Le décès de Jean d’Ormesson donnera lieu à des éloges sans doute exagérés. Dans ce concert de louanges saluant « le meilleur de l’esprit français », d’autres ne manqueront pas d’attaquer avec un malin plaisir le talent incertain d’une personnalité agaçante. Mais la question essentielle est au-delà : la littérature qu’il voulait incarner est-elle véritablement de la littérature ?
« Je crois que si je passe pour l’écrivain du bonheur, c’est parce que je pense qu’il faut être heureux en dépit de tout le reste. » Cette phrase résume à elle seule l’ambition littéraire qu’incarnait Jean d’Ormesson, à la fois modeste et démesurée. Modeste par l’étroitesse d’un thème unique ressassé au fil d’ouvrages aux titres-slogans répétitifs ; démesurée par la prétention philosophique affichée tout au long d’une carrière médiatique bavarde. Si le personnage pouvait susciter de la sympathie ou de l’agacement, c’est à la cause dont il s’était fait le militant qu’il convient de s’intéresser.
« Être heureux en dépit de tout le reste » : il s’agit là du manifeste involontaire de la littérature des bons sentiments dont Jean d’Ormesson fut l’un des précurseurs. Depuis, le gisement a été avantageusement exploité par toute une génération d’auteurs à succès, d’Anna Gavalda à Alexandre Jardin, en passant par Grégoire Delacourt. Au-delà d’une qualité littéraire qu’il appartient au lecteur de juger, les romans de ces écrivains partagent une vision du monde dont le bonheur est l’obsession première.
Il n’y a rien d’insensé à vouloir faire du bonheur le centre de sa pensée : mais quelle profondeur contient une pensée prônant le bonheur en dépit de tout le reste ? S’il faut faire abstraction de ce qui s’y oppose pour l’atteindre, quelle consistance peut avoir ce bonheur parfaitement décanté ? La définition de ce bonheur-là sonne creux : c’est la vie moins le malheur. Mais que reste-t-il de la littérature si l’on retranche de l’existence tout le reste ?
Le ressort quasi exclusif de cette « feel good littérature » consiste dès lors à valoriser un prétendu dépouillement, nécessaire pour se recentrer sur l’essentiel. Dans ces romans, tout n’est qu’expérience – l’idéal y représente généralement la frustration et la désillusion. À défaut d’universalité, les personnages sont construits sur des principes archétypaux appelant l’identification du plus grand nombre. Les épreuves de vie qu’ils rencontrent finissent par les faire grandir. Les traumatismes du passé leur permettent d’avancer. « Le bonheur est là, sous nos yeux, il suffit de le saisir. »
À la frontière entre le coaching et le management, cette littérature présente une version appauvrie de l’existence – en ce sens, elle est l’antilittérature par excellence. Le mal, qui doit être à tout prix rentabilisé, devient une simple douleur à surmonter. La vie, dépouillée de la grandeur, n’est plus qu’un grand parcours. Le bien, c’est le bonheur. Dans Le Guide des égarés, Jean d’Ormesson butait lui-même, d’une manière presque naïve, sur cette incapacité radicale à saisir l’absolu : « Il n’est pas impossible que le monde soit absurde, que tant de bien et tant de mal, tant de souffrances, tant de bonheurs, tant de beauté et d’amour tombent à jamais dans le néant et l’oubli et que la vie, qui nous est si chère, n’ait pas le moindre sens. » Même lorsqu’elle affecte une inclination au nihilisme, cette littérature échoue à atteindre l’essentiel.