Théoricien de la « Nouvelle Droite », éditeur de la revue Éléments et écrivain prolifique (plus de 50 ouvrages et 3000 articles publiés), Alain de Benoist est un penseur important et controversé. S’il se défend d’être un spécialiste de Charles Péguy, il livre dans cet entretien des analyses d’une grande pertinence et met à jour à son tour la contemporanéité de la pensée du gérant des Cahiers de la Quinzaine.
PHILITT : Pensez-vous comme Charles Péguy que la chute de la mystique dans la politique soit une des caractéristiques de la modernité ?
Alain de Benoist : Quand il écrit, dans Notre jeunesse, que « tout commence en mystique et finit en politique », et que « l’essentiel est que, dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit pas dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance », je n’ai pas le moindre mal à le suivre. Mais il ne faut pas se méprendre sur ce terme de « mystique », que Péguy ne prend pas dans l’acception religieuse ou théologique habituelle : la mystique n’est pas pour lui un état psychique de communion avec la divinité. Il n’emploie pas non plus ce mot péjorativement, à la façon d’un Louis Rougier dénonçant la « mystique démocratique » ou les « mystiques politiques contemporaines ». Il ne fait pas allusion, enfin, à ce vaste mouvement de sécularisation qui, à l’aube du monde moderne, a vu d’anciennes thématiques religieuses se transposer en idéologies profanes (les « vérités chrétiennes devenues folles », dont parlait Chesterton).
Par « mystique », Péguy désigne avant tout une exigence. Exigence d’intégrité intérieure, de sens de la gratuité, d’esprit de sacrifice, de refus de toute compromission. La mystique, c’est savoir « penser contre son pain », c’est-à-dire faire passer le bien commun avant l’intérêt personnel. C’est rester fidèle aux principes qu’on s’est donnés. La mystique, pour un peuple, c’est la fidélité à sa tradition. Cela va donc bien au-delà de l’idéal, car l’idéal oublie trop souvent que le spirituel est éminemment réel. La dégradation de la mystique en politique, c’est la dégradation des justes principes en politique partisane et opportuniste. Critique classique, au fond, et qui risque bien sûr de verser dans l’idéalisme : la meilleure façon de garder les mains propres est de n’avoir pas de mains ! On retrouve ici l’opposition faite par Max Weber entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction.
Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que lorsque Péguy écrit cela, en 1910, c’est pour faire retour sur les suites de l’affaire Dreyfus, qui fut non seulement l’événement déclencheur de son engagement, mais le véritable pivot de sa courte vie. Lorsqu’il dénonce la « banqueroute frauduleuse de l’affaire Dreyfus dans la fourberie politicienne », ce qu’il reproche à ses anciens amis dreyfusards, c’est d’avoir trahi la « mystique » qui avait motivé leur engagement en exploitant de façon politicienne leur victoire. « La mystique républicaine, dit-il, c’est quand on mourait pour la République ; la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit ». « La fidélité, la constance dans l’action ne consiste pas à suivre dans la voie de l’injustice les anciens justes quand ils deviennent injustes », écrivait-il le 15 mars 1904. Belle maxime dont on aurait plus d’une occasion de faire usage.
Ce qui pose problème, ce n’est donc pas tant la « mystique » que l’usage globalement péjoratif que Péguy semble faire du mot « politique », comme si la mise en œuvre politique d’un projet fondé sur des principes ne pouvait qu’entraîner sa dénaturation, comme si la politique ne pouvait se substituer à la mystique sans détruire les valeurs qui la fondent, comme si la politique elle-même était inévitablement synonyme de carriérisme, d’affairisme et de corruption. Excès de pessimisme ? Péguy ne méconnaît pourtant pas les nécessités du gouvernement, pas plus d’ailleurs qu’il ne conteste le principe de l’élection. On sent qu’il en tient pour une politique capable de conserver l’élan initial qui la porte, car il n’est pas étranger au réalisme politique. Au moins a-t-il le mérite de rappeler que vouloir mettre en œuvre une telle politique revient à s’engager dans une voie étroite.
PHILITT : Vous considérez qu’il faut faire remonter la crise de la modernité au christianisme en passant par les Lumières. Quel regard jetez-vous sur le catholicisme de Péguy ?
Alain de Benoist : Il me touche au plus profond, comme me touchent toutes les manifestations de la foi populaire. Ce que j’ai pu écrire de l’implication du christianisme dans l’avènement de la modernité, par le détour de la sécularisation, appartient à un autre registre. En même temps, je ne perds pas de vue ce que le catholicisme de Péguy a de singulier. Lorsqu’il se convertit en 1908, après la parution du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, il n’en devient pas pour autant pratiquant. Fidèle à sa méthode, il va jusqu’à décrire sa foi comme un « approfondissement » de son athéisme. Georges Sorel ne croira d’ailleurs jamais à sa conversion. Le pèlerin de Chartres ne rejoint pas non plus l’Église dans ses orientations politiques. Il reste partisan de la séparation de l’Église et de l’État, tout en condamnant les excès du combisme, qu’il interprète comme un cléricalisme dirigé contre les croyants. Ce qu’il dit de la dégradation de la « mystique » n’épargne pas l’Église, qu’il estime désertée par l’esprit de charité, gagnée par le « modernisme du cœur », transformée en « gendarmerie sacrée », comme le disait Berth. « La chrétienté n’est plus peuple », écrit-il dans Notre jeunesse, elle « n’est plus socialement qu’une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société ». Il aurait sans doute apprécié le pape François !
PHILITT : Dans Mémoire vive, vous expliquez qu’après Rousseau et Marx, Péguy fait partie (avec Sorel, Proudhon…) de ceux qui ont été décisifs dans votre conversion à l’antilibéralisme. Pouvez-vous nous dire en quoi ?
Alain de Benoist : Ce n’est pas tout à fait ce que j’explique dans Mémoire vive, car ma critique du libéralisme est très antérieure à ma découverte de Péguy. En fait, ce que j’ai aimé d’emblée chez Péguy, c’est son côté « mécontemporain », pour reprendre l’expression d’Alain Finkielkraut, et le fait que chez lui la critique du monde moderne, la critique de la bourgeoisie, la critique de l’argent, ne fassent qu’un. Je pense que c’est par là qu’il se révèle plus actuel que jamais. J’aime sa façon de parler du passé : « On vivait alors. On avait des enfants. Ils n’avaient aucunement cette impression que nous avons d’être au bagne. Ils n’avaient pas comme nous cette impression d’un étranglement économique, d’un collier de fer qui tient à la gorge et qui se serre tous les jours d’un cran » (L’argent). On sait que pour lui, le monde moderne, c’est la « panmuflerie sans limites ». C’est « le monde qui fait le malin, le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas […] C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, même pas à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique ».
Mais ce que j’apprécie plus encore, c’est que cette critique radicale du monde moderne n’a rien d’un restaurationnisme, qu’elle s’appuie au contraire sur l’idée d’une continuité profonde entre le passé et le présent. Quand Péguy fait l’éloge du passé, ce n’est jamais pour regretter les hiérarchies d’Ancien Régime, contrairement à Maurras, mais pour faire l’éloge des vertus intemporelles des artisans, des travailleurs et des terriens. La monarchie, d’ailleurs, lui paraît avoir été parfois plus républicaine que la République : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France », dit-il en 1913. C’est pour cela qu’il dit aussi que c’est à travers le peuple que la France peut se réconcilier avec elle-même. Lorsque Péguy regarde vers le passé, c’est pour en appeler à une continuité – et pour faire le constat de cette continuité. Quand il fait allusion à ce « noyau incandescent » des traditions qui peut être toujours actualisé, on voit bien que l’histoire ne se conçoit pour lui que comme résurrection vivante du passé. Ce thème de la continuité est l’un de ceux qui reviennent le plus souvent sous sa plume.
Et puis, il y a l’homme, et il y a le style, et il y a la langue. Hans Urs von Balthazar a qualifié Péguy de « prophète de la fidélité », ce qui me paraît très juste. La fidélité va de pair avec la continuité, tout comme la loyauté et ce qu’il appelle la « pureté », c’est-à-dire le sens de la justice morale. Péguy est un homme qui n’a jamais lâché prise.
J’aime enfin son itinéraire transversal. C’est auprès de ceux qui ont assumé au cours de leur vie des positions contradictoires, voire opposées, sous réserve bien entendu que l’opportunisme n’ait jamais joué le moindre rôle dans cette évolution, que l’on a toujours le plus à apprendre. Il est habituel, concernant bien des auteurs, d’opposer leur œuvre de jeunesse et leur œuvre de maturité. Péguy n’échappe pas à la règle : il y aurait un « premier » Péguy, socialiste et dreyfusard, anticlérical et homme de gauche, et un « second » Péguy, devenu patriote et catholique. Pour user du langage de la vulgate, Péguy serait passé « de gauche à droite », tout comme Georges Valois est passé « de droite à gauche ». Mais ces deux Péguy n’en font évidemment qu’un. Il l’a dit lui-même dans Notre jeunesse : « On peut publier mes œuvres complètes, il n’y a pas un mot que j’y changerais ».
C’est le même homme qui a fait ce parcours, qui l’a conduit à assumer successivement ou simultanément des positions que d’autres ont soutenues séparément, même s’il ne cherche jamais à en faire la synthèse, parce qu’il répugne à la dialectique et qu’en outre il déteste la corruption ou le mélange des ordres. Quand il déclarera s’être converti, par exemple, il dira que c’est en tant que dreyfusard qu’il a redécouvert la foi catholique car, s’il s’est engagé en faveur de Dreyfus, c’est d’abord parce qu’il avait au cœur la vertu de charité (« notre dreyfusisme était une religion »). Il récuse d’ailleurs l’idée que la laïcité puisse être enfermée dans l’opposition du temporel et du spirituel. Mais à l’inverse, il nie la frontière qui séparerait la transcendance et l’immanence : « Car le surnaturel est lui-même charnel / Et l’arbre de la grâce est raciné profond / Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond » (Eve, 1913). Péguy n’a jamais appartenu ni à la Ligue des droits de l’homme ni à la Ligue des Patriotes C’est justement ce qui rend son parcours passionnant, parce qu’il nous fait comprendre le caractère artificiel du clivage droite-gauche.
PHILITT : Vous revendiquez, si je ne m’abuse, le statut d’intellectuel. Comprenez-vous la critique que formule Péguy dans De la situation faite au parti intellectuel ?
Alain de Benoist : Je la comprends très bien. Mais permettez-moi d’ajouter qu’on peut très bien dénoncer le « parti intellectuel » tout en étant soi-même un intellectuel ! Edouard Berth, auteur des Méfaits des intellectuels (1914), ouvrage que j’ai réédité il y a quelques années, était un pur intellectuel. Je n’ai pas l’impression que le cas de Péguy soit très différent. Le regretté Jean Bastaire, qui fut l’un des meilleurs connaisseurs de l’auteur de L’argent, l’a même dit tout crûment : « S’il y a un homme qui est un intellectuel, un grand intellectuel, c’est bien Péguy ».
La critique des intellectuels n’est pas une chose rare. On la retrouve dans les milieux les plus divers, inspirée tantôt par le « bon sens », tantôt par le goût du réalisme politique. Dans la plupart des cas, elle se ramène à opposer le « concret » à l’« abstrait ». Mais cette opposition peut s’entendre de différentes façons. Marx opposait le « travail vivant », exploité par la logique du capital, au « travail abstrait » dicté par la spéculation capitaliste. Maurras s’en prenait aux « nuées » idéologiques, à la façon de Taine. Ludwig Klages opposait, face à l’Esprit, les prérogatives de l’Ame. Sorel, de son côté, s’en prenait aux « histrions » toujours portés à oublier le réel. Il y a de tout cela chez Péguy, mais il y a aussi autre chose, à commencer par la conviction que l’intelligence ne peut se couper du tissu concret de l’histoire et de la réalité.
Chez Péguy, la dénonciation du « parti intellectuel » ne se double pas d’une dépréciation de l’intelligence. Ce n’est pas non plus une critique de type « populiste » ni une critique qui relèverait de l’irrationalisme, du mysticisme ou de l’intuitionnisme bergsonien. C’est une critique qu’il faut replacer dans son contexte.
Péguy reproche certes aux intellectuels leur goût des abstractions pures, des grands mots qui ne renvoient à rien – même s’il ne dédaigne pas d’en user lui-même. En bon libertaire, il leur reproche aussi leur carriérisme et leur autoritarisme, leur façon de se lier au pouvoir (l’« utilisation de l’intelligence par la force ») et de vouloir faire de leur idéologie particulière une pensée obligatoire. Il leur reproche de se croire en position de surplomb. Péguy, lui, tient la réalité pour inenglobable et se veut un défenseur de la pluralité. « Je n’éprouve aucun besoin d’unifier le monde », écrit-il en 1901. « Je ne suis nullement l’intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple », dit-il aussi. C’est bien pourquoi il vise avant tout les professeurs de la Sorbonne, les intellectuels de la chaire (ex cathedra) qui dominent l’enseignement supérieur, et aussi le positivisme scientiste, l’école sociologique de Durkheim, les historiens à la Lavisse, les amis de Lucien Herr et de Ferdinand Buisson, toutes « autorités » auxquelles il oppose volontiers les instituteurs, ces prolétaires de la culture.
Nous ne sommes évidemment plus à cette époque où les grands intellectuels pouvaient affirmer leur autorité morale en prétendant s’exprimer au nom des « sans voix ». En 1976, Michel Foucault avait bien montré, dans un texte intitulé La fonction politique de l’intellectuel, comment l’« intellectuel universel » à la Jean-Paul Sartre a aujourd’hui cédé la place à l’expert ou au spécialiste universitaire, dont les avis ne s’apprécient plus qu’en critères d’utilité et de rendement. Ce déclin de l’intellectuel, corrélatif de celui de l’Université, n’a cessé de s’accentuer. Aujourd’hui, il n’y a plus de position de surplomb. Mais ce n’est pas pour autant que l’intellectuel ne sert plus à rien. Je reste convaincu qu’il lui revient toujours le rôle de comprendre et de faire comprendre le moment historique dans lequel nous vivons.
PHILITT : Ce texte semble par ailleurs être une réponse à L’avenir de l’intelligence de Charles Maurras…
Alain de Benoist : Péguy n’a jamais été proche de Maurras. Sa pensée présente en revanche quelques points communs avec celle du jeune Barrès, le collaborateur de La Cocarde, même si elle récuse par ailleurs son déterminisme (le peuple, chez lui, n’a rien à voir avec l’ethnie). Cela dit, je ne suis pas sûr que ses attaques contre le parti intellectuel visent au premier chef le grand théoricien de l’Action française. Il me semble au contraire que, dans L’avenir de l’intelligence, dont le texte a paru pour la première fois dans la revue Minerva en 1902, Maurras développait certaines idées que Péguy aurait pu approuver, au moins dans leurs grandes lignes, puisque l’ouvrage se veut avant tout le récit du processus qui, à partir de l’époque des Lumières, a abouti à la prise du pouvoir généralisée par les forces de l’argent et à l’asservissement progressif des écrivains français qui en a résulté. Maurras, au passage, ne se prive pas lui-même de s’en prendre aux intellectuels ! Tout au plus peut-on dire que Péguy ne souscrivait évidemment pas au royalisme contre-révolutionnaire qui imprègne ces pages ni à l’idée naïve, et manifestement fausse quand on sait le rôle que la bourgeoisie marchande a joué sous la monarchie, que le pouvoir de l’argent ne s’exerçait pas avant la Révolution.
PHILITT : Péguy et Rolland incarnent deux figures antagonistes de l’écrivain. Le premier a embrassé son destin pour mourir la veille de la bataille de la Marne, le second a préféré rester « au-dessus de la mêlée ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Alain de Benoist : Je trouve la position de Romain Rolland parfaitement respectable. En affirmant se situer « au-dessus de la mêlée », Rolland ne prétendait nullement se réfugier dans une sorte de neutralité. Dans sa série de textes publiés à partir de septembre 1914 dans le Journal de Genève (série dont il faut rappeler qu’elle devait à l’origine s’appeler « Au-dessus de la haine »), il eut au moins le mérite, alors que la folie guerrière déferlait sur toute l’Europe, de condamner cette unanimité et de prévoir que la Grande Guerre se solderait par une affreuse boucherie (« quelle que soit l’issue, l’Europe sera mutilée »). Avant de s’engager dans une voie toute différente, il fut d’ailleurs quelque temps lié lui-même à Péguy, à l’époque où il enseignait l’histoire de l’art à l’École Normale, et Péguy a publié plusieurs de ses livres (Les loups, Le triomphe de la raison).
PHILITT : Pensez-vous que la critique du socialisme que formule Péguy, socialisme antipatriotique, anticatholique et antimilitariste incarné par Gustave Hervé et Emile Combes, soit encore valide aujourd’hui ?
Alain de Benoist : On sait que les premiers écrits de Péguy (De la cité socialiste, 1897) portent la marque d’un socialisme utopique à la Fourier. Sa « cité harmonieuse » n’est pas loin du phalanstère de papier ! C’est également à cette époque qu’il écrit que l’on ne peut « se dire socialiste sans s’efforcer de vivre dans un état de pureté morale parfait ». Il s’est ensuite un peu défait de cet idéalisme, mais il a continué de s’inscrire dans la filiation de Proudhon, voire de Pierre Leroux. Il a aussi été très proche de Sorel et de Berth, et l’on retrouve sous sa plume des traits d’inspiration blanquiste qu’il combine sans mal avec ses tendances libertaires. Formé à l’École Normale supérieure à une époque où Lucien Herr en était le bibliothécaire, il connaît très bien les idées socialistes de son temps, y compris celles de Marx. Il récuse le socialisme d’État et ne souscrit pas à l’idée de lutte des classes, qui relève selon lui du ressentiment, mais il n’en trace pas moins une frontière très nette entre le monde aliéné des travailleurs et celui de la bourgeoisie capitaliste qui l’asservit. Rien ne serait donc plus erroné que de lui attribuer, même dans la seconde partie de sa vie, une hostilité de principe au socialisme.
Pour comprendre sa critique du socialisme, il faut se souvenir de ce qu’était le mouvement socialiste au tournant du siècle et de ce qu’on appelait alors de ce nom. Sa critique se relie directement à ce qu’il dit de la façon dont la mystique s’est dégradée en politique. C’est d’abord une critique de l’embourgeoisement du socialisme, tout à fait comparable à celle que développent à la même époque Georges Sorel et Le Mouvement socialiste, la revue de Hubert Lagardelle. Comme Sorel, Péguy voit avec tristesse le socialisme s’acheminer vers le parlementarisme, et donc vers le réformisme. En 1905, la création du parti socialiste-Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), qui rassemble les anciens blanquistes et les allemanistes, équivaudra pour lui à brader à la fois les acquis du mouvement ouvrier et l’idéal du républicanisme au profit de la démocratie parlementaire, à ses yeux synonyme de « pourriture politicienne ».
Péguy avait aimé le premier Jaurès, socialiste, patriote et épris de justice morale, rallié à la cause de Dreyfus en août 1898 (après l’avoir d’abord cru coupable). Il exècre le Jaurès devenu réformiste, qu’il dit être être « mû par les plus bas intérêts électoraux ». De façon excessive, il va jusqu’à voir en lui le « traître » par excellence. Il lui en veut d’avoir tendu la main à ceux des socialistes (Jules Guesde, Edouard Vaillant, Paul Lafargue) qui, lors de l’Affaire Dreyfus, avaient estimé qu’ils n’avaient pas à prendre position dans cette « affaire bourgeoise ». Il lui reproche surtout de s’être même acoquiné avec Gustave Hervé, l’antimilitariste opposé à toute forme de patriotisme dont l’attitude pouvait laisser croire que, comme le prétendaient les adversaires de Dreyfus, la cause dreyfusarde était celle de l’« anti-France ». (L’ironie de l’histoire est que Gustave Hervé, rallié en 1914 à l’Union sacrée, se ralliera alors au camp des super-patriotes !) Pour Péguy, le socialisme est au contraire profondément patriote. Il n’a rien à voir avec l’antimilitarisme, le matérialisme ou l’idéologie du progrès.
En reprenant l’analyse de Jean-Claude Michéa, on pourrait dire que Péguy déplore la façon dont le « socialisme », au moment de l’affaire Dreyfus, s’est rallié aux idées libérales et « progressistes » au lieu de s’en tenir à la défense du peuple. Une telle critique n’est pas sans évoquer des auteurs comme George Orwell, avec son insistance sur la « common decency », et Christopher Lasch. C’est en effet une critique du socialisme portée au nom de socialisme. Car Péguy n’a jamais cessé de penser que la misère économique (qu’il ne confond pas avec la pauvreté) est un « instrument de servitude sans défaut », ainsi qu’il l’écrivait déjà dans De Jean Coste en 1902. « Nous n’avons pas la présomption d’imaginer, de fabriquer, d’inventer une humanité nouvelle […] Nous voulons libérer l’humanité des servitudes économiques ».
PHILITT : Dans quelle mesure pouvons-nous dire que Bernanos est un héritier de Péguy ? Il semble d’ailleurs que Péguy ait fait évoluer Bernanos sur un certain nombre de positions…
Alain de Benoist : La lecture de Péguy a peut-être aidé Bernanos à prendre ses distances vis-à-vis de l’Action française, et aussi de Drumont. Mais ce qui saute aux yeux, c’est leur commune inspiration. Comme Péguy, Bernanos voit dans la société moderne une grande corruptrice, où la politique représente l’incarnation même de la dégradation des mœurs. Lui aussi considère que le monde moderne « est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable » (Note conjointe sur M. Descartes), claire allusion au flux perpétuel de cet équivalent universel qu’est l’argent. Dans le monde moderne, « tout advient sur le mode de la disponibilité » (Alain Finkielkraut), parce que tout devient calculable, tout relève du seul ordre de la quantité. Face à cela, Bernanos et Péguy savent tout deux se montrer pamphlétaires. Mais ce que l’un dit avec les mots du poète et du philosophe, l’autre le dit avec ceux du romancier. En outre, chez l’auteur de Sous le soleil de Satan et de La France contre les robots, cette critique s’inscrit dans une réflexion beaucoup plus large, presque obsessionnelle, sur la présence du mal dans le monde. Quand on analyse cette réflexion, on constate que le catholicisme de Bernanos n’est pas moins hétérodoxe que celui de Péguy, car il pose la question du mal d’une façon plus chrétienne qu’il n’y répond.
Mais au-delà de Bernanos, il faudrait encore évoquer l’influence que Péguy a exercée sur toute la génération des « non-conformistes des années trente », à commencer bien sûr par Alexandre Marc, Robert Aron et Emmanuel Mounier. En 1943, Bernanos disait de Péguy : «Son heure sonnera ». Elle a largement sonné depuis.
PHILITT : Comment expliquez-vous le fait que Péguy ait été récupéré à la fois par la Révolution nationale et par la Résistance ?
Alain de Benoist : Je n’y vois rien d’étonnant. Il y a chez Péguy suffisamment de facettes, et aussi d’« ambiguïtés », pour que tout le monde ou presque puisse se réclamer de lui. C’est en outre le lot commun de tous ceux qui ont assumé une position transversale que d’avoir eu des postérités opposées. En refusant de parler au nom d’un parti, Péguy s’est mis en position d’être « récupéré », à plus ou moins bien escient, dans des mouvances tout à fait différentes. Les récupérateurs de Vichy se sont d’ailleurs paradoxalement vus confortés dans leur position lorsque Bernard-Henri Lévy, s’abritant de façon assez ignominieuse derrière Julien Benda, est allé jusqu’à faire jusqu’à faire de l’ancien dreyfusard un précurseur du « national-socialisme à la française » ! Aujourd’hui encore, ce qui est frappant, c’est l’incroyable diversité d’orientation des péguystes, de Jacques Julliard à Jean Bastaire, de François Bayrou à Edwy Plenel, de Chantal Delsol à Roger Dadoun, d’Alain Finkielkraut à Jacques Viard. Les seuls assurément qui ne sauraient se réclamer de lui sont les bourgeois orléanistes. Rappelons-nous ce que disait Péguy : « Tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme : orléanisme de la religion, orléanisme de la république ». Un avertissement qui vaut toujours aujourd’hui.