Dans notre société, le journaliste n’est pas qu’un simple transmetteur d’informations, il est aussi l’incarnation d’un principe supérieur, la liberté d’expression, qui constitue le pilier, l’âme de la république. Telle est la conception moderne du journalisme.
Ce phénomène de sacralisation a connu une nouvelle dynamique avec les attentats de janvier. En effet, depuis l’assassinat de membres de la rédaction de Charlie Hebdo, une nouvelle conscience journalistique éclot en France, et le rôle de défenseur de la liberté d’expression est pris très au sérieux par une partie des journalistes français dont ceux du groupe Canal Plus. Bien que le Petit Journal soit une émission de type « infotainment », c’est-à-dire qui mêle divertissement et informations, la rédaction revendique elle aussi le rôle de défenseur de la liberté de la presse. La farce médiatique étant devenu trop flagrante, il fallait cacher sa médiocrité derrière les étendards et les principes sacrés de la république. Au détriment de la transmission d’informations, chatouiller la fibre Charlie des téléspectateurs n’est qu’une énième façon de renouveler le « contenu » des émissions.
Le drame du 1er mai
Les incidents qui ont émaillé le 1er mai illustrent parfaitement cette nouvelle posture journalistique. Vendredi dernier, à l’occasion du rassemblement annuel du Front national, l’équipe du Petit Journal a été prise à partie par Bruno Gollnisch, figure de proue du mouvement frontiste, et devant les caméras, celui-ci a brandi son parapluie pour asséner des coups aux journalistes. Pas de doute, c’est une agression, et sur les réseaux sociaux, c’est l’avalanche, les tweets fusent. Chacun veut exprimer son indignation face à cette attaque d’une violence insoutenable visant d’honnêtes journalistes. Les journaux titrent : Pluie de coups contre des journalistes ! Suivent les premières réactions de la part des membres du gouvernement qui apportent leur soutien au Petit Journal, victime de militants du FN qui, décidément, restent les méchants bruns qu’ils ont toujours été. Sur Twitter toujours, le Petit Journal indique que les équipes sur place ont été violemment molestées.
Yann Barthès et les siens rejoignent le martyrologe journalistique ! Rien de plus frappant pour se mettre en valeur dans la république abonnée à Charlie Hebdo. Le mécanisme de propagande est en marche. La classe politico-médiatique est de tout cœur avec ces nouvelles victimes de la liberté d’expression. Yann Barthès joue son petit jeu médiatique, lundi matin, au micro de France Inter, et explique que jamais le Petit Journal n’avait connu une agression de cette ampleur. Le soir même, durant l’émission, les images de l’incident sont diffusées. Parapluie, quelques coups. Les Femen sont invitées. On s’auto-congratule. On plaisante sur l’évènement, mais on rappelle que le FN est le mal et nous sommes bien courageux de l’affronter, avez-vous bien compris chers téléspectateurs ? Vous avez de la chance de nous avoir.
Du courage en journalisme
Mais la médiocrité des journalistes de Canal Plus ne s’arrête pas là. Ces défenseurs de la liberté d’expression s’arrogent un autre droit : celui de juger le travail d’autres journalistes. Parmi leurs cibles récurrentes, on trouve Russia Today, la première chaîne d’informations de Russie. Quelques mois auparavant, sur le plateau du Grand Journal, après avoir appris que Russia Today ouvrirait une antenne française, les journalistes présents sur le plateau se fendaient d’un sourire. Le propos était clair : RT étant inféodé au Kremlin, il était exclu que cette chaîne puisse revendiquer pour ses employés le titre saint de journaliste. Ils sont ainsi étiquetés comme « propagandistes », simples instruments du pouvoir poutinien. Nous ne pouvons pas être surpris de cette vision aussi tranchée, car pour les journalistes de Canal Plus, qui brillent régulièrement par la pertinence de leurs analyses géopolitiques, le monde est clair et simple. Stupides journalistes russes, s’ils pouvaient être éclairés comme nous le sommes, nous les vrais journalistes.
Pendant ce temps, en Ukraine, des journalistes de Russia Today subissaient des arrestations arbitraires et des menaces de la part du nouveau pouvoir, comme le confirment ce rapport de l’ONG Human Rights Watch. Ce mois-ci, la liste des détenus s’est allongée et, à mesure que le conflit au Donbass s’intensifiait, les journalistes de RT – qu’ils soient de nationalité russe ou non – étaient volontairement pris pour cible par les forces de sécurité ukrainiennes. Régulièrement, des journalistes disparaissent en pleine capitale ukrainienne, quand ils ne sont pas tout simplement assassinés.
Mais cela importe peu, car aujourd’hui, c’est le Petit Journal qui est à la pointe du combat pour la liberté d’expression. Aller dans les cortèges FN à Paris et avoir des courbatures le lendemain, voilà en quoi consiste le véritable héroïsme journalistique. Mais nous pouvons être rassurés : les victimes se remettent du choc du 1er mai, et bientôt l’équipe du Petit Journal pourra se rendre au festival de Cannes. Parce que s’il faut penser à informer les téléspectateurs, l’équipe du Petit Journal doit aussi chercher à divertir ; son public étant principalement composé de « jeunes » (du moins tels que les journalistes de Canal les conçoivent), il faut allier le chic de la Croisette à la subversion journalistique. Tel est le dur combat pour la liberté de la presse dans la république post-11 janvier.
Quant aux assassinats de journalistes en Ukraine, ils se poursuivront, même pendant le festival de Cannes. Que des journalistes là-bas affrontent des balles plutôt que des coups de parapluie, cela n’intéresse aucunement tous nos vertueux de la liberté d’expression. La liste des morts peut s’allonger – et elle est déjà longue – ils resteront dans l’anonymat. L’équipe du Petit Journal est à l’image de la classe politico-médiatique française, indécente à force de ridicule.