Quel rapport peut-il exister entre, d’une part, le grand défenseur de l’orthodoxie catholique des IVe-Ve siècles devenu la référence théologique principale de la chrétienté médiévale — Saint Augustin —, et, d’autre part, un écrivain genevois jugé hérétique par l’archevêque de Paris, et dont les livres ont été condamnés par les grandes instances ecclésiastiques, tant catholiques que protestantes — Jean-Jacques Rousseau — ? Le titre d’un ouvrage premièrement : Les Confessions. Mais le lien entre les deux auteurs ne saurait se limiter à ce seul point. Les œuvres de Jean-Jacques Rousseau traduisent une réelle maturation, quoique critique, de la pensée augustinienne.
Dans Les Confessions, Rousseau restitue un épisode singulier. Durant sa jeunesse, le Genevois est contraint de se convertir au catholicisme. À ce propos, il relate son dialogue avec un prêtre chargé de lui montrer la supériorité de la religion romaine : « Il croyait m’assommer avec saint Augustin […] et les autres Pères [de l’Église], et il trouvait, avec une surprise incroyable, que je maniais tous ces Pères-là presque aussi légèrement que lui [1]. » Au-delà de la fierté, toute protestante, de mieux connaître les auteurs prétendument catholiques que les prêtres eux-mêmes, ce passage révèle que Rousseau a déjà acquis, dès l’âge de treize ans, une certaine familiarité avec le plus grand des Pères de l’Église, Augustin. Cet attrait semble s’accroître avec le temps, à tel point que Rousseau tire le titre des Confessions directement d’Augustin. Dans les deux Confessions, chacun des auteurs dévoile sa vie, en particulier sa vie intérieure, au lecteur, ce qui fait d’Augustin et de Rousseau les précurseurs d’un nouveau genre, l’autobiographie.
L’auteur, le lecteur et Dieu
Certes, le style d’écriture des deux auteurs est très différent. Augustin s’adresse, se confie et se confesse à Dieu. Le théologien présente d’ailleurs son ouvrage comme une prière au seul Père : « Acceptez le sacrifice de mes confessions, acceptez-le de ma langue, que vous avez formée et incitée à confesser votre nom [2]. » L’acte d’écriture se fait à la gloire de Dieu : Augustin cherche à exprimer toute sa reconnaissance envers Dieu, qui l’a tiré de l’état de péché dans lequel il se trouvait. Le lecteur se trouve donc d’emblée dans l’intimité de la relation entre l’évêque d’Hippone et son Dieu. S’il peut, dans un premier temps, avoir le sentiment d’être étranger à ce dialogue mystique, il n’en découvre pas moins l’intériorité d’Augustin, qui dévoile, en s’adressant à son Créateur, ses sentiments, ses extases, ses fautes, ses réussites, en un mot toute sa spiritualité.
C’est un schéma inverse que l’on retrouve chez Rousseau. Le philosophe s’adresse en effet premièrement, non à Dieu, mais aux hommes : « Qui que vous soyez, que ma destinée ou ma confiance ont fait l’arbitre du sort de ce cahier, je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de toute l’espèce humaine, de ne pas anéantir un ouvrage unique et utile. » La technique de rédaction est différente de celle d’Augustin. Loin d’être passif devant la prière de l’auteur à son Dieu, le lecteur est appelé à participer, à échanger avec l’auteur, qui se dévoile directement à lui, sans intermédiaire. Il existe un véritable besoin de « transparence [3] » entre l’auteur et le lecteur, qui confine à la communion des âmes. À la passivité du lecteur, réduit au rôle de spectateur d’une relation verticale, chez Saint Augustin répond donc la relation horizontale que Rousseau tente d’établir avec son lecteur.
Malgré tout, cette opposition ne doit pas être exagérée. Augustin intègre en effet ses frères, les hommes, dans ses Confessions, tandis que Rousseau propose également une relation verticale avec Dieu. Chez Augustin, la relation personnelle et intime avec Dieu, du fait de sa sincérité et de sa communion, ne peut qu’inciter les lecteurs à imiter l’auteur et à rejoindre son dialogue mystique : « Seigneur, je me confesse à vous pour que les autres hommes m’entendent. Je ne puis leur démontrer la vérité de ma confession ; mais ils me croient, ceux dont la charité m’ouvre les oreilles. » La sincérité de l’auteur avec Dieu détermine donc la sincérité, la transparence, entre auteur et lecteur. La communion avec Dieu se double d’une communion avec le prochain.
À l’inverse, si Rousseau place la sincérité avec le lecteur en première position, il n’exclut pas pour autant toute relation transcendante. L’élément divin est même mis en exergue des Confessions : « Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : “Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus”. » Rousseau, en se dévoilant aux yeux de ses semblables, expose également son intériorité à Dieu. La transparence vis-à-vis du lecteur, qui est première, révèle sa sincérité devant Dieu. Autrement dit, si l’on compare Les Confessions d’Augustin et celles de Rousseau, la relation entre l’auteur, le lecteur et Dieu est symétrique, plutôt qu’antagoniste, inverse plutôt qu’opposée. Alors que, pour Augustin, la relation avec le lecteur est le fruit d’une relation avec Dieu, qui prime la première, Rousseau donne la priorité à la relation avec le lecteur, qui sert de support à son vis-à-vis avec Dieu. Il existe donc un véritable jeu de miroir entre la technique de rédaction d’Augustin et celle de Rousseau.
Question anthropologique : le problème du mal
Cette symétrie entre les deux Confessions ne concerne pas uniquement le style d’écriture des deux auteurs. Les thèmes traités par Augustin et Rousseau s’inscrivent dans cette même inversion. L’exemple le plus caractéristique est sans doute la façon dont est appréhendée la question du mal. Afin de prouver toute la puissance de Dieu, Augustin cherche à montrer à quel point il était mauvais avant sa conversion. Plus sa nature est corrompue, plus la rédemption de Dieu est effective dans la transformation de l’« homme naturel » Augustin en homme pieux : « Je vous aimerai, Seigneur, je vous rendrai grâces, je confesserai votre nom pour m’avoir pardonné tant d’œuvres mauvaises et scélérates. Je dois à votre grâce et à votre miséricorde d’avoir fait fondre mes péchés comme de la glace. » L’insistance sur l’œuvre de Dieu contribue à minorer l’œuvre humaine. Comme Jean Calvin après lui, Augustin vise à abaisser l’homme pour que Dieu soit élevé. En ce qui concerne la question du mal, cela le conduit à présenter sa jeunesse, lorsqu’il n’était pas encore converti, comme corrompue au plus haut degré. Pour Augustin, l’homme aime le mal, non par intérêt, mais pour lui-même. Quand bien même il serait dangereux ou risqué de faire du mal, l’homme ne pourrait s’empêcher de commettre un péché : « Voilà mon cœur, ô Dieu, voilà mon cœur dont vous avez eu pitié au fond de l’abîme. Qu’il vous dise maintenant, ce cœur que voilà, ce qu’il cherchait dans cet abîme, pour faire le mal sans raison, sans autre raison de le faire que sa malice même. » Si Augustin a ainsi pris plaisir au mal, c’est que la nature humaine est mauvaise, intrinsèquement corrompue. Le mal ne vient pas de l’extérieur mais du plus profond du cœur humain. Seule la conversion peut rendre bon le pécheur.
Rousseau propose un schéma symétriquement inverse à celui d’Augustin. Ses Confessions visent à répondre à un pamphlet de Voltaire dénonçant l’abandon de ses enfants. Le philosophe genevois tente en fait de se justifier en montrant que les mauvaises actions qu’il a commises sont indépendantes de sa volonté, qui est, elle, pure de tout mal. Son cœur est bon ; c’est le contexte des événements qui le pousse à mal agir. Un exemple manifeste l’inversion de la relation décrite par Augustin. Dans son enfance, Rousseau est accusé à tort d’avoir cassé un peigne : « Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n’ai pas peur d’être aujourd’hui puni derechef pour le même fait ; eh bien, je déclare à la face du Ciel que j’en étais innocent, que je n’avais ni cassé, ni touché le peigne. » Ici, Rousseau se dit innocent du méfait qu’on lui reproche d’avoir commis. Le mal ne vient donc pas de sa personne, mais il lui est imposé, de l’extérieur, alors que sa conscience est complètement pure. Le Genevois se décrit ainsi comme un martyr innocent acceptant de souffrir à cause d’un mal qui lui est étranger. La symétrie entre Augustin et Rousseau est donc parfaite : Augustin valorise une action extérieure (l’intervention de Dieu) pour le sauver de sa méchanceté intérieure ; Rousseau cherche au contraire à préserver sa pureté intérieure contre les perversions extérieures.
Expérience religieuse : conversion et vie spirituelle
Au-delà de cette symétrie, de ce jeu de miroir, entre les deux auteurs, de nombreuses similarités peuvent être observées entre les deux Confessions. L’élément de ressemblance le plus caractéristique entre nos deux auteurs est probablement la narration de leur conversion, qui occupe une place centrale dans les deux Confessions. Chez Augustin, la conversion se produit dans un jardin de Milan ; chez Rousseau, sur la route de Vincennes. Sous le choc, Augustin est contraint de « m’étendre, je ne sais comment, sous un figuier » ; Rousseau, non moins ému, s’assied sous un chêne. Augustin lit la parole de l’apôtre, « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair » (Romains XIII. 14), qui pénètre jusqu’au plus profond de son cœur ; chez Rousseau, l’écrit est également le support de la conversion : c’est en lisant la proposition de l’académie de Dijon dans le Mercure de France, « Si le progrès et les arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs », que « je vis un autre univers, et je devins un autre homme ». Augustin se convertit en présence d’un ami, Alypius ; Rousseau sur la route d’une visite à son ami Diderot. La conversion d’Augustin le conduit à renoncer aux tentations de la chair pratiquement sans effort ; celle de Rousseau étouffe « toutes mes petites passions […] par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu ». Augustin goûte enfin la Vérité qu’il cherchait tant ; Rousseau, suite à sa conversion, prend la formule du poète Juvénal « Vitam impendere vero », « se consacrer à la vérité », pour devise. Le parallèle entre les deux conversions se manifeste donc jusque dans les moindres détails.
Par ailleurs, la vie spirituelle d’Augustin et celle de Rousseau sont très similaires. La religion naturelle de Rousseau, que nous avions présentée dans un précédent article, s’inspire de la conception religieuse augustinienne sur bien des points. L’introspection est un élément essentiel de la spiritualité d’Augustin : « Ne va pas au dehors, rentre en toi-même, car la vérité réside dans l’homme intérieur. » Prier Dieu n’est autre que « l’appeler en moi-même ». Rousseau accorde également une grande importance à l’intériorité. Pour lui, la spiritualité peut se résumer ainsi : « Rentrons en nous-mêmes. » Il s’agit d’écouter cette « voix intérieure », cette « voix de l’âme » et de contempler le divin dans notre être intérieur. Il faut donc trouver, pour Augustin comme pour Rousseau, « le dieu de mon cœur » (Augustin) par l’introspection. C’est en nous-mêmes que nous pouvons saisir la forme la plus haute de la morale, ainsi que le moyen de diriger notre être vers le Bien. Au-delà de leurs profondes divergences théologiques et philosophiques, Augustin et Rousseau s’accordent donc sur la nécessité de la vie intérieure.
Augustin et Rousseau sont deux auteurs qui gagneraient à être rapprochés sur bien des points. Que ce soit dans leur stratégie d’écriture, symétrique l’une à l’autre, ou dans les similitudes qu’ils proposent, l’évêque d’Hippone et le citoyen de Genève peuvent être vus comme deux semblables, comme deux frères, que leurs œuvres rapprochent, peut-être malgré eux. C’est avant tout leur conception de la spiritualité qui unit les deux auteurs. L’introspection qu’ils proposent mériterait d’être à nouveau considérée par les lecteurs contemporains, vivant à une époque marquée par le règne de la superficialité et de l’apparence. Dans une civilisation se définissant avant tout, selon les mots d’un auteur aujourd’hui redécouvert, comme « une conspiration universelle contre toute forme de vie intérieure [4] », les recommandations de Saint Augustin et de Jean-Jacques Rousseau pourraient bien devenir la source d’une nouvelle radicalité : l’intériorité.
Notes :
[1] Les passages de Jean-Jacques Rousseau ici cités proviennent de deux livres : Les Confessions, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, 1973 ; Profession de foi du vicaire savoyard, Paris, Flammarion, 1996.
[2] Les textes de Saint Augustin cités dans cet article renvoient à trois ouvrages : Les Confessions, trad. J. Tabucco, Paris, Flammarion, 1964 ; Le temps de Dieu, textes choisis et présentés par É. Bidot, Paris, Points, 2008 ; Homélies sur la première épître de Saint Jean, in Œuvres complètes de Saint Augustin, trad. J.J.F. Poujoulat et J.-B. Raulx (mis en ligne par l’abbaye Saint Benoît de Port-Valais : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/jean/parthes/index.htm#_Toc6821336)
[3] Jean Starobinski, Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971.
[4] Georges Bernanos, La France contre les robots, Bègles, Castor Astral, 2009.