[Cet éditorial est paru initialement dans PHILITT #8, que vous pouvez vous procurer en suivant ce lien]
Dans Sérotonine, le dernier roman de Michel Houellebecq, l’homme moderne est dépeint avec noirceur et cynisme, deux traits caractéristiques d’une prose à laquelle les lecteurs se sont habitués. Pourtant, l’indifférence au bien et au mal prend une forme nouvelle avec le personnage de Florent-Claude qui, à deux reprises, exprimera la radicalité de son nihilisme. La première fois en laissant filer un pédophile allemand qu’il avait la possibilité de dénoncer aux autorités, la seconde fois en ayant l’idée de supprimer le fils de son ancienne petite amie afin de la posséder pour lui seul à nouveau. À plusieurs reprises, Houellebecq a dit son admiration pour Dostoïevski. Il ne peut ignorer que le romancier russe avait, de façon très chrétienne, fait de l’outrage infligé aux enfants la forme absolue du nihilisme, celle qui le consacrait tout en le détruisant. Dans Les Démons, c’est Stavroguine qui incarnait ce nihilisme excédentaire. Ici, Florent-Claude n’est certes pas acteur : il ne fait qu’observer dans le premier cas et renoncer dans le second. Pourtant, s’il renonce, ce n’est pas du fait d’un sursaut moral mais par pure lâcheté. Il est incapable de tuer ce petit garçon de la même manière qu’il était incapable, plus tôt dans le roman, de tuer une biche. Houellebecq fait donc un saut qualitatif dans le nihilisme et montre, de façon assez dostoïevskienne, que la décadence occidentale aboutit à la formation de ce nouveau type d’hommes : des nihilistes qui ne le sont pas, comme l’était Stavroguine, par volonté de se déifier – une aberration qui exigeait tout de même la force d’un ethos –, mais des nihilistes qui s’ignorent, c’est-à-dire des hommes indifférents au bien et au mal dont la psychologie n’implique aucune volonté de subversion. Ce sont des indifférents de second degré. Ils sont indifférents à leur indifférence. Florent-Claude peut accepter qu’une petite fille se fasse violer tous les jours à deux pas de là où il séjourne, il peut envisager de supprimer un petit garçon seulement dans l’espoir égoïste de retrouver un amour d’antan. L’individualisme occidental autorise toutes les abjections. Florent-Claude estime que son bonheur peut passer par le meurtre d’un enfant. Et c’est précisément pour cela que son bonheur est impossible. L’enfant, ce pécheur innocent, celui dont la simplicité se doit de désarmer même le pire des hommes, fait signe dans une époque qui paraît l’avoir abandonné au profit de l’infantilisme, cette projection déformée que les adultes se font de l’enfance. Le monde moderne corrompt la pureté de l’enfance dans un ultime caprice d’adulte. Car il n’y a de caprice que d’adulte.