En 1920, Stefan Zweig publie ses Trois maîtres, un ouvrage consacré à Dickens, Balzac et Dostoïevski. Dans le chapitre qu’il dédie à ce dernier, Zweig brosse le portrait du grand écrivain russe. PHILITT a décidé de mettre en ligne ce beau passage.
Son visage fait penser à celui d’un paysan. Les joues creuses, terreuses, presque sales sont plissées, ridées par de longues souffrances. Sa peau est desséchée, fendillée, décolorée, privée de son sang par vingt ans de maladie. De part et d’autre, deux blocs de pierre, saillants : les pommettes slaves encadrent une bouche dure ; le menton à l’arête vive est recouvert d’une barbe en broussaille. La terre, le roc, la forêt, un paysage primitif et tragique, tel nous apparaît le visage de Dostoïevski. Tout est sombre, près du sol, sans beauté, dans cette face de paysan, presque de mendiant : plat, terne, sans couleur, une parcelle de la steppe russe projetée sur de la pierre. Même les yeux enfoncés dans leurs orbites sont impuissants à éclairer cette glaise friable, car leur flamme ne jaillit pas vers l’extérieur, pour nous éclairer et nous aveugler ; ils s’enfoncent pour ainsi dire vers l’intérieur, ils brûlent le sang de leur regard acéré. Dès qu’ils se ferment, la mort s’abat sur ce visage : à la tension nerveuse qui maintenait ses traits flous succède une léthargie.
Notre sensibilité nous fait d’abord reculer devant cette face, comme elle nous a fait reculer devant l’œuvre ; mais voici l’admiration qui nous saisit timidement d’abord, bientôt avec passion, avec un enthousiasme croissant. Car ce n’est que ce qu’il y a de charnel, de bassement humain, dans son visage qui a projeté une lueur sur ce deuil primitif à la fois sinistre et sublime. Telle une coupole d’une blancheur resplendissante, le front puissant et bombé se dresse au-dessus de cette face étroite ; brillant, façonné à coups de marteau, ce dôme de l’esprit émerge de l’ombre et des ténèbres : marbre résistant au-dessus de la molle argile de la chair, des broussailles incultes des joues. Toute la lumière afflue vers le haut de ce visage : quand on regarde son portrait, on ne voit que ce front large , puissant, majestueux, dont l’éclat, l’ampleur semblent augmenter à mesure que le reste du visage est consumé par l’âge, la maladie, le chagrin. Haut comme le ciel, inébranlable, il domine le corps caduc, auréole spirituelle au-dessus de la misère physique. Nulle part ce sanctuaire de l’esprit victorieux ne resplendit mieux que dans le portrait représentant Dostoïevski sur son lit de mort, où ses paupières sont retombées sur les yeux éteints, où ses mains décolorées serrent fermement, avidement le crucifix (ce pauvre petit crucifix de bois, qu’une paysanne donna jadis au forçat). Là, ce front, telle l’aurore au-dessus d’un paysage nocturne, éclaire ce visage inanimé dans toute sa splendeur, proclame le même message que son œuvre entière : l’esprit et la foi l’ont libéré de la vie corporelle morne et basse. C’est dans les tréfonds qu’est la grandeur définitive de Dostoïevski ; à nul autre moment son visage n’a été plus plus expressif que dans la mort.