« Il n’y a pas de hasard ». Voici ce qu’écrit Léon Bloy le 7 mars 1894 dans son Journal. Loin des clapotis des journaux et du flot d’informations qu’il peut recevoir, loin d’être, finalement, un écrivain de son temps, Léon Bloy accueille le monde dans son plus complet symbolisme, comme l’épiphanie doloriste qui revêt éternellement sa couronne d’épines. Ce ruissellement de sang aux odeurs d’Apocalypse, il nous le livre dans sa fraîcheur la plus blanche.
Alors que le genre humain se présente comme un boulevard tuméfié de politesses bourgeoises et de ramages parlementaires, Léon Bloy détone dans le silence. Et pour preuve, loin de craindre l’avanie, il sent le péril de la Grande Guerre qui se verse dans un siècle d’incroyances. Dans une œuvre pommelée de saintes invectives ou d’aveux de tendresse, et plus précisément dans son journal qu’il tient de 1892 à 1917, l’écrivain presque inconnu multiplie les sentences et les avertissements. Au-delà du conflit guerrier qui mange les restes d’une Europe en proie au déchirement, Bloy tente de comprendre la portée divine de ce qui arrive. Car cette guerre, il l’espère propice à de grandes révélations et à la venue du Paraclet. Toujours dans l’attente mystique et convulsée, éternellement cloué à la défense du Crucifié contre un monde moderne qui nourrit le triomphe de Satan, Bloy garde par sa démarche attentive et ses conclusions une actualité saisissante. Bien plus qu’autrefois, les Écuries d’Augias semblent n’avoir été lavées de leur sanie.
Un écrivain hors de la banale prophétie
Bloy n’est pas un prophète. Comme le note Alexandre Men dans son commentaire de l’Apocalypse de Saint-Jean (Au fil de l’Apocalypse, 2003), les prophètes nous parlent des empires, des forces politiques, des usages publics et des mœurs à adopter selon les commandements de Dieu. Les écrivains des apocalypses, quant à eux, parlent le langage de l’inexprimable en se pétrissant d’allégories et de métaphores, livrant toujours une réflexion sur les choses à venir. La vision de ces écrivains, c’est celle d’un monde en deux tableaux : l’un présentant la croissance du royaume du Christ, l’autre celle du royaume de l’Antéchrist, ces deux forces n’étant jamais concrètes. Bloy, qui ne fait pas de Dieu une banalité, n’est jamais un écrivain contenté des actualités. Il attend le Paraclet tout en présageant une suite monstrueuse de catastrophes. En cela il ne sera jamais ce chrétien empli de béatitude. Ce qui le dévore et consume lentement la profondeur de son amour du Père, c’est l’outrage permanent que le Christ reçoit sur sa face.
Le déchiffrement de l’Universel
Écrire sera alors pour celui qui regrettera d’avoir mésinterprété sa vocation de saint le meilleur moyen d’analyser, dans le Verbe concédé par Dieu, les événements qui adviennent. C’est d’ailleurs le sens que Bloy donne à son Journal. Au-delà de tout regard profane sur ce qui se passe, cet esprit johannique considère le déroulement de l’Histoire comme la trame où se débattent les signes, les visions, les échos du sacré. Cette compréhension de l’Histoire comme une symbolique universellement cryptée, avec un message derrière son apparent déroulement, il tente de la mettre à nue dans son écriture même. C’est peut-être en cela que son Journal, comme le note Pierre Glaudes, est son œuvre la plus centrale. Et ce n’est également pas sans raison que sa Bible personnelle fut entièrement couverte d’annotations. Bouleversé par les virgules du Livre des livres, dirigé par les psaumes et les injonctions du Crucifié, impliqué dans le feu de chaque mot, l’écrivain fut un exégète et un littéraliste chrétien d’une implication presque surnaturelle. Son symbolisme le pousse à « envelopper d’un regard unique la multitude infinie des gestes concomitants de la Providence » (Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne). Ce don de vision qu’il a reçu, se traduisant dans un regard bleu dont beaucoup se souviendront, il va en user comme il se doit.
Le spectre de la Grande Guerre
« Cette guerre n’est donc pas et ne peut pas être la Fin… » (Au seuil de l’Apocalypse). Se raccrochant aux prévisions que fit Notre-Dame de La Salette lors de son Apparition, Bloy a conscience de « vivre l’Apocalypse » dans cet abominable conflit qu’est la Première Guerre mondiale. Du moins une « apparence apocalyptique ». Son déchiffrement le conduit à s’écarter de toutes les considérations qui feraient du dénouement de la guerre une lumière réconciliatrice. Cette guerre, qui le traumatise et inonde son Journal par le simple fait de sa richesse en événements et en signes divins, il la voit comme « une grimace atroce du Démon, une singerie du Futur plus abominable que les autres ».
Encore une fois, Bloy souffre de la mécompréhension surnaturelle de son époque. Et ce n’est pas le monde militaire « qui ne sait rien et ignore le reste » qui y changera quelque chose. Quant à cette imbécile union sacrée dont la puanteur républicaine percole le bon sens, il l’accuse de vouloir supprimer Dieu. En réalité Bloy n’est pas étonné de ce qui arrive en 1914. « La situation actuelle n’a rien de surprenant pour moi. Il y a longtemps que j’attends les catastrophes ! Ceux qui m’ont lu le savent. Mais je ne vois pas encore les signes divins. […] Dieu ne se montre pas d’une manière sensible, indiscutable. Et c’est cela que j’attends depuis un grand nombre d’années » (Au seuil de l’Apocalypse). Sentant profondément que les Allemands seront reconduits, il cherche avant tout à décrypter le sens de cet événement qui n’a rien d’un accident pour lui donner son épaisseur pleine et entière. Et ce qu’il voit nettement, c’est que « la France continue à ne plus vouloir de Dieu. […] Unanime refus de croire au Surnaturel, et, par conséquent, au Châtiment ». Cette guerre, c’est avant tout ce qui révèle le vide de la modernité.
L’Apocalypse de notre temps
« Nous voici donc, aujourd’hui, au bord du gouffre, privés de foi et totalement dénués de la faculté de voir, également incapables d’aimer et de comprendre » (Constantinople et Byzance). Voilà comment Léon Bloy qualifie son époque, qui est encore la nôtre. Mais repousser la foi dans une boue où le doute et la science se mêlent, n’est-ce pas déjà les prémices d’une annonciation ? Ne faut-il pas voir plus loin, dans le ventre même des événements qui nous entourent ? Comme le note le critique Juan Asensio (« Léon Bloy et l’attente de l’Apocalypse », Les Brandes, n°1, janvier 1997), Bloy considère le monde comme entièrement livré à Satan, le Christ et la Liberté restant cloués sur cette Croix faite d’un bois de cèdre et d’olivier. Ainsi, et ce depuis des millénaires, nous ne faisons que tomber dans le Mal ; toute l’Histoire de l’humanité se résumant par la Chute divine qui nous éloigne de notre expérience première de l’Être et dont l’Église, absente par bien des manières dans un monde d’agonies, peine à raviver le souvenir.
En cela, Bloy garde une immarcescible fraîcheur pour comprendre l’énergie qui conduit le début de ce troisième millénaire. Vivant dans les décombres d’Auschwitz où, encore, le Juif prit la figure évangélique de celui qui se consacre à expier sur son dos l’ignominie du monde, le XXIe siècle n’est en rien pauvre de symbolique. La lecture de Bloy nous pousse à voir dans une époque à peine sortie de la Shoah, qui conduira à un bien final, l’entrée dans une ère nouvelle, profondément éclairante et tissée du fil de la componction, où l’Esprit Saint s’éploie dans la langueur infinie qui harponne la pensée matérielle. Mais avons-nous assez expié ? « Voici que mon retour est proche », nous dit la Sainte Parole (Apocalypse, 22, 6-7). Et ce bientôt de Dieu, qui doit être entendu au sens divin, fait déjà peser sur lui le poids des millénaires. Dieu revient, et le christianisme ne fait que commencer.