André Malraux l’avait écrit avec un soupçon d’ironie : Jésus-Christ est le seul anarchiste qui ait réussi, si bien d’ailleurs que Juifs et Romains s’étaient entendus pour le condamner à mort. L’embourgeoisement de l’Église, infectant l’esprit de ses fidèles autant que le cœur le plus pur de sa doctrine, et la déréliction philosophique qui a transformé l’anarchisme initial en un militantisme crypto-libertaire ne doivent pourtant pas occulter la puissance subversive des deux messages originels – qui n’en sont qu’un, comme l’affirme Jacques Ellul.
La religion, hurlent les défenseurs du progressisme moral, c’est l’obscurantisme au service de l’asservissement des masses. Certes pas le bouddhisme et ses divinités bigarrées, au charme kitsch et parfumé, ni d’ailleurs l’islam – sauf lorsqu’il assassine, auquel cas on s’arrangera avec les mots en déclarant que, non, assurément, « ce n’est pas ça l’islam ». Au christianisme, ces pieux juges de la morale sans dieu ne font pourtant guère largesse de leur mansuétude lorsqu’ils le convoquent au procès de son Histoire, et c’est avec un malin plaisir qu’ils lui présentent ses chefs d’accusation. L’accusé, pour se défendre, n’a guère le droit de balbutier maladroitement que, vieille de cinq siècles, l’Inquisition n’a causé la mort que d’une vingtaine de personnes et que « ce n’est pas ça le christianisme ». Sommé de rendre compte de chaque cadavre jonchant la route des croisades comme du moindre attouchement pédophile perpétré par un prêtre, il ne lui reste plus qu’à s’excuser pitoyablement et à se tenir à carreau pour se faire pardonner – que ne lui prenne pas l’envie de s’opposer au Progrès lorsqu’il frappera à la porte avec une proposition de loi légalisant le droit d’autrui à ce qu’on gestationne pour lui. La religion ne sera tolérée que si elle donne des gages au monde moderne : on lui ordonne de troquer ses immuables règles contre une éthique démocratique, celle-là même qui s’essouffle à courir après l’évolution de la société et de ses pratiques, hâtée de se mettre à la page des dernières mœurs, de les justifier au nom de leur existence et de s’adapter, encore et toujours, au changement perpétuel.
N’est-ce pas là précisément la manifestation du positivisme le plus exécrable que de tenir tout ce qui existe pour légitime en son droit d’exister ? C’est pourtant contre cette fuite en avant vers nulle part que se dresse le christianisme depuis des siècles, et la compromission du haut clergé ayant distribué ses bénédictions aux rois guerriers n’entache en rien la pureté du texte lui-même. Georges Bernanos, observant la prostitution de l’Église espagnole au franquisme, comme elle s’était auparavant vendue à la République en France, croyait même déceler une raison nouvelle de piété et de révolte dans cette trahison de l’Évangile par ceux supposés en transmettre le message. Le christianisme allié du pouvoir n’est déjà plus chrétien. Lorsque le diable présente au Christ, pour le tenter, les royaumes du monde entier, il lui affirme : « Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes, car elle m’a été donnée, et je la donne à qui je veux » (Luc, IV, 6). Jacques Ellul remarque que le Christ ne conteste aucunement la propriété du diable sur les richesses et les nations du monde, et qu’il se contente de refuser. Ce n’est pas autrement qu’il faut entendre le célèbre « Rendons à César ce qui est à César ». Lorsqu’on l’interroge sur la nécessité de se soumettre à l’impôt prélevé par les Romains, le Christ n’appelle pas à la résignation disciplinée face au pouvoir, pas plus qu’il ne se fait le porte-drapeau d’une révolte de contribuables en colère. Il se contente de rappeler que les pièces de monnaie sont frappées à l’effigie de César, que l’argent lui appartient, et qu’il le lui laisse bien volontiers. Contraint de s’acquitter de l’impôt, le Christ refuse l’affrontement et se contente de faire apparaître une drachme dans la bouche d’un poisson, tournant en dérision cette valeur devant laquelle le monde se prosterne. C’est une exhortation à vivre en dehors du système de l’argent et du pouvoir – et non à le renverser pour le rebâtir autrement.
Le christianisme n’entend pas changer le monde, mais en sortir
Admettre cela, c’est admettre la dépolitisation la plus absolue. L’éternelle « question du pouvoir », celle qui se pose une fois que la Révolution a renversé l’ancien monde et qu’il s’agit d’en construire un nouveau, celle qui ronge l’esprit des grands théoriciens tandis que les insurgés d’hier rôdent aux alentours des ministères de demain, celle qui finit toujours par élever un empire soviétique sur les ruines des révolutions d’octobre – cette question, le christianisme ne se la pose pas. À ses yeux, le pouvoir est justement le problème. Pour le résoudre, il suffit de le rejeter. Néanmoins, dépolitisation ne signifie pas pour autant désocialisation, et c’est justement là que réside la force ardente du christianisme. Le Christ ne se contente pas de délivrer un message : il fonde une communauté. Étrangère à la société, au pouvoir et au monde, elle porte la promesse d’un Homme nouveau. « Vous savez que les princes des nations les dominent ; et que les grands exercent la puissance sur elles. Il n’en sera pas ainsi parmi vous ; mais que celui qui voudra devenir le plus grand parmi vous soit votre serviteur, et que celui qui voudra être le premier soit votre esclave » (Matthieu, XX, 25). Des générations de commentateurs éclairés de la Bible ne crurent pas utile de soulever la question de la communauté et firent peu de cas de l’appel à sortir du monde lancé par le Christ, préférant lancer un appel plus rentable aux croisades. D’autres esprits plus subtils saisirent l’immense portée de cette parole et firent de la refondation de la Communauté l’enjeu central des Évangiles. C’est notamment le cas de Richard Wagner qui y consacra son œuvre ultime, Parsifal, après avoir longtemps erré entre les églises et les barricades.
Avant de conquérir le monde, le christianisme fut une hérésie qui paya cher en martyrs sa sédition. Davantage que le rejet d’un panthéon plus ou moins bricolé et peuplé de divinités importées d’Asie et de Grèce auxquelles les Romains eux-mêmes ne croyaient plus véritablement, c’est la subversion politique qu’on ne pardonna pas aux premiers chrétiens. Car la religion qu’ils abjuraient était une religion d’État, et à travers elle, ce n’est pas une simple spiritualité qu’ils rejetaient, mais un système de valeurs sociales. Être chrétien signifiait alors ne plus croire en Rome. Le monde qui est le nôtre professe aveuglément une religion démocratique à laquelle seuls quelques irréductibles naïfs semblent encore disposés à croire avec sincérité, et dont l’immense majorité continue à exécuter machinalement les rituels, comme les Romains célébraient leurs idoles sans plus croire en elles. Combien osent aujourd’hui blasphémer publiquement contre la démocratie ? Combien osent abjurer ses valeurs illusoires, ses orgueilleux droits de l’Homme et son universalisme de façade ? Combien osent être anarchistes comme les chrétiens du premier siècle ? Ceux-là se retirèrent de l’Empire sans lui faire la guerre, et sans en réclamer le trône. L’anarchisme véritable, comme le christianisme originel, ne fantasment pas de futur meilleur, pas plus qu’ils ne luttent pour le faire advenir. Ils le vivent.