Composée au début du XIVe siècle, la Divine Comédie a immédiatement conféré à Dante Alighieri une gloire dont il rayonne aujourd’hui encore. Pourtant, les qualités littéraires de l’œuvre tendent parfois à éclipser sa portée religieuse aux yeux des lecteurs contemporains. Les deux premiers chants, loin de n’offrir qu’une introduction au périple qui s’annonce, décrivent une conception raffinée et novatrice de la vertu, ainsi que de sa place dans le monde médiéval.
À défaut de véritables lecteurs, la Divine Comédie n’a jamais eu de peine à trouver des admirateurs et à survivre, à travers de nombreuses références, dans la culture populaire. Ce sont toutefois les paysages effrayants traversés par Dante et Virgile lors de leur périple à travers l’Enfer qui constituent la plus grande part de ces représentations, qu’elles soient littéraires ou figuratives. Du Paradis et du Purgatoire, peu de traces sont parvenues à s’imprimer durablement dans l’imaginaire collectif, comme s’il n’avait subsisté de cette prodigieuse exhortation en forme de poème que l’aspect le plus violent, le plus dissuasif – celui-là même supposé susciter l’effroi. Réduit à ses pures qualités esthétiques, le premier livre semble perdre sa profondeur religieuse. Pourtant, derrière le très riche foisonnement de détails pouvant parfois exciter une forme de curiosité, se dissimule toujours une signification précise. La géographie de l’Enfer et de ses cercles concentriques se révèle être une allégorie minutieusement pensée par Dante de l’agencement hiérarchisé des péchés, et l’architecture toute entière de l’œuvre reflète les étapes progressives du parcours entrepris par le poète pour retrouver la voie vertueuse.
Les premiers vers laissent apparaître le désarroi d’un homme égaré dans une forêt obscure. La Divine Comédie se présente d’emblée comme l’ambitieuse reconquête morale entreprise par un individu conscient de s’être éloigné du droit chemin, et d’avoir ainsi concédé un terrain précieux au diable. Mais plutôt que de présenter cette errance comme le résultat d’une séduction démoniaque, ou d’une mauvaise conduite, comme tend à le faire la tradition médiévale, Dante affirme qu’il « étai[t] plein de sommeil quand [il] abandonna […] la vraie voie ». Il ne s’agit pas là du récit d’un débauché marginal ayant sciemment rompu avec la bonne société, ni de l’expérience d’un être qu’une insondable intention divine aura soumis à la tentation, mais bel et bien de l’expérience d’un chrétien ordinaire. Adressée à ces bourgeois sans qualités distinctives qu’un mol assoupissement a plongé dans le confort d’une existence dépourvue d’aspirations, la Divine Comédie entend mettre en garde les esprits « normaux », plus de trois siècles avant le projet similaire initié par Pascal sans qu’il puisse l’achever. En effet, ni fervent, ni rebelle, le Florentin moyen est semblable au libre-penseur français du XVIIIe siècle : son indifférence, sournoise et discrète, le mène à sa perte. Face à l’indolence et aux dangers de ce tiède enlisement qui semble capable d’émousser jusqu’à l’âme du croyant le plus sincère, Dante veut montrer l’extraordinaire courage et l’exceptionnel dépassement de soi que nécessite l’aventure à laquelle il se prépare. Il s’agit de retrouver la « via diritta », de se rendre au Paradis et finalement de gagner son salut – une croisade intérieure dont il exalte la joie qu’elle promet à celui qui accepte de s’y livrer, bien loin de l’inertie médiocre des grandes demeures terrestres.
Sur la trace des Anciens
Désespéré par sa rencontre avec la luxure, l’avarice et l’orgueil, vices fondamentaux respectivement symbolisés par une panthère, une louve et un lion, Dante constate avec amertume que ceux-ci obstruent irrémédiablement la voie la plus directe vers le ciel. Conscient de la faiblesse à laquelle le ramène immanquablement sa condition humaine, il s’apprête à renoncer, exprimant ainsi le doute que tout individu a pu, un jour ou l’autre, ressentir : puisque l’âme se révèle si perméable au péché, puisqu’elle semble déjà débordée par ces vices qui l’assaillent sans relâche, à quoi bon tenter de la sauver ? Ne trouvant pas la force nécessaire à un combat qu’il croit perdu d’avance, Dante se voit alors offrir l’aide inattendue de son plus illustre devancier, le poète latin Virgile. L’intervention de ce dernier est pour le moins singulière, puisqu’il admet avoir vécu « au temps des dieux faux et menteurs », c’est-à-dire avant même la naissance du Christ, alors même qu’il se propose d’escorter Dante vers ce Dieu qu’il n’a pas connu.
En réalité, s’il accepte de prendre un païen pour guide, c’est que Dante lui reconnaît une œuvre annonciatrice de l’Évangile, rougissant même lorsqu’il le compare à une « fontaine d’où coule un si large fleuve du parler ». Virgile repose d’ailleurs parmi « ceux qui sont en suspens », c’est-à-dire dans les limbes, et donc pas en Enfer. De même que Platon, grâce à sa conception idéaliste du monde, a pu être considéré comme un prophète du dehors, Virgile voit son héritage sauvé du paganisme et célébré pour son apport précurseur au christianisme – Dante ne manque pas, par la même occasion, de flatter le sentiment national naissant, établissant une filiation linguistique prestigieuse entre l’Italie et l’Empire romain. L’incarnation de la conduite vertueuse par des modèles illustres surgis de l’histoire ne s’inscrit pas uniquement dans la tradition littéraire médiévale, elle constitue une réponse apportée aux lecteurs en proie au doute par Dante lui-même. Virgile fait comprendre à ce dernier que c’est la lâcheté qui lui fait préférer l’inaction au risque d’échouer, aussi futilement qu’elle éloigne l’homme du droit chemin, comme « une fausse vision détourne l’animal ombrageux ». Le témoignage de ceux qui ont déjà accompli ce périple, parmi lesquels Énée descendu aux Enfers pour retrouver son père, ou encore saint Paul ravi au troisième ciel, doit ainsi rayonner tel un phare guidant les pas du chrétien en quête de salut.
La disposition nécessaire d’une âme vertueuse
S’il avait tout d’abord perdu courage, accablé par la flétrissure souillant par avance son âme, Dante sait désormais qu’il est possible de venir à bout de l’épreuve qui l’attend : les exemples sont là qui le prouvent, et le pécheur voit se dégager une voie devant lui. Mais voilà qu’il éprouve désormais le sentiment inverse, découragé par le prestige de ces hautes figures aux pas desquelles il s’estime indigne d’unir les siens. « Digne de cela, ni moi ni aucun autre ne me croit », s’était-il déjà plaint. La gloire infinie de cette indépassable sainteté désespère le bon pèlerin, comme une digue infranchissable fermant l’horizon. Chaque jour, les Européens que côtoie Dante n’expriment-ils pas le même renoncement à travers l’impassible désintérêt dont ils font preuve, convaincus que les saints appartiennent à une espèce supérieure, presque légendaire, de toute façon différente ?
On ne naît pourtant pas saint, et la vie de ces prestigieux personnages devrait tout au contraire inspirer les hommes. Ce n’est donc pas par hasard que Dante précise dans son récit que Virgile a été dépêché auprès de lui par l’intercession de sainte Lucie de Syracuse : la jeune martyre assassinée au IVe siècle s’était vue annoncer, alors qu’elle priait sainte Agathe de guérir sa mère mourante, qu’elle deviendrait sainte à son tour et pourrait accomplir ce miracle elle-même. Elle symbolise le caractère éminemment universel de la sainteté, capable d’éveiller en n’importe quel homme l’appel à communier avec le Christ – ne plus seulement s’en remettre aux saints, mais en devenir un soi-même. Comprenant qu’il n’est pas d’individu qui n’ait en lui la faculté d’emprunter cette voie, Dante reprend peu à peu confiance.
Cette évocation religieuse revêt cependant un aspect bien plus essentiel. Derrière l’apparition salvatrice de Virgile agissait déjà secrètement la bienveillance d’une sainte, dont Dante apprend finalement qu’elle fut sollicitée par Béatrice, sa bien aimée. Ainsi, le poète latin, homme de courage et de discernement, n’intervient qu’appelé par ces femmes pieuses et dévouées : la raison, symbolisée par Virgile, détermine le tracé d’un chemin dont la foi, incarnée par ces figures féminines, indique la direction, et c’est bien en se subordonnant à la seconde que la première révèle son utilité. L’idée éminemment médiévale selon laquelle la vertu nécessite un agencement intérieur précis répond à une vision plus large du monde, que Dante fait entièrement sienne. L’Enfer lui-même est organisé en cercles concentriques, selon la gravité des vices auxquels se sont adonnés leurs occupants, et s’escarpant jusqu’au centre de la terre tout entier occupé par le diable. Il correspond à une architecture morale dans laquelle aucune place n’est laissée au hasard. En effet, le Moyen Âge est un univers où opère une mécanique admirable d’ordre et de subtilité, et dans lequel l’homme se trouve tel un corps se mouvant dans l’espace selon des règles dont la raison supérieure lui échappe parfaitement. Cette recherche de la disposition idéale, entre la conscience de ses péchés et la quête de salut, entre la raison et la foi, était indispensable : Dante est désormais prêt à entamer son périple.
« J’entrai dans le chemin profond et sauvage. »