Que reste-t-il d’un film lorsque la symbolique, qui tente de donner un sens aux images, l’esthétique, qui cherche à les agencer harmonieusement, et la philosophie, qui profite de la narration pour distiller ses messages, sont toutes trois dissoutes dans l’absurde, le laid et le stupide ? Wrong Cops de Quentin Dupieux est un exemple de réponse tranchante à cette question. Le film n’a d’autre ambition que de déranger le cinéma dans ses entreprises orgueilleuses d’asséner des vérités.
[NDLR : attention, cet article révèle des éléments de l’intrigue.]
À Los Angeles, tout est laid. Les rues sont désertes, les habitants semblent défigurés par l’inanité de leur vie sous le soleil et la drogue se vend fourrée dans des rats morts en guise de supplément d’âme. Le style de Quentin Dupieux, sans jamais prêter attention aux détails, épouse parfaitement ce que l’on ressent, dès les premières secondes du film, comme étant l’essence même du mode de vie des personnages. Tout est vulgaire et suinte le mauvais goût, jusque dans la peau grasse de Renato, officier de police interprété par Eric Wareheim, obsédé par les seins des femmes qu’il n’hésite pas à menacer de son arme pour les voir s’exhiber. En combinant avec un certain humour différentes références visuelles à l’Amérique moyenne, Quentin Dupieux parvient à mettre à l’aise un spectateur étranger à ce monde, en le plongeant dans un grotesque outrancier.
La police n’est pas véreuse : elle est la pègre. Personnage principal du film, Duke, interprété par Mark Burnham, évolue dans la chaleur moite comme un prince en son royaume, profitant de l’impunité qui est la sienne pour vendre de la drogue. Porté par l’amoralité ambiante, il incarne à lui seul un siècle de renoncement américain à l’idéal de perfectibilité. Il conclut par ailleurs le film d’une vérité assommante : nous vivons tous en enfer. Ne voyant aucune raison de tenter de s’en extirper, il continue son avancée pénible mais sans entrave dans un monde où tout fonctionne, puisque chacun fonctionne comme lui.
Au milieu d’un cinéma où le jeu d’acteur est consacré par chaque nouvelle réalisation, souvent pour camoufler l’indigence du message, Wrong Cops refuse de brosser le portrait prétentieux d’un individu rongé par ses obsessions sexuelles, d’une blondasse que plusieurs années de service dans la police n’ont pas détourné de son amour de la chirurgie esthétique, ou d’un adolescent attardé et pathétique, joué par Marilyn Manson. Les acteurs ne sont que ce qu’ils sont, à savoir des tas de chair confrontés les uns aux autres, dans une mécanique prévisible et sans tromperie, où le plus fort écrase le plus faible – ou plutôt, où le plus lourd écrase le plus léger. En ne déviant pas de leurs trajectoires ces mouvements physiques, et en n’intervenant presque pas dans les destinées de ses personnages après s’être contenté de leur insuffler l’élan premier, Quentin Dupieux laisse donc l’histoire se dérouler naturellement, comme si la réalisation était inexistante, se contentant d’observer l’inertie.
Artificialité et réalisme
L’artificialité totale des décors du film est sans doute la plus grande richesse de Wrong Cops : zones industrielles, croisements routiers poussiéreux, étendues de banlieue sans flamboyance, comme un condensé de ce que l’urbanisme industriel a laissé de ruines et d’interstices entre ses pôles. Tout y est réellement artificiel : tôles, parpaings et immeubles insalubres sont le vrai paysage de Los Angeles en 2014. Pas besoin de tricher avec la laideur : elle est disponible à souhait dans le monde qui entoure l’œil du spectateur. Subitement, sous la caméra de Quentin Dupieux, l’absurdité de tous ces endroits nous parvient avec une netteté surprenante. L’immonde personnage de Marilyn Manson, à cheval entre le jeune abandonné à lui-même et le prostitué malade, est à l’image de la ville où il se trouve, surfait, artificiel, faux du début à la fin et jusque dans sa manière même d’exister. Une fois encore, il n’est pas question de jugement moral : tout ce qui est représenté est à prendre comme tel.
Seul un personnage, Rough, interprété (péniblement et dans un anglais très imparfait) par Eric Judor, se détache du lot. Borgne difforme enfermé dans la misère de son studio de banlieue, il vit dans le rêve de connaître un jour la gloire grâce à sa musique, une techno assommante au rythme mathématique, poussant l’artificialité et l’inhumain jusqu’à leur comble. Cherchant désespérément l’approbation de son ami Duke, passionné de musique électronique, et démarchant les maisons de disque sans succès, il voit ses efforts réduits à néant lorsqu’il se rend compte, dans les dernières secondes du film, qu’il n’est parvenu qu’à produire de la musique « pour les hommes gays ». Diffusée à fond sur les stations de radios, elle fait bien plus que rythmer le film : elle rythme l’existence même d’un monde minuscule qui vit au gré de ses variations. Inquiétante, rageuse, lancinante… elle remplit parfaitement sa fonction hypnotique, et, pour tout spectateur qui accepte de se laisser envoûter par elle, ses effets parviennent à plonger l’esprit dans une atmosphère agréable et dangereuse à la fois. Wrong Cops fait partie de ces films où le savoir-faire musical du réalisateur est un outil de complément puissant aux images. Sans jamais s’abandonner à la facilité du clip, Quentin Dupieux interdit à la musique de prendre le dessus sur l’histoire et de plonger le spectateur dans cet état de fascination typique des séquences musicales au cinéma, de plus en plus nombreuses, puisque très commodes pour combler les creux d’un scénario trop peu dense. Ici, elle agit comme un sous-texte, et ne fait que commenter ironiquement les situations incongrues et la dérive imperturbable des personnages qui vivent à travers elle.
Relativement court et mystérieusement efficace, Wrong Cops démontre la possibilité de créer un objet artistique riche et intéressant par la seule action de la précision et de l’originalité. Lorsque le générique défile, entrecoupé d’images de flics ripoux emportés dans une danse alcoolisée en pleine afternoon party dans un cimetière, le spectateur comprend que ce qu’il vient de voir n’est ni vrai ni esthétiquement plaisant. Et pourtant, le plaisir s’est fait ressentir et le charme a opéré. Libéré de toute attache à une quelconque vérité fixe, et employant presque exclusivement l’artificiel pour reproduire une copie détériorée mais fidèle de notre monde, Wrong Cops est une modeste preuve que l’on peut magnifier ce qui est vulgaire et élever ce qui est laid au rang d’œuvre d’art, par la simple opération du réalisme, si celui-ci est une reproduction minutieuse et talentueuse du réel.