L’une des originalités de Charles Péguy consiste à critiquer le monde moderne tout en faisant l’apologie de la République. Contre les réactionnaires qui faisaient de celle-ci une « gueuse », le gérant des Cahiers de la Quinzaine affirme que la République est avant tout une « opération de l’ancienne France » et qu’elle possède sa noblesse propre. C’est après l’avènement de la IIIe République, autour de 1881, que l’idéal républicain initial a été perverti.
Il est rare de rencontrer, sous la plume d’un auteur antimoderne, des manifestations de sympathie envers la République. Au contraire, la règle est plutôt l’expression d’une radicale hostilité. Souvent contemporains de la IIIe République (1870-1940), de ses dérives parlementaristes et de ses scandales (Panama, Oustric, Stavisky) les écrivains en question l’exècrent et ont des raisons de l’exécrer. Aux institutions en place, ils opposent la monarchie, la féodalité, l’Empire etc. Mais, dans la galaxie des antimodernes (qui va de Maistre à Bernanos, en passant par Barbey d’Aurevilly, Bloy, Baudelaire, Hello…), un écrivain fait exception : Charles Péguy. Il représente un cas unique où l’intransigeance de l’antimodernisme se conjugue avec l’intransigeance du républicanisme.
Comment expliquer cette originalité ? Qu’est-ce que les autres ont vu que Péguy n’avait pas vu ? Ou plutôt : qu’est-ce que Péguy a vu que les autres n’avaient pas vu ? L’apologie de la République que formule Péguy vise-t-elle le régime qu’il a sous les yeux ? Ou bien, fait-il référence à une République plus ancienne, à une République primitive, intacte dans sa mystique ? À cette question, le gérant des Cahiers de la Quinzaine répond explicitement au début de Notre jeunesse : « Ce que nous voulons savoir, c’est ce que c’était, c’est quel était le tissu même de la bourgeoisie, de la République, du peuple quand la bourgeoisie était grande, quand le peuple était grand, quand les républicains étaient héroïques et que la République avait les mains pures. » Remarquons, qu’en plus de la possibilité d’une « grande » République, Péguy évoque la possibilité d’une « grande » bourgeoisie. Encore une singularité étant donné qu’un des lieux communs de l’antimodernisme consiste à critiquer en permanence la bourgeoisie en la rendant responsable de l’essor de toutes les valeurs modernes (individualisme, mercantilisme, capitalisme etc.). Pour Péguy donc, il a existé une grande République et une grande bourgeoisie.
La IIIe République, contrairement à ce qu’un antimoderne pourrait penser spontanément, n’est pas la consécration des idéaux républicains, mais leur sabordage, leur pur et simple abandon. Péguy écrit plus loin : « Ce que c’était que la République enfin du temps qu’il y avait une République : voilà ce que nous voulons savoir […]. » Le constat est donc sans appel : la République a existé, mais elle n’existe plus. La République des origines a disparu en même temps que le peuple qui l’avait fait advenir. « Ce que c’était qu’une race du temps qu’il y avait une race, du temps qu’il y avait cette race, et qu’elle poussait. Ce que c’était que la conscience et le cœur d’un peuple, d’une bourgeoisie et d’une race. » Pour Péguy, le peuple et la « race » sont perdus. On ne digressera pas sur l’utilisation de la notion de « race » maintes fois discutée, souvent avec mauvaise foi. Rappelons juste que la « race » de Péguy renvoie à la racine, à la filiation et que, contrairement à ce qu’affirme Bernard-Henri Lévy dans L’idéologie française, elle n’a rien à voir avec le racisme tel qu’il a triomphé au XXe siècle.
Une révolution bourgeoise au sein même de la République
Mais revenons à l’essentiel. Aux yeux de Péguy, la République a été faite par un peuple, en bonne logique, par un peuple plus ancien que la République. Et c’est là toute l’originalité de Péguy. « La Révolution est éminemment une opération de l’ancienne France. La date discriminante n’est pas le premier janvier 1789, entre minuit et minuit une. La date discriminante est située aux environs de 1881 », écrit-il dans Notre jeunesse. En républicain cohérent, Péguy sait ce que la République doit aux hommes de l’Ancien Régime. Plutôt que de séparer radicalement la France pré-révolutionnaire et la France post-révolutionnaire, il les unit dans une attitude intellectuelle qui entend penser l’organicité et la continuité historique. La République est le fruit de l’arbre de l’ancienne France. Cette lecture non-binaire, non mécanique, se retrouve également – et c’est plus surprenant – chez le royaliste Bernanos (qui était un grand lecteur de Péguy). Dans La France contre les robots, l’ancien camelot du roi désigne la Révolution française comme « une aventure merveilleuse », un « grand mouvement d’espérance », une « illumination prophétique » et ce sont les hommes du XVIIIe siècle « tout hérissés de libertés » qui l’ont rendue possible. Nous sommes donc très loin de la pensée du contre-révolutionnaire Joseph de Maistre qui qualifiait la Révolution de « châtiment divin ».
La Révolution n’est donc pas un châtiment. C’est un idéal populaire et bourgeois réalisé par les hommes de l’ancienne France, idéal mystique, éphémère, trahi aussitôt qu’il fut réalisé par ceux-là même qui l’avait instauré. La Révolution fut grande dans sa naissance, dans sa fondation, dans son avènement. Quelques années après son instauration, Empire, Restauration et Monarchie de juillet lui signifièrent sa fragilité. La IIe République fut plus éphémère que la première et quand, après le Second Empire, la République connut enfin la stabilité, ses idéaux premiers étaient déjà perdus. 1881, la véritable « date discriminante », marqua la fin de l’héritage de l’ancienne France au sein même de la République. Les hommes, leur ethos, le métal dont ils étaient faits, avaient changé. Les bourgeois d’aujourd’hui avaient remplacé les bourgeois d’hier. Si, pour Péguy, la République est une « opération de l’ancienne France », ce n’est déjà plus le cas de la IIIe République. Pour celle-ci, les Hugo, les Fourier, les Blanqui, tous fils de l’ancienne France, représentent déjà le passé. La IIIe République a abandonné l’idéal révolutionnaire des premiers bourgeois républicains pour faire une révolution bourgeoise au sein même de la République.
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