Lorsqu’à 59 ans, après quatre années de proscription, Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne est invité à prononcer un discours à l’université de Harvard en 1978, les auditeurs s’attendent à une critique en règle de la société soviétique, de la part d’un célèbre dissident. Contre toute attente, l’écrivain met l’Occident face à ses propres contradictions et prononce un véritable réquisitoire contre le monde moderne. Venu d’un monde où il est interdit de parler, il arrive dans un monde où l’on peut tout dire, et où « cela ne sert à rien ».
Sous une pluie battante, l’écrivain dénonce dans sa langue natale les faiblesses de l’Occident, l’amollissement du caractère, le déclin de la volonté et du courage. L’idéologie du « bonheur » et du « bien-être » ont mis à la disposition du plus grand nombre un « confort dont nos pères et nos grands-pères n’avaient aucune idée ». Cette mortelle course aux biens matériels a suscité un épanouissement physique inégalé, une liberté de jouissance presque illimitée, un bond de l’Esprit à la Matière, foulant aux pieds notre nature spirituelle.
Un non-modèle
En critiquant le système occidental, Soljenitsyne ne vise aucunement à mettre en avant le système socialiste, ce léviathan totalitaire dont la finalité est « l’anéantissement de l’essence spirituelle de l’homme ». Non, le système libéral, comme le système socialiste, est un non-modèle.
La prosternation devant l’homme et devant ses besoins matériels est le symptôme d’un épuisement spirituel, de la chute morale de l’Occident. De plus, un système dont l’unique tâche est l’acquisition du bonheur terrestre, sans aucune référence supérieure, est particulièrement fragile : « Aucun armement, si grand soit-il, ne viendra en aide à l’Occident tant que celui-ci n’aura pas surmonté sa perte de volonté. Lorsqu’on est affaibli spirituellement, cet armement devient lui-même un fardeau pour le capitulard. Pour se défendre, il faut être prêt à mourir, et cela n’existe qu’en petite quantité au sein d’une société élevée dans le culte du bien-être terrestre ».
L’existence de l’homme occidental plonge l’écrivain russe dans un profond chagrin. La perte du sacré, l’écœurante pression de la publicité et le déferlement de la pornographie ont favorisé l’émergence d’une masse d’individus faibles et bancals. Le vernis moral de la civilisation occidentale disparaît après quelques heures de privation d’électricité : « voici que soudain jaillissent des foules de citoyens américains, pillant et violant. Telle est la minceur de la pellicule ! Telles sont la fragilité de votre structure sociale et son absence de santé interne ».
La liberté de faire quoi ?
La liberté dénudée a finalement dégénéré en licence. Le système libéral se révèle incapable de défendre les citoyens contre les « abîmes de la déchéance humaine », comme « ces films pleins de pornographie, de crimes ou de satanisme » dont est abreuvée la jeunesse d’Occident, exerçant une violence morale malfaisante. La vie conçue selon le mode libéral se révèle par conséquent « incapable de se défendre elle-même contre le mal, et se laisse ronger peu à peu ».
La presse dépasse désormais en puissance les pouvoirs régaliens de l’État. La capacité de suggestion des médias en font la force la plus importante des États occidentaux. Et pourtant, la presse tend à une certaine uniformité. Ses sympathies sont systématiquement dirigées du même côté, ses jugements « maintenus dans certaines limites acceptées par tous ». Enfin, malgré sa capacité à contrefaire l’opinion, voire à la pervertir par des informations contradictoires, elle dispose d’une prodigieuse irresponsabilité morale : « En vertu de quoi a-t-elle été élue ? À qui rend-elle compte de son activité ? »
Contre le flot pléthorique d’informations abrutissantes, Soljenitsyne revendique « le droit de ne pas savoir », le droit de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec « des ragots, des bavardages et des futilités ». Cette exigence rappelle celle d’un autre penseur radical, Julius Evola, qui reprochait à la culture libérale moderne d’adresser tous les messages possibles à tous les individus, bien qu’ils soient incapables de les analyser et de les critiquer. « Jamais il n’y a eu, autant qu’aujourd’hui, d’individus amorphes, ouverts à toutes les suggestions et à toutes les intoxications idéologiques, au point qu’ils deviennent les succubes, sans s’en douter le moins du monde, des courants psychiques et des manifestations engendrées par l’ambiance intellectuelle, politique et sociale dans laquelle nous vivons. » (Les hommes au milieu des ruines)
La racine du mal
Selon Soljenitsyne, la racine du mal est la conception du monde née de la Renaissance. Il est proche en cela du penseur traditionaliste René Guénon. Pour ce dernier, la Renaissance et la Réforme consomment la rupture définitive avec l’esprit traditionnel, l’une dans le domaine des sciences et des arts, l’autre dans le domaine de la religion. De la même manière, Soljenitsyne attribue l’origine du mal à l’humanisme, à l’anthropocentrisme né de la Renaissance et importé en Russie depuis Pierre le Grand. Le matérialisme sans bornes, les libertés prises par rapport à la religion, l’humanisme areligieux des Lumières, formeront le lit du socialisme, confirmant l’intuition de Karl Marx : « Le communisme est un humanisme naturalisé ».
Soljenitsyne poursuivra en 1979 sa dénonciation de l’Occident moderne, en la personne de l’homme libéral. À ses yeux, le libéral est un destructeur des traditions nationales. Il est ce « tiède » dont parle l’Apocalypse et que vomit Soljenitsyne. Paradoxalement, le vrai coupable selon lui de la révolution d’octobre 1917 est justement la révolution de février 1917, « révolution libérale » dont l’issue ne pouvait être que l’anarchie. À la Russie moderne, influencée par les Occidentaux, introduits comme le cheval de Troie par les libéraux, l’écrivain oppose la Russie pré-pétrine, une Russie « slavophile », celle des chevaliers et des moujiks.
La force d’un prophète
Dénoncé par les uns comme un « fanatique », ou un « mystique orthodoxe », encensé par les autres comme un nouvel Isaïe, Soljenitsyne exprime dans son discours de Harvard un solennel et sévère avertissement au monde occidental, qui suscitera de nombreuses polémiques. En 1979, l’éditorialiste du New Yorker fera un rapprochement judicieux entre Soljenitsyne et l’ayatollah Khomeiny, et soulignera leur refus commun de l’Occident athée.
Avec la force d’un prophète, l’écrivain russe dénonce la « catastrophe de la conscience humaine antireligieuse ». Dans son discours de 1978, il rappelle la primauté de la vie intérieure, le bien le plus précieux de l’homme : « Si l’homme, comme le déclare l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette Terre n’en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l’accomplissement d’un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l’expérience d’une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés. ». Blaise Pascal ne s’exprimait pas autrement : « Entre nous et le ciel, l’enfer ou le néant, il n’y a que la vie, qui est la chose du monde la plus fragile. »