Le désintéressement refait surface à travers la mosaïque des idées romantiques – qui, pour une part, ont irrigué le patriotisme post-révolutionnaire – avant sa neutralisation, sous une forme renouvelée, par Nietzsche. Julien Benda tentera ensuite de retrouver la noblesse de l’activité désintéressée, cette fois purifiée par une vue humaniste.
L’inflexion romantique se cristallise d’abord autour de l’enthousiasme théorisé par Madame de Staël. L’enthousiasme, contrairement au fanatisme, exprime un engouement mesuré et, sans exclure l’aspect contemplatif, sous-tend les plus belles actions. Il nous exhorte à sacrifier notre propre bien-être ou, plus justement, à prêter « de l’intérêt à ce qui n’a point d’action immédiate sur notre bien-être dans ce monde ». Il s’agit bien là, selon les mots de Lucien Jaume, d’un « intérêt non égoïste » (L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français). L’enthousiasme renvoie donc à l’intérêt bien compris, à l’intérêt non utilitaire de l’homme qui recherche le sublime, c’est-à-dire, selon Madame de Staël, de l’homme qui « parvient à se considérer lui-même d’un point de vue universel ». Néanmoins, et contrairement au projet kantien, l’enthousiasme staëlien n’implique aucune rupture avec les doctrines du bonheur.
On retrouvera, par exemple, une impulsion similaire dans la mystique péguyienne où l’universalisme des Lumières se dilue dans l’idéal patriotique ; idéal où l’intuition féconde l’action dans une veine toute bergsonienne – sans compromission, sans les bas calculs du jeu politique. C’est tout autant le sublime de l’activité pure que défend Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence : « Lorsque les hommes politiques interviennent, il y a, presque nécessairement même, un abaissement notable de la moralité, parce que ceux-ci ne font rien pour rien et n’agissent qu’à la condition que l’association favorisée se classe dans leur clientèle. » Et il ajoute : « Nous voilà bien loin du chemin du sublime, nous sommes sur celui qui conduit aux pratiques des sociétés politico-criminelles. » Sorel cible, dans un même temps, la logique tacticienne des syndicats anglais (trade-union) « digne d’Escobar ». La théorie sorélienne du désintéressement s’enracine dans la violence – nouveau mobile qui, comme l’amour, porte au don de soi – engagée pour la défense des travailleurs et stimulée par la force intuitive du mythe de la grève générale. Il y a comme une mystique de l’idée-mythe dont l’objet n’est plus la nation mais une classe sociale particulière. Sorel entend, comme Péguy, dénoncer le parti des intellectuels, le parti de ceux qui ont perdu l’enthousiasme, de ceux qui transigent au point de confondre complaisance et modération. Maurice Barrès, en défendant la primauté de l’intérêt national sur l’intérêt personnel, fera du désintéressement un vivier de préjugés nationaux exaltés et unifiés par l’amour de la patrie ; un amour qui doit se réveiller comme un instinct – parfois guerrier lorsque les circonstances l’exigent. D’une manière générale, l’opposition entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif relève le plus souvent d’un effet rhétorique ; cet intérêt collectif ou national cache en réalité un intérêt individuel bien orienté. Aspect sur lequel insiste Vincent Descombes lorsqu’il refuse de ranger la sensibilité du citoyen rousseauiste pour les affaires publiques sous la catégorie du dévouement. En effet, « il ne s’agit pas pour le citoyen de se dévouer à la chose publique, il s’agit pour lui de se soucier de lui-même et de sa dignité en tant qu’ayant « dilaté » ou « accru » son moi – comme disait Benveniste – aux dimension d’un « nous » » (Les embarras de l’identité).
Nietzsche ou le romantisme intéressé
Nietzsche congédia la recherche de la vérité pour embrasser les latitudes infinies du perspectivisme athée soutenu, on le sait, par la volonté de puissance – cette poussée irrationnelle qui retire à l’activité humaine son ancrage eudémonique. L’universalité morale, et la vérité que cette universalité donne à voir, se ramène, en dernière analyse, à l’égoïsme de toute volonté humaine : « C’est de l’ égoïsme en effet que de ressentir son jugement comme loi universelle » (Le Gai savoir). Le philosophe allemand n’a pourtant pas liquidé, contrairement à Stirner, le sens de la noblesse. L’âme noble ne se caractérise pas par les sacrifices car, nous dit Nietzsche, « même le voluptueux enragé fait des sacrifices » ; elle ne se caractérise pas plus par la passion car « il y a des passions méprisable » ; enfin elle ne se retrouve pas davantage dans une quelconque bienfaisance dépourvue d’égoïsme car, précisément, prétendre agir de la sorte revient à s’enorgueillir ou, du moins, à se délecter d’une posture jugée estimable – la purge de l’amour-propre est de toute façon impossible. Le noble désigne en réalité l’effervescence d’une passion spécifique, la passion pour la création de valeur – se poser soi-même comme valeur – et l’affirmation, le contentement, de soi qui en résulte. Un contentement maximal, loin de la satisfaction bourgeoise lovée autour d’une aspiration au conformisme – l’instinct de troupeau.
Cet instinct de troupeau se manifeste dans la reproduction des besoins propres à une communauté, dans le respect des règles qui en assurent le fonctionnement, la bonne conservation ; et cette morale grégaire attribue de la sorte, à chaque individu, une fonction sociale. L’altruisme abrite secrètement « le désir de vouloir être fonction ». La fonction renvoie au monde de la technique et de l’utilité : être fonction c’est dépendre de quelque chose, agir en qualité de rouage – ici de la société. L’action altruiste, animée par l’instinct de troupeau, est dite « désintéressée » ; l’action créatrice de valeur « égoïste ». Nous ne reviendrons pas ici sur le rôle que Nietzsche impute au judaïsme et au christianisme dans le déclin des passions nobles. Le désintéressement requiert donc des hommes qui prennent en compte les effets de leurs actions sur la société. Or, ces actions utilitaires, profitables à la communauté, sont, la plupart du temps, nuisibles à l’individu : « Que de fois que la rage aveugle du travail procure certes richesses et honneur, mais qu’elle prive simultanément les organes de la finesse qui permettaient de prendre plaisir à la richesse et à l’honneur, et de la même manière, que ce remède fondamental contre l’ennui et les passions émousse simultanément les sens et rend l’esprit rétif aux stimulations nouvelles. » Les vertus communément admises privent l’individu de son « plus noble égoïsme (selbstsucht) ».
Ici, comme Stirner mais sur un mode différent, Nietzsche hiérarchise l’égoïsme dont on sait qu’il dirige également les aspirations prétendument altruistes : d’un côté un égoïsme noble moteur de l’indépendance aristocratique ; de l’autre un égoïsme utilitaire, vulgaire, qui se pare des oripeaux de la vertu. Les conduites désintéressées seraient donc valorisées par des hommes hautement intéressés qui tirent profit de comportements nuisibles à l’échelle individuelle ; la main mise sur l’éducation, ils préservent et cultivent leur instinct de troupeau au mépris des tendances créatrices. L’argumentation est, ici encore, spécieuse : Nietzsche laisse entendre que les théoriciens du désintéressement demandent la suppression pure et simple de l’intérêt ; sa critique vise en réalité Fénelon et Kant uniquement. L’inflexion romantique – et surtout celle de facture nationaliste et/ou irrationaliste – sera vivement critiquée par Julien Benda au nom d’une discipline cléricale. Celle-ci, à rebours de toute mystique, privilégie la contemplation paisible de la vérité.
Julien Benda et l’idéal clérical
Benda propose de distinguer les valeurs cléricales des valeurs non cléricales sur un plan davantage formel que matériel – comme dans toutes les philosophies morales, il s’agit de repenser la façon d’investir des valeurs qui, dans leur contenu même, ne changent pas ou peu. Ainsi, « les valeurs cléricales, dont les principales sont la justice, la vérité, la raison, se signalent par les trois caractères suivants : Elles sont statiques ; Elles sont désintéressées ; Elles sont rationnelles » (La Trahison des clercs). Les valeurs cléricales sont statiques (immuables) parce qu’abstraites : elles ne varient pas en fonction du contexte historique, politique et socio-culturel. Désintéressées encore dans la mesure où ces valeurs ne visent aucun but pratique ; elles ne doivent pas servir à changer le monde – l’idéal n’étant pas jugé à la lumière de ses conséquences mais de ses principes – et ne sont donc pas utiles. Enfin, elles sont dites rationnelles car leurs contours doit toujours procéder de la raison en exercice et non pas d’une quelconque passion « comme l’enthousiasme, le courage, la foi, l’amour humain, l’étreinte de la vie […] ». Ces trois caractères, solidaires entre-eux, dévoilent une même complexion : celle du clerc.
L’inutilité, traditionnellement associée au désintéressement, est ici lestée d’une obligation nouvelle : rester à l’écart de la pratique. Un clerc accomplit ne saurait conférer à la théorie une fin pratique, ce qui ne le cantonne pas pour autant à une pure vie contemplative : l’activité scientifique au sens large (théorie) sera recherchée, tout comme l’activité artistique qui, « en tant qu’essentiellement désintéressée, qu’étrangère par nature, comme la science, à la recherche du bien, matériel ou moral, de l’humanité, est une valeur cléricale ». Le clerc ne souhaite pas le bien matériel ou moral de l’humanité, par conséquent seule l’idée du bien – et non la passion du bien – constitue une activité scientifique légitime ; les valeurs ne sont pas choisies pour le progrès moral qu’elles peuvent apporter, mais parce qu’elles garantissent, selon Benda, la fidélité à un idéal « nécessaire à la moralité de l’espèce humaine » ; et il ajoute, entre parenthèses : « Je serrerais de plus près ma pensée en disant à son esthétique. » Ce n’est donc pas tant le bien-être mais la beauté d’un tel exercice ascétique que cible Benda ; comme si la valeur de toutes les valeurs, la valeur-étalon, résidait dans cet exercice de l’esprit. Aussi et inévitablement, « ceux qui méprisent les biens de ce monde et honorent certaines valeurs cléricales, notamment la justice, dans l’intention de faire » leur salut » ne sont pas des clercs » ; de même ceux qui honnissent la guerre par amour de la paix, ou parce qu’ils ont intérêt à pacifier les relations, ne sont pas davantage des clercs : la paix serait une valeur cléricale si elle donnait à voir une volonté humaine « résolue à dominer les égoïsmes nationaux ».
L’attitude cléricale, par sa dévalorisation de la pratique, rejoint la purification des mobiles et motifs déjà opérée par Kant. Cela dit, « la cléricature étant un idéal, le clerc parfait n’existe pas » : « Les adversaires du clerc sont définis, non pas parce qu’ils ne réussissent point à réaliser cet idéal, mais parce qu’ils le bafouent. » Plus fondamentalement, le clerc, en descendant sur la place publique, manque à sa fonction « que s’il y descend pour y faire triompher une passion réaliste de classe, de race ou de nation » ; et « quand Gerson monta en chaire de Notre-Dame pour flétrir les assassins de Louis d’Orléans, quand Spinoza vint, au péril de sa vie, écrire sur la porte des meurtriers des Witt : » Ultimi barbarorum« , quand Voltaire batailla pour Calas, quand Zola et Duclaux vinrent témoigner dans un procès célèbre, ces clercs étaient pleinement, et de la plus haute façon, dans leur fonction de clercs ; ils étaient les officiants de la justice abstraite et ne se souillaient d’aucune passion pour un objet terrestre. » C’est que « depuis cinquante ans, tous les moralistes écoutés en Europe, les Bourget, les Barrès, les Maurras, les Péguy, les D’Annunzio, les Kipling, l’immense majorité des penseurs allemands, ont glorifié l’application des hommes à se sentir dans leur nation, dans leur race, en tant qu’elles les distinguent et les opposent, et leur ont fait honte de toute aspiration à se sentir en tant qu’homme, dans ce que cette qualité a de général et de transcendant aux désinences ethniques. » Benda s’attaque plus particulièrement aux coryphées de l’honneur – « en désignant sous ce mot l’ensemble de ces mouvements par lesquels l’homme expose sa vie hors d’un intérêt pratique » – dont on pourrait croire, à tort, qu’ils défendent une activité désintéressée.
Chez Nietzsche (auteur principalement visé) le noble prend la forme d’un instinct guerrier proprement irrationnel et donc, au moins en cela, contraire à l’idéal clérical. Ce romantisme belliqueux aurait, également et paradoxalement, une coloration utilitaire car toujours prôné « par ceux qui mènent les hommes à la conquête des choses » ; autrement dit, par ceux qui s’adonnent à la vie pratique. Que l’on songe, ajoute Benda pour renforcer son propos, « au respect dont l’institution du duel a toujours été l’objet dans toutes les armées, malgré certaines sévérités uniquement inspirées par des considérations pratiques » – « la guerre inutile est la meilleure préparation pour la guerre utile ». Il est pourtant bien difficile de saisir en quoi l’honneur, et le courage au combat qui lui sied depuis l’antiquité, lorsque l’intérêt patriotique n’entre pas en jeu, se distingue dans ses implications relatives à l’épuration cléricale de la pratique, d’un Voltaire bataillant pour Calas. À dire vrai, ce n’est pas tant son utilité en temps de guerre qui apparaît décisif, mais bien plutôt son aspect communautaire : l’honneur consiste à ne pas trahir son camp, à rester fidèle aux siens. De la sorte, et indépendamment de sa dimension pratique, il n’entre pas dans l’humanitarisme tel que Benda l’entend, à savoir « la sensibilité à la qualité abstraite de ce qui est humain, à « la forme entière de l’humaine condition » (Montaigne) » – et non pas « le sentiment qu’on désigne ordinairement sous ce nom et qui est l’amour pour les humains existant dans le concret ». En effet, « le premier de ces mouvements (qu’on nommerait plus justement l’humanisme) est l’attachement à un concept ; il est une pure passion de l’intelligence, n’impliquant aucun amour terrestre ; on conçoit fort bien un être s’abîmant dans le concept de ce qui est humain, et n’ayant pas le moindre désir de seulement voir un homme ; il est la forme que revêt l’amour de l’humanité chez les grands patriciens de l’esprit, chez un Erasme, un Malebranche, un Spinoza, un Goethe, tous gens peu impatients, semble-t-il, de se jeter dans les bras de leur prochain. » Alors que « Le second est un état du cœur et, à ce titre, le fait d’âmes plébéiennes ; il prend corps chez les moralistes à l’époque où disparaît chez eux la haute tenue intellectuelle pour faire place à l’exaltation sentimentale, je veux dire au XVIIIe siècle, principalement avec Diderot, et bat son plein au XIXe, avec Michelet, Quinet, Proudhon, Romain Rolland, Georges Duhamel. » L’humanisme abstrait, que supporte Benda, exclut de fait l’honneur du désintéressement et, par extension, de la cléricature. Cet humanisme, par son abstraction, innerve le désintéressement dans son acception cléricale.