Marcel Gauchet : « L’argent a une propension diabolique à se transformer en une fin en soi »

[Cet entretien est paru initialement dans PHILITT #6]

Marcel Gauchet est philosophe. Il est directeur d’études émérite à l’EHESS (Écoles des hautes études en sciences sociales) et dirige la revue Le Débat.  Il a publié en 2017 Le nouveau monde, le quatrième tome de L’Avènement de la démocratie. Nous l’avons interrogé sur le rôle prépondérant que joue l’argent dans les sociétés modernes.

Max Weber

PHILITT : On associe traditionnellement l’avènement des démocraties modernes avec celui de la bourgeoisie et de ses valeurs. Doit-on considérer que les valeurs bourgeoises sont nécessairement des valeurs d’argent et, par conséquent, que les démocraties ont partie liée avec l’argent ?

Marcel Gauchet : S’il y a une notion à manier avec précaution, c’est celle de « bourgeoisie ». Quelles âneries ne lui a-t-on pas fait dire ? C’est quoi, un « bourgeois » ? Un « détenteur de moyens de production » ? Ça ne fait pas grand monde. La vérité est qu’il faut complètement se défaire de cette sociologie primaire pour expliquer l’avènement des démocraties modernes. Le cœur de cette genèse est un fait culturel bien plus large, que je propose d’appeler « sortie de la religion » et qui met au centre de l’imaginaire social l’autonomie, c’est-à-dire l’aspiration à se gouverner, sur le plan collectif et sur le plan individuel. Cette aspiration, a partie liée avec le développement d’un domaine économique, chargé d’un enjeu qui va beaucoup plus loin que la « satisfaction des besoins », à savoir l’autoproduction du monde humain, sur le plan matériel, mais aussi intellectuel, via les sciences et les techniques. Il se trouve que « l’argent », sous la forme du capital de l’investisseur et de la monnaie des échanges, est l’âme du fonctionnement de ce système économique. En ce sens-là, la démocratie moderne est effectivement inséparable d’une société de l’argent et d’une économie de type capitaliste. Ce que la bourgeoisie représente de plus spécifique dans ce cadre, c’est la « classe moyenne » du travail instruit, qui la distingue aussi bien des prolétaires compris comme des exécutants interchangeables que des « propriétaires des moyens de production » compris comme des rentiers. Dès qu’ils travaillent à la gestion de leur propriété, activité sophistiquée, ils deviennent des bourgeois. Mais dans l’autre sens, des prolétaires dotés de compétences ou de qualifications recherchées entrent eux aussi dans la bourgeoisie. Ils deviennent des « petits bourgeois ».

Le développement des démocraties semble coïncider avec le développement du capitalisme. Max Weber a-t-il raison de voir dans l’éthique protestante la source de l’essor du capitalisme ou doit-on relativiser cette thèse, comme le font Werner Sombart et Joseph Schumpeter, en voyant dans le catholicisme (notamment à Florence) une source plus ancienne ?

« Capitalisme » est là encore une notion très dangereuse, même si elle est inévitable. Le mécanisme capitaliste, c’est-à-dire l’accroissement du capital via le retour sur investissement (ou sur prêt) existe depuis qu’il y a des monnaies. La nouveauté de ce que nous appelons « capitalisme », c’est de faire de ce mécanisme le foyer d’une activité productive globale, appuyée sur la connaissance scientifique et l’innovation technique. Cela dans le cadre  du basculement des sociétés vers l’avenir et leur propre invention dans le temps. En ce sens, je crois que tous ces anciens débats sur l’origine du capitalisme sont trop partiels. Les différentes thèses en présence ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles apportent chacune des petits morceaux d’un puzzle beaucoup plus vaste. C’est cette problématique élargie que j’essaie de construire.

Pour Christian Laval, auteur de L’homme économique, les démocraties libérales ont produit un individu détaché des anciennes solidarités (religieuses, familiales) qui ne trouverait plus sa finalité qu’en lui-même. Pensez-vous comme lui que l’avènement de la démocratie aboutisse à une révolution anthropologique ?

On n’a pas attendu Christian Laval, heureusement, pour s’apercevoir que l’individualisation inséparable tant de la démocratie que du capitalisme produisait des effets profonds sur ces individus, tant dans son comportement que dans son fonctionnement intime. Entre nous, vous auriez pu vous munir de références plus pertinentes que ce vieux marxisme réchauffé à coups de Bourdieu et de Foucault. L’individu est le point d’articulation entre la logique juridique de la démocratie et la logique économique de l’intérêt. Ce que j’ai essayé de montrer précisément, c’est que le facteur le plus crucial dans ce remodelage de l’humanité telle qu’elle se conçoit et se vit est le droit – non pas le droit technique des juristes, mais le droit fondamental des droits de l’homme. C’est sur ce terrain que nous sommes en train de vivre une transformation effectivement révolutionnaire.

Charles Péguy

Charles Péguy écrivait dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne que, dans le monde moderne, « l’argent est seul devant Dieu ». Pour lui, l’argent a supplanté toutes les autres forces matérielles pour s’opposer, dans un duel tragique, à la seule force de l’esprit. Trouvez-vous cette dichotomie excessive ou êtes-vous, du moins partiellement, d’accord avec Péguy ?

Non, « l’argent n’est pas seul devant Dieu ». La formule est sourde, mais elle est creuse. Pour commencer, l’esprit ne se réduit pas au commerce avec Dieu. Il existe fortement dans bien d’autres domaines et bien plus fortement que lorsqu’il était concentré dans le commerce avec le divin. Et la liberté démocratique de décider de son sort, si incomplète qu’elle soit à ce jour ? Et la liberté de conscience, tout simplement ? Et la compréhension scientifique du monde sans besoin de Dieu pour en rendre compte ? La gueulante littéraire et morale contre le monde tel qu’il va a son charme, mais c’est un peu court pour s’y retrouver. L’argent, encore une fois, n’est qu’un élément à côté de beaucoup d’autres.

Un des arguments en faveur de l’argent consiste à dire que, dans les anciens mondes, le rang social était déterminé par la naissance et que, par conséquent, les sociétés étaient monolithiques. L’argent, puissant facteur d’ascension sociale, permettrait de faire s’élever les plus humbles et de faire chuter les plus grands selon leur mérite. Doit-on prendre pour argent comptant cet argument ? Le roi, lui aussi, n’avait-il pas le pouvoir de distinguer ses sujets selon leur mérite ?

Il n’y a pas que l’ascension sociale autorisée par le marché à considérer. Elle est effectivement limitée – elle est beaucoup plus grande cependant que celle que permettait la faveur du roi à laquelle vous faites allusion. Mais c’est l’ensemble où s’insère le marché qu’il faut voir, à commencer par la bête, mais intéressante liberté du consommateur. La question se résume à celle-ci : quelle est l’alternative au marché ? Il n’y en a qu’une, qui est la répartition administrative des biens au nom de la collectivité. Je vous recommande d’essayer. Si perverse et malsaine que soit la structure de marché par beaucoup de ses aspects, elle est infiniment supérieure à ce qu’on peut lui substituer. Je vous rappelle quand même qu’on a fait l’essai, et qu’il ne s’est pas franchement révélé concluant.

Dans les démocraties libérales, la possession d’une grande fortune distingue socialement et octroie du pouvoir. Y-a-t-il un risque à faire de l’argent, non plus ce qui permet d’évaluer la valeur, mais la valeur même ?

Là où il y a une vertu, il y a un vice greffé dessus. Le glissement de la mesure de la valeur à la valeur en soi est inévitable. Sa possibilité est inscrite dans la chose même. Cela dit, il relève d’un choix individuel. Ni vous ni moi ne vivons en faisant de l’argent la valeur suprême, sinon nous ferions autre chose. Et nous sommes pareils en cela à une foule de gens dans nos sociétés. Il n’est pas difficile de montrer qu’elles ne fonctionnent que grâce à un désintéressement de masse auquel on ne réfléchit pas assez. Et par ailleurs, s’il est vrai que l’argent donne des moyens d’influence, voire des pouvoirs, il existe aussi des moyens de limiter son emprise. Encore faut-il collectivement le vouloir. C’est le vrai sujet.

Allégorie de l’avare

Le pouvoir économique semble désormais avoir supplanté le pouvoir politique. Certains grands patrons sont plus puissants que les chefs d’État. Les conditions de possibilité de la démocratie sont-elles toujours réunies dès lors que l’on entérine cet état de fait ?

Le pouvoir politique court après le pouvoir économique, parce qu’il a découvert qu’il était très mauvais dans l’exercice de ce pouvoir et qu’il a besoin de lui pour remplir la plus décisive de ses promesses : la redistribution des richesses. Avec quoi paie-t-on les retraités, pour ne prendre que cet exemple ? Vous avez l’idée de l’ampleur des transferts sociaux dans ce pays ? Ne renversons pas l’ordre des facteurs. Ce n’est pas le pouvoir économique avec ses gros bras qui s’est imposé au pouvoir politique. C’est ce dernier qui n’a de cesse de lui donner les moyens de faire ce qu’il ne sait pas faire : assurer la prospérité commune. Nous, nous sommes tous mis collectivement dans la dépendance de cet instrument de bien-être. On ne peut pas à la fois tout demander à l’économie et déplorer son poids excessif. Que cela distorde la vie démocratique c’est certain, mais il faut bien en identifier la raison. Sauf de quoi on s’enferme dans l’incantation hypocrite.

Certains penseurs antimodernes voyaient dans l’avènement de la démocratie la substitution du règne de l’homme au règne de Dieu. Mais si règne de l’argent il y a, peut-on encore parler de règne de l’homme ? De quelle nature serait le règne de l’argent ?

Mais qui a dit que le « règne de l’homme » serait le paradis sur terre ? Il reflète ce qu’est l’homme, c’est-à-dire un mélange instable d’immenses qualités et d’énormes défauts que nous avons essayé de domestiquer. L’argent n’est en principe qu’un moyen de ce règne de l’homme, en tant que ressort de l’activité économique. Mais c’est un moyen qui a une propension diabolique à se transformer en une fin en soi, pour une raison bien précise : l’argent est une concentration de possibles. Plus vous en avez, plus vous avez de possibilités devant vous. Or celles-ci sont beaucoup plus intéressantes et font beaucoup plus rêver que tous les biens réels dont vous pouvez jouir, si grands soient-ils. Au point extrême, cela donne le cas de figure où vous passez votre vie à accumuler des possibles que vous n’aurez jamais à exploiter. Mais quelle griserie ! C’est la vraie puissance. Voilà le motif pour lequel le règne de l’homme, pour employer cette expression qui mériterait de nouveau d’être précisée, peut tendre vers le règne de l’argent. Il vaudrait mieux dire le règne de l’économie, mais passons. Mais ne pas oublier que c’est un règne électif. Il est en position de maîtrise parce que la majorité l’y a élu. À la minorité de montrer qu’elle a un programme attractif pour vivre autrement. Or en général, elle demande davantage, pour déplorer ensuite le tour de vis supplémentaire en matière d’exploitation des ressources de toute nature que cela entraîne. Le problème, c’est l’homme, pas l’argent. Trop facile de se défausser de son désir sur l’objet de son désir.

© Photo : Parti socialiste