’accordent pour dire que Céline était à la fois un génie et un salaud : un génie de par sa création littéraire sans précédent et un salaud de par son antisémitisme rabique et sa misanthropie. Or, selon la thèse de Weininger dire que Céline est un salaud, c’est nier son génie puisque les deux éléments s’excluent mutuellement. L’auteur de Sexe et caractère oblige donc au choix radical : soit Céline est un génie, soit c’est un salaud.
M.