Le Japon est le pays des alter-mondes, des fantômes et des esprits, des chemins vers l’au-delà, des limbes et des landes dévolues aux morts, des réincarnations et des mérites, des enfers aux infinis bas-fonds. C’est au milieu de ce monde flottant et labyrinthique, culturellement complexe, que le culte de la figure bouddhique de Jizo trône. Intercesseur populaire et essentiel entre les mondes, Jizo symbolise bien la principale facette du bouddhisme japonais, finalement loin des uniques méditations adogmatiques fantasmées par les occidentaux : une voie pour purger les tabous gravitant autour de l’unique question, celle de la mort.
Nous sommes entre le 22 et le 24 juillet, lorsque le temps s’étiole dans la lointaine préfecture d’Aomori, à l’extrême nord de l’île principale d’Honshu. En silence et venus de tout l’archipel, des Japonais se rassemblent au Osore-zan, montagne volcanique désolée et rappée par les vents, boursouflée par des geysers rejetant des bouffées irrespirables de soufre. Littéralement « montagne de la peur », le Osore représente la frontière géographique d’une réalité métaphysique, il incarne l’entrée des Enfers autour de la Sanzu-no-kawa, le fleuve des trois chemins, bras d’eau que les morts se doivent de traverser, équivalent bouddhique du Styx. Comme chaque année, autour du temple Bodai-ji de l’école bouddhiste Tendai qui marque l’entrée de la sainte montagne, où d’immenses statues de l’atypique figure de Jizo président, des Japonais au cœur mouillé de tristesse se pressent pour consulter les Itako, chaman du Tohoku, vieilles femmes aveugles, seules à pouvoir communiquer avec leurs enfants morts.
Le seuil des mondes
Si l’origine précise de la fondation du Mont Osore reste discutée, la légende nous indique que le site aurait été découvert pour la première fois il y a 1200 ans par le moine Ennin. Étudiant alors le bouddhisme en Chine, il eut en rêve une vision où un esprit fantomatique lui ordonnait de rentrer au Japon par l’est. L’esprit lui promettait qu’il trouverait là une montagne sacrée, qui a aujourd’hui le même statut que le Mont Koya ou le Mont Hiei. Ennin fût alors chargé d’une tâche : établir une statue du Bodhisattva Jizo lui permettant de propager le bouddhisme. C’est à la suite de sa formation monastique en Chine qu’il parti à la recherche de la dite montagne. Trouvant cet espace volcanique au paysage quasi-cauchemardesque, accueillant divers plans d’eau comme le lac mortel d’Usori, il conclut à la concordance de sa vision et décida d’établir ce qui allait devenir le Mont Osore. Le site est entouré par huit montagnes principales, symbolisant les huit pétales du lotus, fleur symbolique du bouddhisme. Selon la légende locale, la statue intérieure du temple errerait la nuit pour tenter de libérer ceux qui sont enfermés dans l’enfer. L’usure des vêtements que porte la statue serait due à l’accrochage des âmes perdues cherchant un salut impossible. De plus, le temple permet aux fidèles de consulter les Itako précitées, femmes aveugles aux capacités spirituelles maintenues grâce à une ascèse diligente. Dans les pratiques chamaniques japonaises, la cécité étant associée à des capacités spirituelles multiples, la privation de la vue était souvent interprétée comme une dette karmique favorable. Une jeune fille privée de vue signifiait son mariage à une divinité, lui permettant de communiquer avec les esprits. Au fil du temps et notamment durant l’ère Edo (1603-1868), cette pratique folklorique a infusé dans les ascèses des moines bouddhistes pour donner la forme actuelle des Itako, qui sont environ une vingtaine à communiquer avec les morts au Mont Osore.
La mort liquide
Comme l’explique Jikisai Minami dans son livre dédié au Mont Osore, Osorezan : shisha no iru basho (恐山: 死者のいる場所), malheureusement uniquement disponible en japonais, cela fait des siècles que le Japon s’incline devant cette figure transcendante du bodhisattva Jizo, être spirituel qui a franchi tous les stades vers l’état de Bouddha mais qui se refuse à entrer définitivement dans le Nirvana tant que « les enfers ne seront pas vides », prononçant par là le vœu compassionnel d’aider tous les êtres sensibles à atteindre l’éveil avant de stationner lui-même dans un état spirituel final. Dédié aux enfants et aux voyageurs, la figure du plus populaire des bodhisattva japonais tire naturellement sa source dans les excroissances du canon bouddhique indien. L’enfant précocement décédé (mort-né, avortement, fausse-couche, maladies, femmes contraintes de tuer les nourrissons à cause des famines, etc) n’ayant pu purger le karma négatif de ses vies précédentes, ne stationnera donc pas dans l’équivalent du « paradis » bouddhique. Mais n’ayant pas commis d’actes fondamentalement impurs, il ne stationnera pas non plus dans les enfers. Le « Mizuko », littéralement l’enfant de l’eau, est ainsi envoyé dans le « lac sec de la rivière des âmes ». Perdu dans cet entre-deux ambigu et flottant, son flux psychique errera dans les limbes bouddhiques, sorte de purgatoire presque interminable où les enfants morts, eux-mêmes coupables de causer de la peine à leurs parents, doivent empiler des petites pierres (similaire à des cairns) pour gagner le mérite permettant d’être relâchés. Mais sans cesse, les monticules de pierres sont dispersés par les démons. Seul Jizo, descendant dans le tréfonds des limbes, peut les orienter et les sauver de ce désastre infini.
Figure mineure du bouddhisme indien, c’est essentiellement dans le bouddhisme chinois et coréen que Jizo sera vénéré, la piété filiale étant particulièrement forte dans la culture confucéenne. Cependant et depuis le VIe siècle, sa place au Japon est unique : partout dans le pays on trouve désormais des figures de pierre symbolisant Jizo, souvent côte à côte, maquillées en enfant, vêtues de bavettes. Les femmes japonaises viendront apposer aux côtés de ces pierres des jouets, ours en peluche, friandises, biberons ou moulins à vent. Elles se recueilleront, purgeant leur culpabilité, priant pour la libération de cet enfant de « l’eau », enfant liquide mais non solidifié, existant tout en étant indéfini. Si le Mont Osore représente l’idéal-type de la montagne sacrée qui marque la limite entre notre monde et celui des morts, et donc par extension l’endroit où les japonais iront se recueillir pour prier leurs enfants partis trop tôt, les cérémonies liées à Jizo sont nombreuse dans tout le pays et on ne compte plus les temples, sanctuaires ou autels publics dédiant un espace à ce bodhisattva. À titre d’exemple, le « Mizu Kyuko », ou « cérémonie à la mémoire des fœtus », s’est développé particulièrement dans le creux des années 60 avec la hausse des avortements, et consiste essentiellement à faire des dévotions et des offrandes. Si la frontière avec l’orthodoxie de la doctrine bouddhiste est aujourd’hui fine, le culte de Jizo représente parfaitement ce syncrétisme propre au Japon où se mêlent doctrines religieuses bouddhistes, peur de l’impureté héritée du shintoïsme, superstitions folkloriques et pratiques du chamanisme ancien.
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