Christophe Levalois : un autre regard sur la royauté et le sacré

En France, le terme de « royauté » provoque instantanément des crispations démesurées. C’est que, dans l’histoire républicaine qui est la nôtre, la royauté joue le mauvais rôle, et est toujours comprise comme une forme néfaste de gouvernement. Dans son livre La royauté et le sacré publié aux éditions du Cerf, Christophe Levalois cherche, selon ses propres mots, à offrir un autre regard sur cette notion, au-delà des polémiques historiques et politiques.

Horus, protecteur de la royauté égyptienne.

Lorsque Christophe Levalois nous parle de royauté, il ne cherche pas à deviser sur les mérites ou les défauts d’un système politique donné, au sens moderne du terme. Son propos ne vise pas à débattre sur le gouvernement des hommes et des choses (même si, bien sûr, cette préoccupation n’est jamais loin), mais à explorer le rapport profond qu’entretiennent la royauté et le sacré. Il conduit cette exploration surtout à travers les traditions d’Europe et d’Asie (mais les riches conceptions africaines et méso-américaines de la royauté ne sont pas non plus oubliées), mettant en évidence la cohérence, la permanence et l’universalité des principes traditionnels de la royauté sacrée, par-delà des variations contextuelles qui peuvent accentuer ou atténuer tel ou tel aspect. Le premier de ces principes, la pierre de fondation de la conception traditionnelle de la royauté, est que celle-ci ne s’inscrit pas dans un ordre politique humain qui se fonde lui-même, mais dans un ordre cosmique fondé sur la divinité.

Lorsque les anciens levaient les yeux vers le ciel nocturne, ils pouvaient voir que la voûte céleste se meut autour de l’étoile polaire. De la même façon, dans la conception traditionnelle du monde, l’espace humain civilisé se déploie à partir d’un centre qui est à la fois un principe organisant et structurant l’espace terrestre, et un axe reliant le Ciel et la Terre. Le centre fait ainsi se rejoindre horizontalité et verticalité. Celui-ci est multidimensionnel, ses dimensions étant complémentaires les unes aux autres, et aucunement contradictoires. Le centre peut être un lieu mythologique. Il est alors souvent symbolisé par une montagne, symbole axial évident. C’est par exemple le Mont Merou dans l’hindouisme, le Mont Olympe dans la mythologie grecque, le Mont Himinbjorg dans la mythologie scandinave… Mais il peut aussi être une ville tout à fait concrète. C’est alors une cité importante au plan religieux et politique : Delphes, Rome, Jérusalem, la Mecque, Mexico-Tenochtitlan… Le centre peut également s’incarner dans une institution : la royauté. Le roi manifeste ainsi la dimension anthropologique et personnelle du centre sacré.

Le lieutenant de Dieu

Dans la mythologie égyptienne, l’Égypte était aux temps primordiaux directement gouvernée par les dieux. Lorsque ceux-ci se retirèrent de la Terre pour regagner le Ciel, ils laissèrent en héritage l’institution de la royauté afin de garder un lien avec le monde humain. Ce premier âge du monde, l’âge d’or, s’achève donc sur cet éloignement de la Terre et du Ciel. La royauté apparaît alors comme un reflet de cet âge d’or perdu, chargée par les dieux de maintenir l’ordre civilisé reflétant l’ordre cosmique qu’ils ont institué, malgré l’obscurcissement du monde causé par leur éloignement. Le roi doit ainsi, en quelque sorte, représenter la divinité. Dans la royauté traditionnelle française, le roi était dit « lieutenant du Christ ». Le terme « lieutenant » vient du latin locum tenens qui signifie « qui tient lieu de ». Le roi, sacré à Reims, est donc le représentant sur Terre du Christ, unique roi de l’Univers. On retrouve ici la rencontre entre horizontalité et verticalité. Le roi reçoit verticalement de la divinité l’influx céleste, et doit horizontalement le rayonner aux autres hommes et à son royaume, assurant ainsi la prospérité générale.

Henri II touchant les écrouelles.

La générosité est ainsi une vertu cardinale du « bon roi ». Ce dernier doit, au plan spirituel, transmettre à chacun, quelle que soit sa condition, l’influx céleste qu’il reçoit. En France, cette transmission se manifeste par exemple par le rite du toucher des écrouelles, ou celui du lavement des pieds des pauvres par le roi (ce dernier renvoyant par ailleurs à un épisode de la vie du Christ). Ces rites manifestent l’impératif pour le roi de mettre sa « puissance sacrale », sa capacité à rayonner l’influx céleste, au service de tous, y compris et surtout au service des pauvres et des malades. Mais le roi doit également être généreux sur le plan matériel : il doit largement distribuer ses richesses pour le bien de tous. Un roi avare et cupide, accablant le peuple de taxes pour financer sa vie de luxe ou ses ambitions personnelles, n’est certainement pas un « bon roi » au sens traditionnel. Ces deux dimensions de la générosité, spirituelle et matérielle, sont par ailleurs profondément liées l’une à l’autre : si le roi cesse d’être généreux au plan matériel, il cessera également de l’être au plan spirituel, et inversement. Lorsqu’il perd de vue un aspect de sa mission, c’est l’intégralité de celle-ci qui est remise en cause.

Christophe Levalois note que les diverses traditions mettent particulièrement en garde contre toute confusion entre le roi et la divinité. Le roi manifeste analogiquement sur Terre la divinité céleste ordonnatrice du cosmos, il n’est pas lui-même cette divinité. Lorsque le roi se prend lui-même pour un dieu et oublie qu’il n’est qu’un représentant, cherchant ainsi en quelque sorte à capter frauduleusement pour son seul profit l’influx céleste qu’il doit transmettre, il brise l’équilibre cosmique. La tradition iranienne rapporte que c’est ce qui est arrivé à Yima, premier roi de l’humanité. Ce dernier perd alors sa force de rayonnement, provoque la désolation, condamne son peuple à la misère, et finalement perd son trône.

De tous ces écueils à éviter est née la nécessité impérieuse d’éduquer le futur roi à sa tâche. Cette nécessité est à l’origine de la tradition littéraire des Miroirs des princes. Ce titre désigne des livres d’instruction spécifiquement destinés à former l’esprit et le caractère des jeunes princes. Le plus connu d’entre eux est probablement le Mémoires pour l’instruction du dauphin, écrit par Louis XIV lui-même à l’attention de son héritier. Tous les Miroirs des princes insistent sur le fait que le roi doit être maître de lui-même. La maîtrise de soi, de ses pulsions et de ses émotions, est la condition fondamentale pour être un « bon roi ». Celui-ci ne peut être le gardien de l’ordre civilisé, reflet terrestre de l‘ordre cosmique, que si et seulement si son âme est elle-même en bon ordre. Le roi ne peut être un bon souverain pour les autres que s’il est d’abord un bon souverain pour lui-même. Un roi impulsif, irréfléchi, voire pervers, est universellement considéré comme néfaste pour le monde et indigne de sa tâche sacrée. Il peut donc légitimement être déposé, pour être remplacé par un nouveau souverain plus à même d’accomplir sa mission. Christophe Levalois rapporte le cas du souverain aztèque (le tlatoani) Tizoc qui fut probablement assassiné en 1486 car il n’accomplissait pas ou mal ses devoirs sacrés.

Le gardien de la civilisation

Indra, dieu védique de la royauté.

Au roi incombe la lourde tâche de conserver l’ordre civilisé. Celui-ci est constamment attaqué par les forces du chaos qui menacent de l’engloutir. Cet ennemi est double, intérieur et extérieur : sur le plan intérieur, c’est l’injustice, sur le plan extérieur, l’invasion.

Rendre la justice est l’une des missions les plus importantes du roi. La figure de saint Louis rendant la justice sous un chêne est à ce titre très connue. Mais la notion traditionnelle de justice recouvre une réalité plus vaste que la notion contemporaine. Lorsque le roi rend la justice, il vise à mettre en harmonie le Ciel et la Terre : l’ordre civilisé doit refléter l’ordre cosmique. En effet, celui qui commet une injustice ne fait pas qu’opprimer d’autres hommes, il provoque également une brèche dans l’équilibre cosmique, une ouverture par laquelle les forces des ténèbres pourront s’infiltrer pour dissoudre la civilisation, voire le monde lui-même. Le roi a donc la lourde tâche de repousser ces ténèbres en rendant la justice. Mais, encore une fois, il ne peut repousser les ténèbres dans son royaume que s’il les a déjà repoussées dans son cœur. La droiture du souverain est la propédeutique nécessaire à celle de son jugement.

De la même façon que le roi doit conjurer les forces du chaos qui pourraient s’infiltrer de l’intérieur, il doit également repousser celles qui pourraient s’infiltrer de l’extérieur. L’espace civilisé est en effet constamment menacé par des forces du chaos incarnées par ceux cherchant à le piller et à l’envahir. Protéger cet espace des pillards et des envahisseurs, en un mot des barbares (appelés ainsi car menaçant l’espace civilisé, et donc faisant, volontairement ou involontairement, le jeu des forces ténébreuses cherchant à nuire à l’ordre cosmique), est la tâche du roi. Lorsque, dans la mythologie de l’Inde védique, le dieu Indra, incarnant la fonction royale, prend peur et se cache de ses ennemis, les démons peuvent alors se répandre dans tous les mondes et semer la désolation. Mais le caractère fondamental de sa mission guerrière ne doit pas non plus empêcher le roi d’être un homme profondément pacifique. Car si le roi doit faire la guerre, ce n’est pas par goût du sang ou des conquêtes, mais exclusivement pour protéger la civilisation menacée par le chaos, et ainsi ramener l’ordre, seule garantie de la paix et de la justice.

Quiconque se pencherait sur les royautés japonaise, française ou inca trouverait sans nul doute des systèmes politiques fort différents, qui ont qui plus est connu des évolutions très diverses. La royauté n’est donc pas intrinsèquement liée à une forme spécifique de gouvernement. Cependant, toutes les royautés traditionnelles témoignent de la même chose : la transcendance. À cet égard, les monarchies constitutionnelles contemporaines n’ont que peu à voir avec les royautés sacrées traditionnelles. Cette notion d’une royauté sacrée, témoignage terrestre de la transcendance, est en effet inconcevable dans la conception purement immanente du monde qui est le propre de la conscience politique moderne.

En définitive, la royauté n’est pas tant une notion politique (au sens moderne du terme) qu’un concept métaphysique. Le roi, au sens traditionnel, n’est pas prioritairement un « chef d’État » plus ou moins héréditaire, il est bien plutôt avant tout l’incarnation de la direction vers laquelle la société humaine civilisée doit se tourner pour trouver l’harmonie : le Ciel.