La théorie politique de Hölderlin, célébré comme le plus grand poète allemand, est presque totalement tombée dans l’oubli. Pourtant, nourrie par l’enthousiasme provoqué par la Révolution française, puis par ses désillusions, elle propose une réponse originale au dilemme de l’universalisme face à l’individualité, que le poète a pour charge de réunir en éveillant la conscience esthétique de ses contemporains.
Lorsqu’elles parviennent entre les murs du prestigieux séminaire évangélique de Tübingen, au cœur du duché de Wurtemberg, les premières nouvelles de la Révolution française suscitent une vive agitation chez les adolescents qui y étudient. La légende veut même que trois d’entre eux, dans un excès d’enthousiasme, soient allés planter un arbre de la liberté sur les bords du Neckar. Ces trois amis, Hegel, Schelling et Hölderlin, ignorent alors que leurs noms passeront à la postérité, mais ils sont convaincus que les événements se déroulant en France sont d’une importance telle que l’Allemagne, ce pays qui n’existe pas encore, s’en trouvera bientôt elle aussi changée.
En réalité, pour ces esprits férus d’idéalisme allemand, la Révolution française est moins le signe annonciateur d’un bouleversement à venir que la confirmation par les faits d’une certaine idée de l’histoire. Hölderlin, qui lit depuis son jeune âge les poèmes de Schiller et Klopstock, croit fermement à l’avènement futur d’une communauté universelle, d’une « Église des temps nouveaux ». La fraternité entre les hommes promise par les événements politiques en France est la première étape d’une communion totale vouée à se réaliser un jour. Dans les lettres qu’il écrit à certains de ses amis, dont l’intrigant Isaac de Sinclair, le jeune homme exalte ainsi « l’alliance de [leurs] esprits », dans « un langage codé dont la coloration messianique renvoie de toute évidence aux événements contemporains », comme le note Pierre Hartmann.
Mais cet enthousiasme n’est pas une admiration à proprement parler. Si l’on excepte L’Hymne à l’Humanité et L’Hymne à la Liberté, poèmes de jeunesse écrits au début des années 1790, les manifestations d’engouement pur à l’égard de la Révolution sont rares dans l’œuvre de Hölderlin. En Allemagne, où il tardera à être lu, il est pourtant encore perçu comme un adorateur de 1789. Dans son Hölderlin und die Französische Revolution, paru dans les années 1960, Pierre Bertaux allait jusqu’à avancer l’hypothèse que le poète ne pouvait être entièrement compris des Allemands, à qui ferait toujours défaut « une connaissance intime et charnelle de l’histoire de France ». Les Français l’ont-ils seulement davantage ? Quoi qu’il en soit, cette lecture semble bien réductrice, notamment parce qu’elle écarte les réserves que le poète ne tardera pas à émettre au sujet de la Révolution française.
Subordonner le politique à l’esthétique
En effet, l’instauration du Tribunal révolutionnaire, la chute des Girondins et les épisodes sanglants de la Terreur sont autant de déceptions pour Hölderlin, qui savoure toutefois encore l’assassinat de Marat et la mort de Robespierre. Mais, à ses yeux, il n’y a plus rien à attendre de la France. En 1797, dans une lettre adressée à l’un de ses amis se trouvant à Paris, il évoque « les grands changements » s’opérant en Allemagne, avec lenteur et en silence. Il ne s’agit pas d’une rupture brutale sur le plan politique, mais d’une transformation progressive « des idées et de la vision du monde », sur laquelle il fonde désormais tous ses espoirs. S’est-il rappelé, à ce moment précis, les observations visionnaires de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? écrit en 1784 ? « Une révolution peut bien amener la chute du despotisme d’un individu et de l’oppression d’un maître cupide ou ambitieux, mais jamais une véritable réforme dans la façon de penser ; de nouveaux préjugés serviront, tout aussi bien que les anciens, à conduire les masses aveugles. »
Il ne s’agit pas pour Hölderlin de constater l’immaturité d’une France encore trop peu encline à la liberté, ni de l’opposer à une Allemagne plus vertueuse – en dépit du romantisme quelque peu patriotique de certains hymnes, tel Germanien. Ce dont les événements survenus depuis 1789 lui ont fait prendre conscience, c’est le caractère illusoire d’une révolution politique, quel que soit le pays où celle-ci survienne. Le progrès lui semble dorénavant voué à s’accomplir à l’intérieur de l’homme plutôt qu’à travers l’histoire ; dans son âme plutôt que par ses accomplissements. La Révolution française n’aura pas été vaine, mais elle n’était qu’un signe annonciateur, ainsi qu’il le martèle à présent. Il n’y avait donc rien à en attendre sur le plan spirituel.
Ce retournement conduit Hölderlin à se réapproprier l’une des considérations philosophiques majeures de Schiller : sans éducation esthétique préalable, le peuple ne peut acquérir la moindre liberté politique. Concédée sans que l’esprit se soit auparavant élevé, toute prétendue liberté serait factice et vaine. Pire : elle risquerait d’être dangereusement dévoyée, au service d’instincts d’autant plus néfastes qu’ils se sentiraient puissants parce que « libres », sans jamais se poser l’unique et seule question valable, celle de « savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine », comme l’écrit Hölderlin dans Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand, un texte qu’il aurait co-écrit avec Hegel et Schelling mais dont la paternité est encore débattue.
Le rôle politique du poète
Comment comprendre ce lien qui pourrait sembler déroutant, voire absurde, aux lecteurs contemporains ? Pourquoi l’homme ne peut-il, selon Hölderlin, devenir citoyen qu’à la condition d’avoir développé une conscience esthétique ? Parce que la raison elle-même est esthétique, et « son acte ultime est un acte esthétique ». Les pensées produites par un esprit fermé à la beauté seront des pensées laides, de la même manière qu’un peuple sans éducation esthétique produira des institutions politiques néfastes à sa propre nature. La conscience esthétique, parce qu’elle fait comprendre à l’individu son appartenance organique à un tout, le pousse à désirer l’harmonie en toutes choses et donc le bien de tous. Elle conduit les hommes, « dont les actes dépendent de la matière que leur offre la nature, qui appartiennent à son organisation infinie, à ne pas se penser comme maîtres et seigneurs de celle-ci », écrit Hölderlin.
Cette conviction, dans laquelle on mesure tout ce qui sépare le rationalisme « à la française » si influent à l’époque des premières intuitions du romantisme allemand, ouvre des perspectives nouvelles. Car ce qu’elle propose, c’est la recherche d’une communion de tous les hommes qui soit en même temps capable de conserver « les particularités vivantes des individus ». De telles formules rappellent le célèbre dilemme de Herder, qui cherchait à concilier universalisme et singularités, ou plutôt à atteindre le premier à travers les secondes. Les conséquences concrètes qu’en dégage Hölderlin sont sans équivoque : les hommes, parce qu’encore entravés par une conscience esthétique imparfaite, ont développé des institutions néfastes que même la Révolution de 1789 n’a pas abolies. La première d’entre elles : l’État. « Tout État est contraint de traiter l’homme libre comme le rouage d’une mécanique ; or, c’est ce qu’il ne faut pas – il doit donc disparaître », affirme-t-il.
Ainsi, la liberté de l’individu est impossible sans un instinct le poussant à rechercher le bien de tous ; la recherche du bien de tous ne peut être conduite qu’au sein d’une « Église universelle » ; et une telle communion ne se réalisera qu’avec des hommes enracinés dans une nature dont ils se considéreront comme de simples composantes. Cette conception originale n’est plus aujourd’hui perçue comme une contribution importante à la théorie politique. Pourtant, elle diffère en peu de points de la philosophie de Rousseau, dont Hölderlin se sent d’ailleurs très proche. Comme lui, c’est vers la nature et l’éducation qu’il porte désormais son regard, au risque de voir ses réflexions réduites à de simples divagations poétiques.
Le malentendu à ce sujet est exacerbé par le fait que Hölderlin considère le poète comme la figure par excellence de cette « calme éducation » du peuple, renforçant ainsi la confusion quant au sérieux de ses propositions, en des temps où l’Europe éclairée ne semble plus devoir jurer que par les progrès du très sérieux parlementarisme. Le poète, lui, doit selon Hölderlin jouer un rôle politique réel. Ses mots, bien davantage que les harangues bruyantes du tribun, doivent éveiller la conscience des individus. Sans prolongement pratique évident dans une société exclusivement rationnelle, cette idée sera rapidement oubliée. Gabriele D’Annunzio, lecteur de Hölderlin, sera peut-être le seul à tenter l’expérience : après après avoir pris le contrôle de Fiume en 1919, le poète italien dotera en effet son éphémère micro-État libertaire d’une constitution instituant la musique comme principe fondateur. Mais la ville finira rapidement infestée de toxicomanes et de marginaux venus de l’Europe entière. Cet aspect de la philosophie de Hölderlin, peut-être trop excentrique, sera ainsi relégué au second plan et l’esthétique une fois de plus subordonnée au politique, prouvant ainsi que « l’homme est un Dieu quand il rêve, un mendiant quand il réfléchit ».
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