Le catholicisme français donne sans cesse de nouveaux exemples de sa dilution dans ce que Nicolas Berdiaev appelait l’esprit bourgeois. En employant cette expression, le philosophe russe ne se faisait en aucune façon l’émule des marxistes, dont il critiquait les conceptions à longueur de publications. Il entendait par là une « manière spéciale de sentir la vie », et il en dressait les contours sans jamais prendre appui sur les catégories d’analyse sociale et économique.
Léon Bloy, très fréquemment cité dans les articles de Nicolas Berdiaev, honnissait déjà quelques années avant lui les plus funestes manifestations de l’esprit bourgeois. Cette attitude d’ordre spirituel se distingue – autant pour l’écrivain que pour le philosophe – par le désir d’une existence confortable, l’asservissement constant aux « choses qui sont dans le monde » (Jean, 2:15) et une complaisance sans bornes dans l’infatuation de soi-même. Le tragique de l’existence, nous dit Nicolas Berdiaev, a délaissé l’horizon du bourgeois pour laisser le champ libre à la bonne conduite des affaires, à la contemplation de sa propre magnificence et au déploiement de toutes les vanités.
Si ce même bourgeois a le malheur d’être catholique, il se fait volontiers gardien de la morale et protecteur des vertus. Quand bien même il chercherait ses fautes, il aurait le plus grand mal à en trouver de réellement préjudiciables. « Le Seigneur Dieu sert de décor aux boutiques », comme l’écrit Nicolas Berdiaev dans De l’esprit bourgeois, non de révélateur et de juge des péchés humains. Si le Christ s’avisait de revenir, notre homme le reclouerait de bon cœur afin de s’épargner les mêmes sermons que devaient essuyer les pharisiens. Rejetant la Croix, il troque du même coup son statut de pécheur contre celui de prêcheur et pointe son prochain du doigt ; c’est là son passe-temps favori. En face de lui, le laïcard contemporain, comme toute la littérature antireligieuse avant lui, se délecte du comportement des chrétiens lorsqu’ils défaillent. Prompt à saisir le moindre prétexte pour incriminer le joug que ferait peser le christianisme sur les consciences, il agite lui aussi avec joie son index tous azimuts.
Dans un tel contexte, la lecture d’un petit opuscule du philosophe russe est l’occasion de redécouvrir quelques vérités oubliées en dépit de leur extrême simplicité. Presque introuvable en langue française, De la dignité du christianisme et de l’indignité des chrétiens vient – en une petite quarantaine de pages – reconnaître les fautes et redresser les torts alors que les accusateurs continuent de jouer les victimes et les victimes de répondre en accusant leur bourreau.
De l’indignité des chrétiens
Le verdict de Nicolas Berdiaev est sans appel : les chrétiens sont indignes du message qu’ils portent, ils sont un scandale aux yeux de ceux qui chercheraient à revenir à la foi chrétienne. Entachée par les luttes de pouvoir, les machinations vicieuses, la dépravation des mœurs et l’opulence éhontée, l’histoire du clergé expose les chrétiens aux innombrables condamnations dont ils sont l’objet. À bien observer le récit de l’Église sur deux millénaires, force est de constater qu’il est – par bien des aspects – semblable à celui des gouvernements ballottés par leurs relations diplomatiques et guerrières, et qu’il révèle bien souvent les mêmes corruptions. L’Église « se soumit à l’Etat, devint son instrument docile, les pouvoirs et les dignitaires chrétiens empruntèrent son glaive », ainsi que le note Nicolas Berdiaev dans Christianisme et réalité sociale. Il n’est plus si simple de distinguer le Royaume de l’Esprit du Royaume de ce monde quand « le christianisme n’a que trop fait preuve de servilité à l’égard du royaume de César ». Que ce soit dans les contrées catholiques, protestantes ou orthodoxes, le tableau ne varie guère.
Dans un autre opuscule, Le christianisme et l’antisémitisme, Nicolas Berdiaev rappelle le rôle qu’ont joué les chrétiens dans la propagation de l’antisémitisme. Parmi les nombreuses fautes dont les chrétiens doivent se repentir, le traitement des Juifs ne fait pas figure de bagatelle. Il n’y a qu’à voir de quelle manière les chevaliers féodaux se sont parfois libérés de leurs dettes par l’épée. Faut-il rappeler ce que Luther écrivait dans son inquiétant Des Juifs et de leurs mensonges ? L’accumulation des méfaits à mettre sur le compte des chrétiens faisait dire au philosophe que « la plus grande objection au christianisme, ce sont les chrétiens eux-mêmes » (De la dignité du christianisme et de l’indignité des chrétiens).
La sentence est d’autant plus sévère que les contempteurs du christianisme, au lieu de le juger d’après ses saints, ses martyrs, ses héros, le jugent d’après les plus mauvais d’entre ses fidèles. Néanmoins, quand bien même on ne retiendrait que les actes des plus mauvais, mesurer le christianisme à l’aune des chrétiens – et non d’après sa doctrine et ses commandements – est un artifice rhétorique fallacieux.
De la dignité du christianisme
C’est parce que la loi chrétienne est la plus exigeante entre toutes les prescriptions religieuses, la plus contraire à la nature humaine et la plus lourde en sacrifices, que les chrétiens ont le plus grand mal à la réaliser dans leurs vies. Elle exige des hommes qu’ils aiment leurs ennemis, portent leur croix courageusement, conservent une pureté du cœur inébranlable et résistent aux tentations que le monde pose sur leur chemin. La faillite humaine – et non divine – du christianisme, n’en est que plus compréhensible tout en restant déplorable. C’est dans la confusion entre le message divin et l’application humaine que réside l’erreur, ou la malice, des éléments les plus hostiles au christianisme. « Par l’élévation du christianisme, on juge de l’indignité des chrétiens, de leur incapacité à se hausser jusqu’à elle. Mais comment peut-on imputer au christianisme l’indignité des chrétiens, alors que précisément on reproche à ceux-ci d’être en désaccord avec la dignité de leur foi ! »
Les réquisitoires contre le christianisme ne sont souvent rien d’autre que ces récriminations contre les péchés et les vices – réels – de l’humanité chrétienne. Or, que le monde se complaise dans le mal et le péché n’est pas un démenti, mais au contraire, soutient Nicolas Berdiaev, une confirmation de la dignité du christianisme. L’imperfection des hommes et leur tendance à se perdre comptent parmi les raisons mêmes de la venue du Christ dans notre monde. Le divin intervient dans l’humain, non pour condamner et accuser ceux qui vivent dans le péché, mais pour les éclairer, les transfigurer, les sauver. Lorsque les pharisiens reprochent à Jésus de manger avec les publicains et les gens de mauvaise vie, il leur répond : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais les malades ; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Marc, 2:17). Quoi de plus normal que de retrouver, dans son Église, ces mêmes pécheurs ?
Afin de refréner leurs penchants, le christianisme « unit en lui l’austérité, la sévérité, l’exigence envers soi-même, à l’indulgence, la charité, la douceur à l’égard du prochain », comme le note Nicolas Berdiaev. Comment ne pas voir aujourd’hui dans les accusations répétées des idéologues malveillants une posture consistant à unir en elle l’indulgence, la charité, la douceur à l’égard de soi-même à l’austérité, la sévérité et l’exigence envers son prochain ? Nicolas Berdiaev nous rappelle qu’il faut avant toute chose considérer les préceptes du christianisme, prendre conscience du bouleversement et des efforts qu’ils impliquent dans nos vies, mesurer la tâche écrasante, parfois désespérée, qu’ils représentent, mais également voir la grande beauté et l’immense espérance que renferme la nouvelle naissance, intérieure, spirituelle et libre, à laquelle nous appelle le Christ.
Pour que le christianisme puisse « agir sur la couche profonde de l’âme et modifier, transfigurer la nature cruelle, demi-animale et barbare de l’être humain », le philosophe francophile et francophone, qui repose aujourd’hui au cimetière de Clamart, ne rêvait pas d’évangéliser le monde. Il ne cessait d’appeler les chrétiens à s’observer eux-mêmes avant de juger leur prochain. Aussi écrivait-il : « Il est de la plus haute importance que les chrétiens commencent par se convertir eux-mêmes, c’est-à-dire deviennent des croyants réels et non formels. Ceux qui haïssent et crucifient ne peuvent revendiquer la dénomination de chrétiens, quels que soient les signes extérieurs auxquels ils se livrent. »