Le sport se définit au départ par son caractère anti-utilitaire. S’il peut posséder une dimension d’agrément ou même un caractère sacré comme chez les anciens Grecs, il échappe à tout impératif de production. Ce n’est qu’avec l’avènement de la modernité, et notamment avec le puritanisme protestant, qu’il va être redéfini par un excès de rationalisation.
Le sport désigne, au sens large, toutes les activités qui se distinguent par un effort physique d’une intensité notable – la durée de l’effort produit parfois son intensité : la montée d’escaliers sur plusieurs étages par exemple – et, au sens strict, un effort physique « institutionnalisé », c’est-à-dire structuré par un ensemble de règles qui déterminent son bon déroulement et sa finalité. Ce n’est pourtant pas de cet ensemble de règles que découle son caractère ludique – on compare très souvent le sport à un jeu, surtout le sport d’équipe ou collectif –, mais de son inutilité première : le sport, au sens strict, ne répond à aucune nécessité organique/biologique et n’entre pas dans le champ des activités productives/de fabrication même s’il s’est, en partie, professionnalisé. La rémunération perçue par le sportif de profession, fixe pour une part, n’entache pas sa forme ludique tant que la compétition persiste. La performance sportive suppose d’ailleurs la confrontation : performer revient à dépasser l’autre ou à se dépasser soi-même, à se surpasser. Il suffit donc de s’entendre sur les règles du jeu pour apprécier une performance sportive, qu’elle soit réalisée en compétition (victoire, classement) ou hors compétition sur la base d’un record. Dès lors, la notion de compétition, en tant qu’élément essentiel de l’activité sportive, peut aboutir à un rétrécissement abusif de sa définition. C’est ce que semble indiquer Thierry Terret dans son Histoire du sport : « Le consensus autour de la compétition et du caractère institutionnalisé du sport ne résiste ainsi guère à la prise en compte des nouvelles pratiques qui, depuis les années 1960, se multiplient dans les sociétés occidentales en réaction, précisément, aux instituions sportives. » Il faut, pour affiner, distinguer l’institution au sens large, simplement définie comme un ensemble de règles communément admises, et l’institution au sens strict qui suppose un organe décisionnel doté d’une reconnaissance juridique : si la forme institutionnelle lato sensu se maintient par souci de cohérence (on constate simplement la création, ou plutôt la reconnaissance plus conforme à l’étymologie de l’institution, de nouvelles disciplines sportives hybrides comme le CrossFit), la pratique d’une discipline sportive, même à une niveau relativement élevé, ne trouve pas nécessairement son acmé dans la participation à une compétition organisée par une institution stricto sensu. Il est cependant évident que, à chaque fois que la pratique sportive fera l’objet d’un engagement suffisamment rigoureux, la recherche de performance, et donc l’esprit de compétition, persistera.
Cette définition du sport (au sens strict) s’applique, peu ou prou, de l’Antiquité à nos jours. Par conséquent, si nous pouvons identifier une pratique sportive spécifiquement moderne, celle-ci révélera une différence de degré et non de nature. Cette différence est bien mise en évidence par Allen Guttman dans From ritual to record. The nature of modern sports. L’historien du sport retient plusieurs critères pour cerner la spécificité de l’activité physique moderne. Quatre de ces critères – spécialisation des rôles, rationalisation, quantification et quête du record – donnent à voir une même tendance : un processus de rationalisation. À cela s’ajoute l’égalité et la sécularisation. L’égalité signifie simplement l’accès à la compétition en tenant compte des seules compétences et donc du mérite. Au fond, cette logique dérive de l’égalité devant la loi qui, ensuite, s’est prolongée en égalité des chances. La sécularisation, quant à elle, implique l’autonomisation de la pratique sportive lorsque celle-ci n’est plus portée par des motivations religieuses, lorsque le rôle de la providence ne devance plus celui de l’optimisation des techniques dans le résultat visé. Outre son rapport au sacré, le sport jouissait également d’une fonction militaire et éducative sur laquelle a pu notamment insister Platon : la disciplines des corps avait sa place dans la quête du bien commun et ne constituait donc pas, pour les Grecs, une fin en soi. Le Moyen Âge sortira le sport du domaine religieux pour en faire un amusement encore peu discipliné. Il convient donc de ranger la pratique moderne du sport sous le patronage de la rationalisation, lieu commun de la sécularisation – l’arraisonnement du monde et, en l’occurrence, du corps. Ce processus témoigne d’une hypertrophie de la raison instrumentale qui, paradoxalement, s’est développée dans les eaux troubles de l’ascèse romantique.
L’ascèse du sportif ou l’empreinte d’une rationalisation ambivalente
D’abord, dans L’ éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber remarque que l’ascétisme protestant était favorable au sport si et seulement si celui-ci « servait un dessein rationnel, c’est-à-dire s’il constituait un délassement nécessaire à un bon équilibre physique ». L’activité physique était alors condamnée si elle « devenait un moyen de se divertir, ou bien [si elle] éveillait l’orgueil de la compétition, les instincts brutaux, le plaisir irrationnel du pari ». On assiste ici à une première rationalisation de l’activité sportive sous l’égide de la santé : le sport devient une mesure d’hygiène mentale et corporelle. Cette dimension hygiéniste n’est pas encore ascétique ; le sport doit rester une activité périphérique. Mais dès lors, sauf à considérer la bonne santé comme l’alpha et l’oméga de l’existence humaine ou l’expression ultime du bonheur, le sport se gonfle d’un souffle utilitaire : il se met désormais au service d’une autre fin que lui-même ; il perd sa légèreté d’amusement, d’agrément. La rationalisation ne procède donc pas d’une optimisation technique en vue d’une amélioration des performances, mais la rationalisation de la vie – qui témoigne de l’importance croissante octroyée au vivant – agrège la pratique sportive : le sport devient une « technique » pour augmenter l’espérance de vie et/ou améliorer les conditions de vie. Le puritanisme regarde le sport comme un instrument alors que le romantique devra, en réinjectant une dose de sacré – sécularisé : ce pour quoi nous sommes prêts à nous sacrifier, à nous abandonner –, retrouver la dimension autotélique de l’effort physique en le couronnant d’une certaine gravité. Le romantique devra faire sien, comme un pied de nez aux hygiénistes, ces mots de Vauvenargues puisés de ses Maximes et Pensées : « Pour exécuter de grandes choses il faut vivre comme si l’on ne devait jamais mourir. » Le sport, en suivant la célèbre formule de Chesterton, réfracte alors parfaitement ce monde moderne composé « d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles ». La grandeur d’âme est devenue folle, elle ne s’accroche plus à la recta ratio ; la nature humaine – et non simplement la nature du vivant – n’est plus la boussole de nos désirs ou de nos choix.
Le mouvent romantique ne s’oppose pas au puritanisme, il le prolonge, l’infléchit. C’est que l’ascèse s’est déplacée du travail utilitaire, ferment du capitalisme, à la formation de soi. Mark Alizart, dans Pop Théologie, saisit parfaitement le basculement : « La Bildung remplace et prend le relais du Beruf » ou, pour le dire autrement, « la constitution de l’individualité devient ainsi un travail (Beruf), un travail qui peut venir en remplacement de l’ancien, vidé de sa substance spirituelle par le machinisme ». Il s’agit toujours d’une ascèse, mais cette fois orientée vers les contours brumeux d’un moi en construction. Le développement du sport moderne dans l’Angleterre victorienne se comprend ainsi : l’affirmation de la volonté par la rigueur de l’effort physique. Les justifications hygiénistes persistent chez les méthodistes anglais, au moins jusqu’au début du XXe siècle, mais seul compte l’accomplissement de soi dans la résistance à l’intempérance : l’important n’est pas tant la bonne santé que la vigueur de la volonté à l’origine de cette bonne santé, et le sport apporte cette vigueur. La pratique sportive du dandy Lord Henry Seymour, qui se vantait de posséder les « les plus beaux biceps de Paris », en témoigne : la beauté physique, mais aussi morale par l’abstinence que demandent le culturisme, constitue le principal mobile. Il y a là réinvestissement des vertus dans une « ascèse laïque » où l’érection de l’égo semble toujours prégnante. Mais c’est aussi, en un sens, la beauté du sport moderne, sa beauté sacrificielle. Une pratique sportive qui, à rebours d’un hédonisme petit-bourgeois, altère la tranquillité du corps et de l’esprit. Gilles Lipovetski, dans Le bonheur paradoxal, note cette tendance : « L’accomplissement de performances exceptionnelles dans le sport n’expose pas seulement aux risques physiques, il engendre une fragilisation mentale se concrétisant dans la dépression, le surmenage, les troubles alimentaires, les addictions et toxicomanie. » Le développement du culturisme suggère admirablement ce rapprochement entre sport, esthétique et hygiène de vie paradoxale – au service de la performance comme le souligne l’absorption régulière de stéroïdes anabolisants – marqueur d’une ascèse romantique. Il donne également à voir l’étrangeté d’un accomplissement de soi dans le dépassement ; une affirmation dans l’oubli de soi. Et cette beauté morale s’articule autour de la tempérance, du courage, de la loyauté : toutes, en un sens et comme nous l’avons relevé, devenues folles. Mais en un sens seulement. Il ne faudrait pas en effet dénier au christianisme sa part de folie, celle d’un affleurement du surhomme que commande l’amour inconditionnel – et non pas de l’homme nouveau porté par les idéologies totalisantes, ces « religions mondanisées » –, ni oublier le sérieux du jeu sportif antique mis en avant par Christopher Lasch. On doit donc inévitablement insister sur la charge antimoderne du sport romantique qui retrouve tout son sérieux : il sort du loisir/délassement pour entrer dans un loisir/travail digne d’estime.
Max Scheler, dans L’Homme du ressentiment, reprend ce point de vue : « Tout ce qui sert à former le corps et ses forces n’a plus valeur que de “détente” après le travail, ou de reprise d’un de forces pour un travail futur ; ce n’est plus un jeu de forces vitales qui auraient valeur en soi […] ; ce n’est plus qu’amusement ; il n’y a de vraiment sérieux que les affaires et le travail ». Ce sport moderne, qualifié par Scheler d’amusement, correspond à l’ethos bourgeois décrit par Werner Sombart, et plus précisément à l’épargne conçue comme vertu – qui est devenue folle : l’épargne pour l’épargne constitue un manque de libéralité. Cette logique bourgeoise de l’épargne est alors réinvestie dans la pratique sportive ; et c’est ce réinvestissement pernicieux que corrige l’ascèse romantique. On ne saurait, en préférant ici Max Scheler à Friedrich Georg Jünger, appliquer le grief de la mécanisation des corps à l’ascèse sportive sans dénaturer le concept même de mécanisation. C’est que, explique Scheler, « dans la conception mécaniste de la vie, le vivant est à l’image de la “machine”, son “organisme” est un assemblage d’instruments utiles analogues aux instruments mécaniques dont le sépare une simple différence de degré ». Dans de telles conditions, « la vie même ne saurait avoir de valeur propre, distincte de la somme des valeurs d’utilité de ses “organes” ; de même, l’idée d’une technique vitale autonome, foncièrement différente de la technique mécanique, perd tout sens, étant donné qu’elle a pour but de produire des facultés absolument contraire à ce qu’exige une parfaite technique mécanique ». Or, le sport implique l’idée d’une technique vitale non mécanique dont la finalité se dissocie de la fonction biologique. Le sport peut aliéner – on parlera alors d’ascèse inauthentique –, mais il ne « mécanise » pas.
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