Zakhar Prilepine est l’auteur d’une œuvre variée mêlant romans, nouvelles, recueils de poésie, essais et chroniques de guerre. Dans un style peu académique oscillant entre récit biographique, histoire militaire, anthologie poétique et littérature, il revient dans son dernier ouvrage traduit aux Éditions des Syrtes sur la vie et l’œuvre de huit officiers et poètes russes des XVIIIe et XIXe siècles : Gavrila Derjavine, Alexandre Chichkov, Denis Davydov, Konstantin Batiouchkov, Piotr Viazemski, Alexandre Bestoujev-Marlinski, Piotr Tchaadaev et Alexandre Pouchkine.
Mis à part Pouchkine, tous les auteurs que vous présentez dans votre livre sont peu connus en France, même chez les amateurs de littérature russe. Qu’en est-il en Russie ?
Ils sont connus sans être connus. Bien sûr, les noms de Piotr Tchaadev, de Denis Davydov ou de Piotr Viazemski parlent aux Russes. Cela étant dit, l’aspect militaire de la vie de ces écrivains – à l’exception, peut-être, de Denis Davydov – a toujours été relégué au second plan, quand il n’a pas été complètement ignoré. Au contraire, j’ai tâché de montrer dans ce livre que la participation de ces officiers à toutes les campagnes militaires russes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle a eu une influence déterminante sur leurs œuvres respectives. À titre d’exemple, comment minimiser l’importance de la guerre chez Konstantin Batiouchkov lorsqu’il écrit :
« Tu sais, mon ami, comme j’aime
L’éclosion du printemps luxurieux
Et le chant joyeux des premières alouettes
Voletant au-dessus de l’herbe.
Mais je ne connais rien de plus doux
Que la vue des premiers bivouacs
Auprès desquels on attend, insouciant,
L’aube annonciatrice du combat sanglant »
L’influence des conflits militaires sur leurs écrits était mieux établie de leur vivant ?
Paradoxalement, ces écrivains sont sans doute davantage connus aujourd’hui qu’ils ne l’étaient immédiatement après leur mort. Pour la plupart d’entre eux, ils n’ont été édités qu’après la révolution russe. En un sens, c’est la Russie soviétique qui les a introduits dans le cercle des auteurs « respectables », que l’on pouvait étudier à l’université. S’ils avaient tous été décembristes, il n’y aurait rien d’étonnant à cela ; mais ils étaient conservateurs ! Certains d’entre eux avaient même pris des positions considérées comme trop nationalistes et conservatrices déjà au XIXe siècle. Le régime avait beau être celui de la Russie tsariste, le lobby libéral était dès cette époque très influent, ce qui explique la faible diffusion de leur poésie.
Cette période peut nous paraître assez lointaine, mais les clivages étaient globalement les mêmes qu’aujourd’hui : on trouvait d’un côté les écrivains qui étaient attachés à la tradition, à l’Église, à la patrie et à l’institution miliaire, et de l’autre ceux qui valorisaient la liberté, l’égalité et le pacifisme. C’est d’abord et avant tout de cette confrontation que je parle. En ce sens, les noms et prénoms de ces auteurs ne sont pas si importants, à plus forte raison pour un lecteur français. Ce qui importe, c’est l’opposition des idées.
Avez-vous choisi ces auteurs précisément parce qu’ils s’opposaient au courant libéral et occidentaliste ?
Tous ces écrivains se sont dressés contre une forme bien spécifique de l’occidentalisme. Ils rejetaient l’occidentalisme vulgaire. Ils ont reçu une éducation européenne et ce sont des poètes et des penseurs européens au plein sens du terme. Dire qu’Alexandre Pouchkine ou que Piotr Viazemski étaient opposés à l’Occident, ce serait ridicule. Bien qu’ils étaient attachés pour la plupart à la Russie, au tsar et à l’orthodoxie, on ne peut pas les ranger si facilement dans une case, d’autant plus que leurs parcours ne sont pas monolithiques.
Prenez par exemple Piotr Viazemski. Dans sa jeunesse, il était un libéral convaincu, progressiste, défenseur de la Pologne et favorable à un projet de constitution pour la Russie. Il a fini chef du comité de censure et l’un des conseillers les plus proches de l’impératrice. Sa vie est une illustration parfaite de la célèbre phrase de Winston Churchill : « Si vous n’êtes pas libéral à vingt ans, c’est que vous n’avez pas de cœur ; si vous n’êtes pas conservateur à quarante ans, c’est que vous n’avez pas de cervelle. » Alexandre Bestoujev-Marlinski est également un bon exemple. Si les Américains connaissaient sa vie, Hollywood en aurait fait un film depuis longtemps ! Il avait du succès auprès des femmes, il a participé à l’insurrection décembriste et a échappé de peu à la peine de mort, avant de devenir le plus acharné des combattants au service de la Russie.
J’ai choisi tous ces auteurs non parce qu’ils étaient conservateurs ou patriotes, mais justement parce qu’ils étaient des combattants. Le fait qu’il n’y ait pas de libéraux parmi eux n’est pas complètement un hasard : les libéraux qui prennent les armes ne courent pas les rues…
Charles Baudelaire disait ceci : « Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat, l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie. Le reste est fait pour le fouet. » Gavrila Derjavine, qui n’hésitait pas à fouetter les paysans qui avaient rejoint Pougatchev dans sa révolte contre Catherine II, n’aurait-il pas été d’accord ?
Non seulement Gavrila Derjavine aurait été d’accord, mais tous les autres également. Et moi aussi ! Je mettrai cette citation en épigraphe du second volume que je prévois d’écrire, et qui présenterait les écrivains-soldats russes nés au début du XIXe siècle. D’ailleurs, on pourrait écrire un livre du même titre en prenant des auteurs français comme Stendhal, Guillaume Apollinaire ou Romain Gary.
Pensez-vous qu’on puisse reproduire aujourd’hui l’expérience de ces poètes avec les moyens de la guerre moderne, qui n’a plus grand-chose de comparable avec les guerres du début du XIXe siècle ?
Pour moi qui ai participé à trois conflits, c’est une question difficile. Mais en réalité, ce n’est pas si important. Il ne s’agit pas de se battre ou de ne pas se battre. Il n’y pas besoin d’être un militaire pour comprendre de quoi parlent les officiers russes de cette époque. Comme le dit Baudelaire, on peut être prêtre ou poète. Il faut éviter les généralisations abusives quand on parle d’un sujet aussi sérieux que la guerre. La plupart des gens souhaiteraient tout simplement que la guerre n’existe pas, et d’une certaine manière je suis l’un d’entre eux.
Ce qui me dérange, c’est la duplicité et le mensonge. Aujourd’hui, nous professons partout la religion du pacifisme, mais dans le même temps plus de 40 guerres sont en cours dans le monde, et il faut bien que des soldats les mènent. Ceux qui parlent de pacifisme à tout bout de champ et ceux qui occupent les centres politiques, économiques et culturels – et qui profitent donc directement ou indirectement de ces guerres – sont parfois les mêmes. C’est à ce moment-là que je cesse de croire dans ce pacifisme de façade.
En quoi la guerre a-t-elle été déterminante pour la poésie des auteurs que vous abordez ?
En réalité, cela va bien au-delà de la guerre. Les poètes d’aujourd’hui ne parlent plus que de petites choses. Ceux que je présente ici ne passaient quant à eux pas leur temps à dire qu’ils avaient mal au petit doigt ou à leur petit cœur. Ils avaient une responsabilité spirituelle complète de leurs actes, et l’échelle de leur pensée est sans commune mesure avec celle des poètes contemporains. Ils parlaient de Dieu, de la civilisation, de la guerre. C’est cette large échelle, qui est celle d’Alexandre Pouchkine et de Léon Tolstoï, qui me rend ces auteurs fascinants.
Ce n’est pas obligatoire de faire la guerre pour cela. Sergueï Essénine ou Vladimir Maïakovski n’ont participé à aucun conflit, mais ils ont partagé avec le peuple la tragédie de la révolution russe, ils l’ont absorbée et ils se sont consumés avec elle en très peu de temps. C’est la raison pour laquelle ils sont lus aujourd’hui. L’important n’est pas de faire la guerre, mais d’avoir cette perception religieuse et mystique de la vie.
Vous ne voyez pas de poète contemporain qui fasse preuve d’une pareille perception ?
Dès que je trouve une anthologie de poésie contemporaine, qu’elle soit russe, européenne, chinoise ou que sais-je, je l’achète. Je pourrais vous citer des poètes russes d’aujourd’hui, mais leurs noms ne vous diront rien car ils n’ont pas été traduits en français. Ce qui est marquant, c’est le caractère désorienté, perdu, de tous ces gens. Je retrouve partout la même confusion. Le vrai sujet de mon livre, c’est de ne pas se mentir à soi-même et de ne pas se raconter des histoires comme le font les poètes postmodernes.
Les gens se demandent pourquoi personne ne lit la poésie d’aujourd’hui, alors que nous continuons de lire celle de Baudelaire, de Pouchkine ou d’Essénine. C’est que ces poètes répondaient de tout, ils parlaient avec les dieux, ils ne reculaient devant aucun sacrifice. Leur poésie était vraie, tandis que la poésie contemporaine n’est qu’une pâle imitation. Dans le monde, il y a toujours des personnes qui souffrent, qui se battent, qui meurent, qui réalisent des exploits, qui fondent des États, en détruisent d’autres, et les poètes restent assis dans leur chaise à ricaner ou à se regarder le nombril. Qui cela intéresse-t-il encore ?
On dit parfois que la guerre traumatise les soldats. Mais tous les poètes dont je parle sont remarquablement sains. Aujourd’hui, paradoxalement, presque plus personne ne combat, mais tout le monde est traumatisé…
Quelle est selon vous la principale cause de cette évolution, s’il est possible d’en identifier une ?
Traditionnellement, l’homme était inséré dans un ensemble structuré comme un corps humain, avec un squelette et une colonne vertébrale : des institutions – L’Église, l’Etat, la famille –, des principes – l’honneur, la dignité –, et Dieu. La guerre était aussi l’un de ces éléments structurants. En naissant, un homme recevait tout cela, quoi qu’il en pense, et il en gardait la marque toute sa vie. Aujourd’hui il n’y a plus d’Église, plus de Dieu, plus de famille, plus d’honneur, plus de guerre. À force de retirer tout ce qui permet à l’homme de se tenir debout, il ne reste plus qu’un tas de viande. Voilà ce que nous devenons.
Vous vous diriez nostalgique ?
La compagnie de ces auteurs-là me manque. À la fin du XVIIIe siècle, il y avait encore une classe dont le mode de vie était de se battre. Les aristocrates faisaient la guerre, et se moquaient même parfois des paysans qui ne savaient pas tirer. Aujourd’hui ce ne sont plus que les gens de basse extraction qui combattent, mais l’élite continue de se moquer, et regarde tout cela de haut avec légèreté et mépris ; mais elle ne sait plus se servir d’un fusil. Lorsque j’ai combattu en Tchétchénie ou dans le Donbass, cela sautait aux yeux. Et c’est la même chose partout ailleurs : on ne trouve sur le front plus que ceux qui n’ont pas eu la possibilité de suivre des études. Il n’y a plus de Romain Gary ou d’Ernest Hemingway pour venir discuter avec nous à cette table. Il me manque des amis !
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