Quintus Cicéron adresse à son frère Marcus Tullius Cicéron, grand orateur et auteur des Catilinaires, un Petit manuel de campagne électorale afin de le conseiller dans sa candidature au consulat de 64 av. J.-C. Les commentateurs ont tôt fait d’y voir l’éternel cynisme politique. Or cette lettre est avant tout une mine d’informations pour qui souhaite saisir le fonctionnement de la République romaine. Et si elle nous semble terriblement d’actualité, c’est qu’elle est révélatrice du malaise de notre propre système politique et de l’hypocrisie démocratique.
Dès les premières lignes, le Petit manuel de campagne électorale étonnera ou prêtera à sourire le lecteur contemporain : « si, le plus généralement, c’est le naturel qui prévaut, il semble bien toutefois que, dans une affaire de quelques mois, une attitude étudiée puisse l’emporter sur lui.[1] » C’est ainsi que Quintus justifie l’ensemble de ses conseils, qui sembleront faire l’éloge de l’hypocrisie et de la flatterie : la période électorale est un moment particulier de la vie politique où il faut être prêt à faire quelques concessions d’ordre moral. D’où, par la suite, ce type de recommandations : « ce qui semble pouvoir beaucoup aider un homme nouveau, c’est la sympathie des nobles et surtout des anciens consuls […]. Tous, il faut donc les solliciter, les démarcher par des intermédiaires, et les persuader que nous avons toujours partagé l’opinion politique des Optimates, et n’avons jamais été du parti des Populaires ; et que s’il nous est arrivé de sembler tenir le langage de ce parti, nous l’avons fait à dessein pour nous concilier Cnaeus Pompée […]. » Les alliances politiques ne sont pas un secret à Rome où les magistratures sont partagées entre les patriciens, c’est-à-dire, l’aristocratie sénatoriale. La politique est un métier formalisé par le cursus honorum. L’élection consulaire ne repose pas sur l’attente d’un programme ou sur la défense d’une idéologie : on vote pour deux personnalités qui occuperont ensemble les postes de co-consuls pendant un an. Et si l’évocation des deux partis, optimes et populares peut faire croire à une division bipartite de la vie politique, le court extrait cité démontre bien que les uns et les autres n’hésitent pas à s’allier à tel ou tel parti pour satisfaire leur ambition personnelle.
Ce fonctionnement, aucun citoyen romain ne l’ignore. Il a été allégoriquement représenté par la fable Des Membres et de l’estomac – l’estomac étant les patriciens, les membres les plébéiens – et par la devise même de la cité : senatus populusque romanus. La constitution inégalitaire de la République et le pouvoir de l’aristocratie trouveront longtemps encore, même sous l’empire, de fervents défenseurs. Car le citoyen lambda y trouve finalement son compte, notamment via le clientélisme : l’aristocrate qui brigue la carrière magistrale se doit d’assumer financièrement une clientèle nombreuse à qui il offre des services de tout ordre, garantissant parfois même le minimum vital (nourriture, logement, etc.).
De Cicéron à François Hollande
Existe-t-il des points communs entre l’antique République romaine, censitaire et aristocratique, et notre actuelle démocratie française, universaliste et représentative ? On ne peut nier certaines similitudes dans le jeu politique de l’élection, ainsi lorsque Quintus écrit : « prends bien soin que toute ta campagne soit pleine de pompe, brillante, splendide, populaire » et « si possible de quelque manière, se diffuse concernant tes concurrents une rumeur infamante de crime, d’immoralité ou de corruption accordée à leurs mœurs ». En 2012, les nombreux soupçons de corruption à l’encontre de son adversaire et son positionnement d’homme « normal » ont joué un rôle décisif dans l’élection de François Hollande. Ainsi, comme à Rome, seules l’apparence et l’attitude, la personnalité travaillée, décident des élections. Quid du prétendu programme de nos hommes politiques ? Une fois encore Quintus est explicite : « les gens ne veulent pas seulement qu’on leur fasse des promesses, surtout quand ils sollicitent un candidat, mais encore qu’on leur promette d’une manière généreuse et qui témoigne de la considération. » Et il ajoute : « tout ce que tu ne peux pas faire, ou bien tu le refuses avec grâce, ou bien tu ne le refuses pas du tout : le premier est le fait d’un homme bon, le second d’un bon candidat. »
La République française repose sur les mêmes fondements élitistes et carriéristes que la République romaine. Dans le Figarovox, Maxime Tandonnet en faisait une critique amère : « gouverner, c’est frimer. […] La vie politique française, à l’approche d’une période électorale intense, apparaît comme une simple course à la conquête ou à la préservation des privilèges matériels ou de vanités qui s’attachent aux mandats et aux fonctions. » Une course que les médias, jouant les intermédiaires, retransmettent partialement avec une « tendance à personnaliser l’information, en présentant la vie politique comme une série de conflits entre des individus » (Christophe Piar, Comment se jouent les élections). Dans un cas, la manipulation politique est assumée, dans l’autre elle est niée malgré les outils de communication et d’information toujours plus performants qui pourraient permettre de la décrypter. D’un côté, l’élitisme nobiliaire est aux fondements du régime, de l’autre une caste issue de grandes écoles tente de faire bonne figure sur la scène de la farce démocratique…
Platon et la démocratie
Laissons Platon résumer notre propos : la constitution démocratique n’est « en réalité que le gouvernement de l’élite avec l’approbation de la foule ». Au regard du Petit manuel de campagne électoral de Quintus Cicéron, on peut même dire que tout système politique, reposant sur le principe électoral, semble devoir s’exposer au jeu de la séduction plutôt que de l’argumentation. Au candidat d’être préféré à son concurrent sur des motifs spécieux. Les hommes politiques usent de discours mensongers, démagogiques (du grec démos, peuple et agô, conduire) afin d’être élus. C’est donc le propre de l’orateur démocratique de produire des discours complaisants à l’attention du peuple, et le propre du peuple de désigner comme son chef celui qui l’aura convaincu. Et cela passe nécessairement par le discours.
Mais, en soi, il est difficile de blâmer la recherche de modèle et de figure emblématique, qui n’a d’autres choix que de se fonder sur ce qu’on lui donne à voir. Préserver l’équilibre entre « savoir se vendre en période électorale » et « être un homme motivé par le bien commun », voilà tout l’enjeu du Petit manuel de campagne électorale. Car si Quintus encourage son frère dans ses affaires politiques, il le décrit avant tout comme « un homme pétri de Platon » et donc comme un amoureux de la sagesse. Qu’il y ait beaucoup d’hommes politiques qui savent faire la différence entre l’apparence et le fond de l’âme, qui distinguent lequel des deux est supérieur à l’autre, Platon n’exprime dans le Gorgias que peu d’optimisme : « il est difficile, Calliclès, et souverainement méritoire, quand on a pleine liberté de mal faire, de rester juste toute sa vie. Mais on rencontre peu de caractères de cette trempe. Il y a eu néanmoins dans cette ville et ailleurs, et il y aura sans doute encore d’honnêtes gens pour pratiquer la vertu qui consiste à administrer avec justice les affaires qu’on leur confie. […] Mais la plupart des potentats, excellent Calliclès, deviennent des scélérats. »
[1] La traduction du texte de Quintus Cicéron est de François Prost, maître de conférences à l’université Paris-IV Sorbonne, spécialiste de rhétorique et de philosophie romaine.