Érigé sur le dogme de la privatisation de la morale, le libéralisme génère des revendications croissantes de droits individuels qui nécessitent une régulation de l’État. Celui-ci légitime son interventionnisme objectif au nom de l’idéal de neutralité libérale qu’il entend également imposer à la conscience de ses citoyens. Dénonçant ce totalitarisme libéral, Jean-Claude Michéa prône le recours à un socialisme non étatique qui ne s’interdit pas le recours à des jugements de valeur.
Née en réaction à l’horreur des guerres de religion européennes, la logique libérale prône une neutralité morale absolue de l’État. La loi ne doit plus être le vecteur d’une vision religieuse, morale ou philosophique de la société, afin que chaque individu puisse vivre comme il l’entend, selon ses propres normes, tant qu’il ne nuit pas à autrui. Bannissant toute référence normative, le droit libéral est celui d’un « État qui ne pense pas » et qui réduit son rôle à une « administration des choses » selon le mot de Saint-Simon. Semblable au code de la route qui édicte des règles purement techniques pour éviter les accidents sans influencer le trajet de chacun, le droit libéral vise à réduire les points de frottements entre les libertés individuelles sans émettre une quelconque préconisation morale. Dans le monde libéral, la politique laisse ainsi sa place à l’expertise. Les experts législatifs s’efforcent d’établir un système de poids et de contrepoids capable d’assurer rationnellement, presque scientifiquement, les libertés individuelles de chacun. Michéa prédit ainsi que « quand la politique sera devenue une science positive, le public devra accorder aux publicistes et leur accordera nécessairement la même confiance pour la politique qu’il accorde actuellement aux astronomes pour l’astronomie, aux médecins pour la médecine ». La loi n’est alors plus un choix des dirigeants ni du peuple souverain, elle est ce que les experts estiment être la meilleure solution rationnelle à un conflit entre des libertés individuelles.
Cette obligation de neutralité morale de l’État et du législateur implique un refus de toute subjectivité nécessairement induite par un recours à des préceptes religieux ou moraux quelconques. Redoutant la recherche arbitraire du bien et la violence qu’elle peut engendrer, l’État libéral aspire à être « juste », notion qu’il considère comme objective et rationnellement démontrable. Ainsi, bien que fondée sur l’individualisme, la logique libérale annihile toute subjectivité lorsqu’elle considère la société dans son ensemble. La raison du législateur doit être abstraite, mécanique, sans sujet. Michéa rappelle à ce titre ces propos de Benjamin Constant : « Tout est moral dans les individus mais tout est physique dans les masses. […] Chacun est libre individuellement, parce qu’il n’a individuellement affaire qu’à lui même, ou à des forces égales aux siennes. Mais dès qu’il entre dans un ensemble, il cesse d’être libre. » Soumis à cette stricte exigence de neutralité, l’État libéral est conduit à régulariser progressivement tous les comportements tant que ces derniers ne nuisent pas à autrui. En détruisant toute norme sociale et tout projet collectif, l’expansion continuelle de la demande de nouveaux droits suscite cependant des tensions entre les individus d’une même société. L’expression des libertés et des droits individuels de chacun entre en effet nécessairement en conflit. Sans recours à des normes collectives, l’interprétation même de la notion de « nuisance à autrui » s’avère également conflictuelle. Pour résoudre ces difficultés, l’État libéral se voit contraint d’étendre aux citoyens l’obligation de neutralité axiologique à laquelle il s’astreint lui-même. Le citoyen libéral doit donc être « tolérant ». Sous le vocable de lutte contre les discriminations et les préjugés, l’État libéral (et ses multiples avatars médiatiques et associatifs qui usent de l’arsenal législatif et judiciaire mis à leur disposition par l’État) promeut l’objectivation des consciences individuelles.
Intervenir pour laisser faire
C’est donc au nom d’une logique libérale que l’État devient interventionniste. Le recours à l’État apparaît comme l’unique alternative dès que des libertés individuelles entrent en conflit. Garant de l’équilibre de ces libertés, l’État libéral est contraint de multiplier les réglementations afin de maintenir ce fragile équilibre. À l’origine libre de définir ses propres normes morales tant qu’il ne les impose pas aux autres, l’individu libéral devient sommé de limiter l’expression de ses opinions afin de ne pas troubler la quiétude de la sphère publique. La liberté du libéralisme, celle des modernes selon Constant, n’est plus que soumission de chacun à son propre intérêt. Quant à la question politique, les citoyens sont priés de ne pas s’en soucier autrement qu’à travers le strict prisme de leurs affaires privées. Contraint à « intervenir pour laisser faire », l’État libéral en vient à réduire la liberté d’expression au nom de la lutte contre l’intolérance. Le modèle promu devient l’individu s’abstenant de tout jugement, de toute intelligence critique, imprégné de tolérance béate et se privant donc de toute subjectivité, que Nietzsche décrit dans Par delà le bien et le mal : « L’homme objectif est un instrument […] rien n’existe en lui qui soit âpre, puissant, basé sur lui-même, rien qui veuille être maître. C’est plutôt un vase délicatement ouvré, aux contours subtils et mouvants qui doit attendre la venue d’un contenu quelconque pour se former d’après ce contenu. C’est d’ordinaire un homme sans teneur, un homme “sans essence propre” ».
L’interventionnisme libéral se veut purement mécanique et positiviste. Dans les faits, il est cependant soumis au rapport de force du moment, c’est à dire à l’ « évolution des mœurs », laquelle résulte de la libre concurrence des valeurs dans la société libérale. Michéa note en effet la difficulté pratique de se conformer à un principe de neutralité absolu. Loin d’être impartiale, la neutralité devient souvent le vecteur d’un projet idéologique. Le philosophe développe l’exemple de l’avortement. Légaliser l’avortement au nom de la logique libérale ne signifie pas seulement autoriser cette pratique mais également refuser tout jugement de valeur à son égard. Cette banalisation morale de l’avortement présuppose nécessairement une prise de position de l’État quant au statut de l’embryon, en l’occurrence l’absence légale de valeur humaine de celui-ci. La neutralité n’est donc qu’apparente et le « laisser faire » s’appuie sur un choix idéologique implicite à l’égard de sujets controversés. Conçu à l’origine dans une optique défensive (conserver sa liberté et ne pas se voir imposer la morale d’autrui), l’idéal libéral est devenu offensif (permettre d’accéder à la liberté en brisant les chaînes des déterminismes). Pour Michéa, l’État libéral prend une forme matriarcale qui légitime son autorité par la nécessité de ses choix, lesquels sont objectivement les plus justes et sont imposés à l’individu « pour son bien ». Contrairement à l’État patriarcal qui énonce autoritairement la loi symbolique en tolérant en silence et hypocritement les écarts, la loi matriarcale « ordonne la jouissance en plus de l’obéissance ». Cet État libéral s’avère alors proche du système totalitaire décrit dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
Le règne du narcissisme
Interventionniste au nom d’une logique libérale, l’État moderne se voit attribuer un rôle émancipateur, notamment par la culture et l’école. Celle-ci doit inculquer des compétences strictement techniques nécessaires à l’homo economicus mais également l’ « esprit citoyen » et les « valeurs humanistes », termes désignant aujourd’hui l’idéal libéral. Les déterminismes sexuels, culturels, religieux et sociaux doivent être combattus pour faire advenir l’homme idéal, objectif et libre. Mu par la primauté de son désir et de son égo, cet individu est semblable à un enfant non éduqué qui refuse toutes limites et toutes normes. Détruites par le libéralisme, les lois symboliques sont remplacées par « le développement sauvage de nouveaux montages normatifs prioritairement ancrés dans l’imaginaire des sujets eux mêmes », aboutissant au règne du désir et du narcissisme. Refusant la transmission jugée aliénante de valeurs morales, symboliques ou historiques qui transcendent les individus, l’éducation libérale imposée par l’État propose des valeurs abstraites et désincarnées au nom desquelles l’individu n’acceptera pas de sacrifier le cas échéant tout ou partie de ses intérêts personnels, condition pourtant nécessaire à sa maturité. Michéa remarque que cet individu libéral, vidé de toute substance, obéissant uniquement à son intérêt personnel objectif et à la loi (y compris la loi du marché tout aussi objective et abstraite que la loi du législateur libéral) s’avère être parfaitement adapté au fonctionnement de la société marchande.
Contre l’idéal libéral et objectif du « droit juste », Michéa défend l’idée d’un « droit décent ». Une société décente ne doit pas s’interdire le recours à des jugements de valeur sur des critères philosophiques ou moraux dont la pertinence peut être librement débattue. Si Michéa n’exclut pas le recours à des mesures politiques directes et frontales (par exemple la limite des hauts salaires), il ne considère pas que la voie légale soit à privilégier pour défendre des valeurs : « Il n’y a aucune contradiction, d’un point de vue socialiste, à autoriser juridiquement ce que par ailleurs on s’efforce de combattre moralement ou politiquement ». Dissociant le légal et le moral, l’État et ses citoyens devraient pouvoir porter un jugement sur un comportement donné sans pour autant nécessairement l’interdire. De même, sans demander l’interdiction formelle de telle ou telle pratique, les citoyens devraient pouvoir user de leur subjectivité pour se prononcer librement sur le fonctionnement collectif de la société à laquelle ils appartiennent. Lorsqu’elle est pratiquée, la tolérance d’un comportement n’est alors synonyme ni d’approbation ni de banalisation, ni même de renoncement à un jugement de valeur. Fidèle à une tradition socialiste non étatiste, Michéa défend le recours aux normes collectives en s’appuyant sur les notions de souveraineté et de vertu populaire situées au cœur de l’idéal républicain. Se tenant à l’écart tant des idéologies du bien que du relativisme libéral, le philosophe se fait également l’exégète de la notion orwellienne de décence commune ou encore des études anthropologiques de Marcel Mauss qui fondent le lien social sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre et s’opposent à l’autonomisme libéral.