Michael Sandel : la critique du libéralisme rawlsien

John Rawls
John Rawls

Dans Le libéralisme et les limites de la justice, Michael Sandel cherche à mettre en contradiction les présupposés anthropologiques et les exigences du libéralisme. Etant donné que, selon lui, John Rawls représente la figure la plus éminente du libéralisme politique, cette œuvre se resserre très vite sur le libéralisme rawlsien. En fait, ce ne sont pas tant les valeurs libérales qui y sont critiquées, que la manière de les fonder : selon Sandel, les libéraux ne rendent pas compte ou ne prennent pas suffisamment en compte le caractère constitutif des liens sociaux, et donc, de la communauté.

Alors que pour Rawls, « la justice est la première vertu des institutions sociales, comme la vérité est celle des systèmes de pensée », Sandel souligne le caractère irréaliste du sujet pratique considéré : « pour que la justice soit la première vertu, il faut qu’un certain nombre de choses relatives à ce que nous sommes soient vraies », c’est-à-dire qu’il faut prendre en compte l’importance des liens d’appartenance. Le sujet du libéral apparaît comme désengagé alors même qu’il prétend agir dans une démarche individualiste. Comment peut-on prétendre partir de l’individu alors qu’on lui ôte précisément tout ce qui le caractérise comme tel ? En effet, en séparant le sujet pratique du monde des fins (sous le voile de l’ignorance), l’expérience de la moralité est impossible.

Dans une entreprise déontologique de libération de l’individu, l’individu, qui a des droits individuels ne doit plus se comporter de telle ou telle manière en vertu d’un bien commun, mais selon ses souhaits. En quelque sorte, pour que cette autonomie soit reconnue, il faut que chacun puisse se conduire librement. Ainsi, la sphère publique doit être définie par un principe qui permette cette réalisation libre de l’individu, ce principe étant chez Rawls la justice. Ce principe doit être indépendant de toute conviction ou préférence morale, et sous le voile de l’ignorance, le fruit d’un accord originel. Or, ce contrat n’étant pas effectivement passé, et les « acteurs » qu’il met en jeu n’ayant pas de réalité propre, ce contrat apparaît comme doublement hypothétique. Un contrat réel est dit moral s’il est passé librement, et ou, s’il est équitable ; mais il suppose toujours, selon Sandel,  une moralité d’arrière-plan. Un contrat hypothétique ne peut donc être un contrat, car il n’est pas le résultat effectif d’une délibération libre. Mais si l’on adopte tout de même cette posture, l’on se retrouve de fait obligé de séparer les exigences morales de ce à quoi elles s’appliquent. Pour ce faire, l’individualisme rawlsien doit séparer le sujet des objets de ses choix, de telle sorte qu’il peut se considérer comme antérieur à ses fins, c’est l’individuation préalable du sujet. Ainsi, l’unité du moi doit être définie par la seule conception du juste. Mais, « ce qui a lieu sous le voile de l’ignorance n’est ni un contrat ni un accord mais, tout au plus, une sorte de découverte. » Une découverte des désirs préexistants à la société et finalement d’une conception du bien. Comment un tel moi désengagé saurait-il dès lors délibérer sur une règle  de répartition des biens ?

Pour Rawls, « une société juste ne cherche à promouvoir aucun projet particulier, mais donne l’occasion à ses citoyens de poursuivre leurs objectifs propres, dans la mesure où ceux-ci sont compatibles avec une liberté égale pour tous ; par conséquent, cette société doit se guider sur des principes qui ne présupposent aucune idée du bien. La justification fondamentale de ces principes régulateurs n’est pas qu’ils maximisent le bien-être général, qu’ils cultivent la vertu ou qu’ils promeuvent le bien de quelque autre manière, mais plutôt qu’ils soient conformes au concept du juste, une catégorie morale qui se voit attribuer une préséance et une indépendance par rapport au bien. » Mais cette idée renferme le présupposé moral selon lequel certaines vertus font défaut, sinon à quoi servirait la justice ? Ici, elle apparait comme une régulation d’un vide, vide éthique, d’un manque laissé en l’homme par les fondements que pose un tel libéralisme. C’est en fait que la norme déontologique impose un partage entre deux types de moi, tant et si bien qu’ils ne peuvent plus se rejoindre. C’est bien ici à la logique argumentative de Rawls que Sandel s’attaque, et donc à la position originelle. C’est-à-dire que pour Sandel, il y a un lien indissoluble qui lie le droit au moi, et donc, la norme à la morale. Il veut mettre en évidence l’incohérence fondamentale  entre les prétentions normatives du libéralisme et ses présupposés. Le problème est donc bien celui de la relation du moi et de ses fins.

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Corrado Giaquinto, Paix et Justice

C’est ainsi que Sandel défend une notion de communauté comme constitutive de notre identité. « De même que les principes de justice sont les produits d’un choix collectif dans la position originelle, les conceptions du bien sont les produits de choix individuels dans le monde réel ». Les principes de justice ne nous sont pas réellement soumis, il n’y a pas de véritable choix, ils s’appliquent, que cela nous plaise ou non. La justice rawlsienne apparait en ce sens comme seulement limitative du système des fins, nos choix et projets sont toujours soumis à ces principes. Or, bien loin de libérer les individus, une déontologie de ce genre semble bien les restreindre à des choix préférentiels et non volontaires comme le voudrait l’individualisme rawlsien. La délibération de l’agent est donc située dans un espace de justice lui étant préalable, mais, de plus, elle est limitée à la sphère du sentiment et du souhait, de la seule préférence. Bien loin donc de libérer l’individu, en lui ôtant toute visée téléologique, le libéralisme a appauvrit le sujet de sa réflexion. Plus encore, si son identité, constituée par la justice et ses principes, est donnée au préalable, il ne peut se comprendre puisque le choix originel ne lui revient pas, et ne peut participer à la constitution de sa propre identité. Pour Sandel, la conception rawlsienne de la justice exige une conception constitutive de la communauté, qui elle-même exige que la qualité de l’agent soit définie en termes cognitifs, alors que sa théorie du bien ne permet ni l’une ni l’autre. Dit autrement, si les valeurs me permettent de choisir et d’évaluer mes désirs et souhaits, il faut qu’elles aient une validité indépendante de mon adhésion à elle ; mais ma conception du bien apparait comme n’étant que le produit de ces mêmes désirs et souhaits, puisque rattachée à aucune idée de bien.

C’est en ce sens que Sandel s’attaque à l’idée de priorité du juste sur le bien. Il souligne d’abord le danger d’une telle posture qui consisterait à mettre les questions morales importantes entre parenthèses : pour lui, il faut statuer politiquement sur le statut moral des choses notamment quand elles sont susceptibles de nier le droit des individus. Il prend pour exemple l’esclavage qui en soi, viole le droit des individus à une liberté égale (mais dire cela n’est-il pas déjà une prise de position morale ?). Il est certain qu’un libéral dirait aujourd’hui qu’il faut en effet inscrire une loi qui protège l’individu d’une telle violation, mais pourquoi ? Parce que l’histoire a révélé le sentiment d’injustice relatif à un tel état de choses. Dès lors, les questions morales ne sont pas restreintes à la sphère privée, et le politique doit bien parfois statuer sur certaines questions morales, notamment lorsqu’elles touchent au statut de l’individu. Si aucune loi n’est édictée contre l’esclavage, la justice seule ne peut prévenir ou combattre un tel fait, le sentiment moral doit donc également être pris en compte. Or, ce sentiment moral est précisément le résultat d’une idée de communauté en tant que constitutive de l’être. C’est parce que cet autre que moi qui est asservi fait partie de la communauté humaine, qu’il a les  mêmes droits que moi. Laisser de côté les questions morales est un danger politique, qui participe à la notion de banalité du mal. C’est pourquoi il serait illogique et illégitime de toujours faire prévaloir le juste sur le bien.

Plus encore, abandonner l’idée d’un bien, c’est aussi abandonner l’idée d’un juste. Le postulat libéral selon lequel le pluralisme raisonnable ne vaut que pour les valeurs n’a aucun sens car, nous dit Sandel, accepter l’idée de la pluralité des biens, c’est aussi accepter qu’il y ait plusieurs sphères du juste. L’idée du pluralisme raisonnable dont Rawls se sert pour mettre de côté la question d’un accord moral, ou de norme morale, est qu’il est impossible de se mettre d’accord sur une notion commune de bien, de par nos préférences ethniques, religieuses, ou autre… Mais pourquoi n’en serait-il pas de même avec la question de la justice ? Plus encore, si le recours à l’équilibre réfléchi pouvait fonctionner pour établir les principes du juste, pourquoi ne le pourrait-il pas en ce qui concerne le bien ?

Marcel Verdier, Le châtiment des quatre piquets
Marcel Verdier, Le châtiment des quatre piquets

Mais la critique la plus sévère qu’adresse Sandel à Rawls concerne les limites de la raison publique libérale. Il n’y a pas de droit à la délibération sur les questions de juste et de bien, il y a fondamentalement une restriction du droit de parole : « non seulement le gouvernement ne peut pas adopter telle ou telle conception du bien, mais les citoyens eux-mêmes n’ont pas la faculté d’introduire leurs convictions morales et religieuses compréhensives dans le débat politique, du moins, lorsqu’il est question de juste et de droit ». Ici apparait une dimension fort restrictive de la raison publique en ce qu’elle interdit les points de vue moraux dans le débat politique. Mais lorsque l’on considère l’idéal d’égale liberté pour tous, et le principe de tolérance qui s’y attache, on s’aperçoit qu’il s’agit d’éviter autant que possible le conflit ; or, le seuil de tolérance peut se révéler plus élevé si on tient compte du statut moral de la pratique jugée. Pour juger, il faut connaitre, et si rien ne nous lie plus fondamentalement les uns aux autres que des droits, on voit mal comment élever ce seuil de tolérance. « En tant qu’agents moraux, ne sommes-nous liés que par les finalités et les rôles que nous avons-nous-mêmes choisis, ou bien pouvons-nous également être parfois obligés de poursuivre certaines finalités que nous n’avons pas choisies, qui nous sont par exemple imposées par la nature, ou par Dieu, ou encore par notre identité en tant que membres d’une famille, d’un peuple, d’une culture ou d’une tradition ? ». L’idée directrice et fondamentale de cette critique, est finalement que le sujet rawlsien est tellement désengagé et libre, que guidé par aucun autre principe que ceux de la justice, ne se connait pas, ne connait pas l’autre et finalement, ne connait pas non plus le monde auquel il appartient. Or, ce qui pourrait selon Sandel résoudre ce problème, c’est de reconnaitre que le socle identitaire des individus est la communauté, afin de permettre de penser des finalités et buts communs, ou encore des aspirations partagées. Le sujet serait ainsi réhabilité à penser et à juger de la politique et des questions morales. Les notions de respect et de bienveillance mises en avant par John Rawls ne sauraient participer à la vie sociale sans cette notion de communauté qui lierait ou obligerait en quelque sorte les agents du contrat.

Si la primauté de la justice se trouve finalement justifiée par le fait que « nous ne nous connaissons pas assez les uns les autres (…) pour nous gouverner ensemble par la seule règle du bien commun », il faut donc que nous apprenions à nous connaitre pour ne pas laisser émerger plus de mal dans nos sociétés démocratiques. Et cette connaissance, doit selon Sandel, passer par la reconnaissance du caractère constitutif de la communauté : ré affilier  le sujet, lui permettre de se réaliser pleinement et librement, en vertu du monde dans lequel il se situe, voici les objectifs d’un tel communautarisme. Les limites de la liberté étant ainsi définies en ce que l’homme désencombré, sans attache, se retrouve libre à un tel point qu’il risque de perdre son individualité dans le règne des fins. Voici pourquoi, en vertu de ce risque, et de la volonté de préséance de la justice par rapport aux principes moraux, les droits individuels ne suffisent pas à définir le cadre de vie, le socle, qui permettrait à chacun de se réaliser comme il l’entend ; autrement dit, si la justice doit être la première des vertus  des institutions sociales, alors elle doit intégrer des droits collectifs. Il faut ôter le voile du libéralisme, afin qu’il saisisse enfin les identités collectives comme constitutives de l’individu.