Patrice Jean : « J’éprouve de la tendresse pour ceux que l’époque n’aime pas » (1/2)

Patrice Jean est romancier et professeur de français à Saint-Nazaire. Il vient de publier L’Homme surnuméraire (2017) aux éditions rue fromentin. Il s’agit d’un roman sous forme de mise en abyme liant deux personnages : Serge Le Chenadec, père de famille banal et sans histoire, brimé par sa femme, sorte de Mme Bovary féministe ; et Clément Artois, jeune oisif qui accepte un poste dans une maison d’édition autoproclamée « humaniste » et dont les missions consistent à « nettoyer » la littérature de ses passages choquant les valeurs progressistes du vivre-ensemble.

PHILITT : Le point commun de vos deux héros est d’être des hommes blancs hétérosexuels (et, de fait, « privilégiés »), sans autre ambition que de mener une vie tranquille de père de famille ou de jeune oisif. Pensez-vous, à l’heure où l’on célèbre la diversité dans toutes ses formes, que le « mâle » est la nouvelle figure à abattre dans la production littéraire contemporaine ?

L'Homme surnuméraire
L’Homme surnuméraire

Patrice Jean :  Une partie de la littérature contemporaine, très certainement, en veut au mâle blanc, au mâle occidental. Le vocable lui-même de  « mâle » que tous emploient, vocable qui animalise les hommes, est passé dans les mœurs, personne ne semble s’en offusquer. Mais imaginons que nous parlions de « femelles noires » pour évoquer les femmes d’origine africaine (par exemple), je crains que beaucoup crieraient au scandale, au sexisme et au racisme. C’est ce genre de permutation qui éclaire la situation de l’homme blanc, aujourd’hui. Rien que de formuler ce jugement pourrait, je crois, en indisposer certaines. Alors oui, je pense que le mâle est une figure malmenée dans la littérature. Néanmoins, je ne me risquerai pas à conclure à la généralisation du mépris, cela m’obligerait, pour assurer mon propos, de lire des centaines de romans publiés ces dernières années, et je n’y tiens pas plus que ça.

Serge et Clément sont des hommes surnuméraires, en marge plutôt qu’en marche et dont les idéaux sont devenus dépassés à l’heure des « start-up nations ». S’ils n’entrent pas dans le moule, ils tentent malgré tout de s’y intégrer. Leur faiblesse ne résiderait-elle pas dans le fait qu’ils ne voient pas de prime abord la noblesse qui pourrait se dégager de cette mise au ban de la société moderne ?

 Les deux personnages sont dans des situations très différentes : Serge n’a jamais cherché à se distinguer, autrement dit il a voulu se fondre dans la société. Il appartient à ce genre de personnages qui font confiance aux valeurs et aux structures de son pays et à celles de son temps. Seulement, le temps a passé. La valeur de la famille n’est plus la même et, surtout, l’homme blanc, le père de famille, a perdu de son prestige. Serge se retrouve au ban de la société sans l’avoir voulu. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. En revanche, Clément, lui, comprend très bien la noblesse d’être un paria dans une société déchue. Pourtant, il faut vivre. C’est pour conserver l’amour de sa compagne qu’il finit par accepter un emploi dérisoire dans une maison d’édition. Je vous accorde, une fois ces choses dites, que les deux personnages ne sont pas des héros, au sens fort du terme : ils ne sont pas prêts à payer le prix de la noblesse.

Serge et Clément sont méprisés pour des raisons intrinsèques à notre époque : féminisme émancipateur, enfants-rois, familles éclatées, militantisme branché, engagement dans des causes consensuelles. Avez-vous souhaité avec ce roman faire, à l’instar de Flaubert, « l’histoire morale des hommes de [votre] génération » ?

Je pense que la condition humaine ne change pas tant que cela au cours des siècles. Néanmoins, les mœurs évoluent, la technologie modifie notre perception du monde, etc. Dès lors, j’ai voulu montrer le caractère insensé de l’existence (et qui a toujours été tel) dans la France d’aujourd’hui. En bref, on n’échoue pas de la même façon en 2018 qu’en 1750, 1830 ou 1920. Mon projet n’était pas aussi ambitieux que celui de Flaubert.

Claire, épouse de Serge, se complaît dans une vision fantasmée de femme soumise. Bourdieu parlait de domination masculine ; se dirige-t-on vers une domination féminine dans le sens où les féministes, sous couvert de lutte contre le patriarcat et les stéréotypes de genre, souhaiteraient « castrer » l’homme ?

La castration (ou la toutoutisation de l’homme) est en effet un projet pour certaines féministes. J’ose croire (et espérer) que ce projet n’aboutira pas. La position de victime est l’une de celles les plus enviées aujourd’hui, au sens où, paradoxalement, elle donne à ses bénéficiaires une toute-puissance morale. Je me souviens qu’enfant, lorsque j’étais malade, on m’autorisait plus de libertés que lorsque j’étais en plein forme (je pouvais veiller plus tard, on m’offrait des jouets, etc.) ; eh bien, cette aspiration à jouer les victimes rappelle, par certains côtés, le surcroît de puissance qu’on m’accordait les jours de grippe ou de fièvre. Alors, bien entendu, il existe des femmes bafouées qui sont victimes de l’oppression des hommes ; mais, pour d’autres, se revendiquer de ce statut n’est pas autre chose que ce désir de puissance que j’ai évoqué. Dans le roman, je cite des phrases extraites de La domination masculine de Bourdieu, lequel constate la domination des hommes sur la femme, en Algérie, dans les montagnes de Kabylie, avant de l’étendre à l’ensemble des rapports hommes-femmes en Europe. Cette généralisation ne me semble pas très scientifique, n’en déplaise aux sociologues. Ces phrases de Bourdieu, je les fais passer pour celles que Bérengère, une affreuse féministe, a entendues dans une émission de télévision.

Vous semblez avoir une prédilection, voire une certaine tendresse pour les figures de perdants, de marginaux qui ne sont pas ou plus en phase avec les exigences de leur époque. Pourrait-on dire que vous adoptez une vision antimoderne du monde ?

Je plaide coupable : je préfère les perdants. N’aimant qu’à moitié mon époque, j’éprouve de la tendresse pour ceux que l’époque n’aime pas. Je ne sais pas si je suis antimoderne, mais je suis méfiant envers l’idée de progrès. Et puis, je pense que les « vainqueurs » courent le risque de rater, paradoxalement, la substance de l’existence au sens où celle-ci est de part en part trouée par la perte. Vivre, c’est perdre. Les triomphateurs ne s’en rendent compte qu’à deux pas de l’abyme. Enfin, certaines figures antimodernes dont parle Antoine Compagnon ont nourri ma perception du monde, ou plutôt l’ont révélée à elle-même : Baudelaire, Flaubert, Chateaubriand, Proust et Cioran.

Votre roman met en scène des rebelles de confort, que Philippe Muray nommait « mutins de Panurge », ces militants qui se croient subversifs alors qu’il n’y a pas plus conformiste que leur combat. Ainsi, Claire qui s’investit pour le vivre-ensemble, les sans-papiers ou la société inclusive. La pensée murayenne a-t-elle été un guide lors de la rédaction de votre ouvrage ?

Philippe Muray
Philippe Muray

Lorsque j’écris je ne pense jamais à quelque théoricien que ce soit, je suis avec mes personnages, ma narration, mes idées, comme je jouais, dans l’enfance, avec des petits soldats sur le tapis de ma chambre. Je n’ai donc pas pensé à Muray. Toutefois, j’ai lu Muray, comme tout le monde (je parle du monde pensant), et j’approuve nombre de ses idées, notamment « les mutins de Panurges » ou « Homo festivus ». Le monde de Muray est beaucoup plus baroque que le mien, il propose une vision hallucinée de notre époque, totalement farcesque. Je m’intéresse plus que lui (me semble-t-il) à la vie simple, pas encore polluée par le carnaval grotesque d’Homo festivus. Ou plutôt, je mesure sur des personnages encore « réalistes » l’effet des âneries d’Homo festivus.

L’Homme surnuméraire montre la décadence de la société occidentale moderne, prête à sacrifier sa liberté sur l’autel du progressisme. Pensez-vous que nous nous dirigeons (à moins que nous y soyons déjà) vers une société orwellienne où la figure de Big Brother s’incarnerait dans une armée de commissaires du Progrès, délateurs, procéduriers et souhaitant faire du passé table rase ?

C’est une pente possible parmi les pentes possibles. Nous sommes à la croisée des chemins. Le monde orwellien que vous nommez est déjà là, mais il n’a pas encore totalement triomphé. Quelque chose résiste. Mais plus les hommes seront modelés par les médias (autrefois ils l’étaient par l’entourage proche (famille, amis, connaissances, curés), moins ils seront libres, au sens où ils diront et feront ce que les médias auront décidé qu’il est bon pour le capitalisme mondialisé qu’ils disent et fassent. Le plus étonnant et le plus effrayant, ce sont les réseaux sociaux : alors que chacun suit librement chacun sur Twitter, tandis que les contacts sur Facebook sont censés être des « amis », cela n’empêche pas des individus de dénoncer ceux dont ils estiment qu’ils dépassent les limites morales ou politiques. Cet autocontrôle me semble la chose la plus inquiétante pour l’avenir : la délation comme vertu, la surveillance panoptique de tous contre tous.

Serge, mari dépassé, soumis, trouve finalement, après une descente aux enfers, la rédemption dans la séduction et l’adultère auprès d’une vierge ingénue, sorte de sainte laïque d’un monde désacralisé. Malgré le tableau noir que vous peignez de la société moderne, cela signifie-t-il qu’il y a toujours de l’espoir ?

Je pense que l’imperfection des hommes les sauvera d’un monde intégralement prévisible, bien huilé, où chaque boulon est à sa place. Comme je l’ai déjà écrit, le ringardisme est un humanisme. Oui, il y a toujours de l’espoir, la vie n’acceptera pas si facilement d’être étouffée.

© photos François Grivelet