La constitution de 1958, fixant les bases de la Vème République, n’est pas née uniquement de la guerre d’Algérie et de la crise institutionnelle qui secouaient alors la France. Elle est avant tout fille de la pensée politique du général de Gaulle qui a synthétisé les mouvements nationalistes et monarchistes à la croisée des siècles. Ainsi, Kiel et Tanger, l’essai géopolitique de Charles Maurras, paru en 1910, apparaît comme une source d’inspiration de la Vème République. Le livre développe également une puissante analyse de la politique européenne d’avant la Première Guerre Mondiale.
Charles Maurras incarne, sur la boussole de notre monde politique, une droite honnie, réactionnaire et hostile à la République que la classe dirigeante regarde aujourd’hui avec défiance. Pourtant, son œuvre, tombée dans l’oubli, n’est pas une succession de textes haineux et d’appels aux pogroms. Malgré un antisémitisme assumé, qui n’est pas le cœur de sa réflexion, la lecture de Maurras reste précieuse pour celui qui s’intéresse à l’histoire des idées et de la politique française. Ses écrits monarchistes ont en effet structuré une partie de la droite française et inspiré paradoxalement la constitution de la République sous laquelle nous vivons actuellement.
D’une alliance à l’autre
La thèse de Kiel et Tanger est simple : seule la monarchie est capable de diriger la France car la République est impuissante à mener une vraie politique étrangère, stable et libérée des passions politiques. Dans une période agitée par la rivalité franco-allemande, la France risque de céder à l’instabilité politique. Celle-ci la mine de l’intérieur et la rend impuissante à l’extérieur. Afin d’illustrer sa thèse, le chantre du « nationalisme intégral » analyse le renversement d’alliance qui s’opère dans la politique étrangère française entre les deux bornes chronologiques que sont la rencontre au large de Kiel entre les escadres russes, allemandes et françaises, en 1895, et le coup de Tanger, événement politique majeur provoqué par l’arrivée surprise de l’empereur allemand au Maroc en 1905.
Kiel est le symbole de l’alliance franco-russe mise en place par le gouvernement conservateur et son ministre des Affaires étrangères, Gabriel Hanotaux. Cette stratégie est marquée par le rapprochement entre les deux pays et l’Allemagne. Une alliance contre nature puisque depuis la défaite de 1870, la France cultive un esprit de revanche afin de récupérer ses provinces perdues. L’objectif est d’unir ces puissances continentales contre la thalassocratie anglaise qui domine les mers et le commerce mondial. Une stratégie absurde selon Maurras, car la France choisit d’affronter la première marine de guerre du monde sans développer la sienne qui reste faible au regard de la flotte britannique. La République lui paraît donc incapable d’assumer ses ambitions stratégiques. Cette hostilité à l’encontre de la puissance britannique débouche sur la crise de Fachoda en 1898 qui oppose alors la France et la Grande Bretagne sur une question de frontières coloniales en Afrique subsaharienne. Les deux pays sont au bord d’une guerre, finalement désamorcée par la négociation et un recul français jugé déshonorant par Maurras et les milieux nationalistes.
La même année, l’instabilité gouvernementale française amène au pouvoir l’opposition de gauche républicaine, avec la nomination de Théophile Delcassé au ministère des Affaires étrangères. Loin de continuer cette politique de confrontation avec l’Angleterre, Delcassé renverse le jeu et cherche à concilier les deux impérialismes coloniaux, britannique et français. En 1905, cette conciliation amène les deux pays à signer l’Entente Cordiale. Ce rapprochement est perçu par les Allemands comme un acte hostile. Afin de marquer son opposition à la nouvelle stratégie française, le kaiser Guillaume II décide de faire un coup d’éclat.
L’empereur allemand débarque dans la ville marocaine de Tanger où il prononce un discours proclamant l’hostilité de son pays à la création d’un protectorat français sur cette partie du Maghreb. À la suite de cette annonce, l’émotion est immense en France et la crainte de la guerre oblige le pays à se soumettre. Le gouvernement décide alors de renvoyer le ministre des Affaires étrangères Delcassé pour répondre aux exigences allemandes. Maurras y voit un nouveau recul déshonorant : « Malgré tout ce qu’il faut penser du système, du rôle et du personnage de ce ministre présomptueux, il demeure certain que, le jour de sa chute, la France est tombée avec lui. »
La République en accusation
La guerre s’éloigne mais nombreux sont ceux qui pressentent que la revanche approche. Ainsi pour Charles Péguy « ce fut une révélation ». Désormais, le regard du poète ne cessera d’être tourné vers le Rhin. Cette crainte est partagée par une grande partie des milieux nationalistes et pour Maurras, elle est à l’origine de la rédaction de Kiel et Tanger. Crainte doublée d’une défiance envers la République, à ses yeux, incapable de préparer son armée de terre à un affrontement avec la puissance germanique : « Au bas mot, en termes concrets, la faiblesse du régime doit nous représenter 500 000 jeunes Français couchés froids et sanglants, sur leur terre mal défendue. »
Maurras ne se livre pas seulement à une condamnation de la République dans son essence, il la condamne également par pragmatisme. L’instabilité gouvernementale affaiblit sa politique extérieure, soumise aux luttes incessantes entre partis et aux basses combinaisons politiques. Selon le père spirituel de l’Action Française, il y a une inadéquation de nature entre la IIIème République et les impératifs liés à la Défense nationale : « La politique extérieure n’est pas un sentiment, même national : c’est une affaire, on le dit, et l’on dit fort bien. Mais à la condition que le sentiment public ne fasse pas corps avec le pouvoir politique. À condition que l’intérêt soit représenté et servi par un pouvoir indépendant de l’opinion. »
Au travers de ces lignes s’esquisse la République gaullienne. En effet, on a trop souvent sous-estimé l’importance de Maurras dans la constitution de la pensée du général de Gaulle. Durant sa jeunesse, l’homme du 18 juin a forgé sa culture politique à la lecture de Maurras et de nombreux auteurs nationalistes comme Maurice Barrès ou Ernest Psichari. Dans un hommage étonnant, le général de Gaulle déclara même : « Maurras avait tellement raison qu’il en est devenu fou ! ». Ainsi, quelque cinquante années avant la proclamation de la Vème République, les axes structurants de la politique extérieure sont posés dans cet essai. Selon la pensée politique maurrassienne, la France doit être menée par un roi placé au dessus des intrigues politiques. De Gaulle donnera à la France ce monarque républicain au rôle arbitral, un exécutif « juste et fort » auquel le suffrage universel apportera la légitimité de la nation.
La France doit pouvoir manœuvrer
Maurras n’est pas un nationaliste aveugle. Son analyse de la puissance française est objective et lucide. À l’aube du nouveau siècle, il perçoit l’avènement des empires dont le but sera de soumettre et de dominer : « La population de l’Europe s’est accrue. L’Amérique s’est colonisée et civilisée. Nos vingt-cinq millions d’habitants à la fin du XVIIIe siècle représentaient la plus forte agglomération politique du monde civilisé. Aujourd’hui, cinq ou six grands peuples prennent sur nous des avances qui iront bientôt au double et au triple. La terre tend à devenir anglo-saxonne […] Que pourra faire la petite France entre tous ces géants ? » Visionnaire, il ajoute encore : « Un monde ainsi formé ne sera pas des plus tranquilles. Les faibles y seront trop faibles, les puissants trop puissants et la paix des uns et des autres ne reposera guère que sur la terreur qu’auront su s’inspirer réciproquement les colosses. Société d’épouvantement mutuel, compagnie d’intimidation alternante.» Ainsi, avec un demi-siècle d’avance, c’est la guerre froide que Charles Maurras semble annoncer de manière étonnamment prophétique. Georges Pompidou déclarera ainsi dans les années 1970 que « dès 1910, Maurras avait prévu le monde actuel ».
Dans ce contexte, Maurras analyse avec finesse et clairvoyance les atouts (géographie, francophonie…) sur lesquels la France devrait s’appuyer. Il souhaite voir sa patrie en chef de file des puissances moyennes, prêtes à reconnaître son autorité morale. Celles-ci pourront alors s’extraire de la vassalité imposée par les puissances impériales. Ces alliances permettront ensuite à la France de « manœuvrer » avec force dans le jeu des nations. La grande politique extérieure gaullienne doit beaucoup à cette stratégie que Maurras a théorisée au début du XXème siècle. Cette politique extérieure s’inscrit dans une continuité historique. Elle perpétue une tradition héritée de la monarchie capétienne qui avait réussi habilement, durant de nombreux siècles, à désenclaver la France pour affirmer la puissance d’un royaume naissant face à l’empire Plantagenet, à l’Ouest, et au Saint Empire Romain Germanique, à l’Est.
En gravant dans le marbre constitutionnel la Vème République, de Gaulle a tenté de concilier deux systèmes politiques éloignés l’un de l’autre par la rupture que représente, aux yeux de Maurras, l’exécution du roi en 1793. En associant stabilité monarchique et légitimité démocratique par le biais d’un exécutif puissant, de Gaulle a pu, sous sa présidence, porter très haut la voix de la France dans le monde. L’empreinte intellectuelle de Maurras sur la diplomatie du début de la Vème République apparaît ainsi comme fondamentale. Kiel et Tanger est donc un ouvrage majeur de notre histoire politique et demeure, comme l’écrivait le philosophe maurrassien Pierre Boutang, « un acquis pour la suite des temps ».