Ovide a entretenu, tout au long de sa vie, une relation complexe avec le pouvoir impérial. Admirateur (trop) zélé d’Auguste, critique envers les privations de libertés individuelles, auteur d’ouvrages provocateurs et sulfureux… De ses premiers écrits jusqu’à son exil, il a pris soin de mêler amour et politique d’une manière particulièrement audacieuse.
Publius Ovidius est né en 43 avant J.C., soit un an après l’assassinat de Jules César, à Sulmone, une ville nichée au creux d’une vallée des Apennins, dans les actuelles Abruzzes italiens. Cette partie relativement calme de la péninsule est le territoire des Péligniens, peuplade de langue osque apparentée aux Sabins et aux Samnites, dont la prestigieuse histoire, à en croire les chroniqueurs latins, constituait une source intarissable d’orgueil pour les habitants de la région. La famille d’Ovide, la puissante gens Ovidia, appartient à l’ordre équestre, mais le poète a toujours eu soin, notamment dans les Tristes, d’en minimiser la richesse. Il semble pourtant qu’il ait pu jouir tout au long de sa vie d’une importante fortune. Envoyé à Rome pour y étudier la rhétorique auprès notamment de Porcius Latro, celui que l’on surnomme Naso, en raison de son nez proéminent, se montre peu sensible aux charmes du discours argumentatif. Sa sensibilité le dispose davantage au lyrisme, à l’évocation de la nature et à l’exaltation des sentiments – on l’imagine plus volontiers se plonger dans la lecture de Lucrèce ou de Virgile, qui est alors le poète en vogue à Rome, que dans le codex juridique. Pour autant, le prestigieux enseignement rhétorique qu’il reçoit lui fournira des armes précieuses pour construire les récits des Métamorphoses ou pour rédiger ses lettres poétiques, notamment Les Pontiques. La mort de son frère, à peine âgé de vingt ans, semble le décider, contre l’avis de son père, à abandonner les études pour entreprendre un long voyage en Asie Mineure, en Sicile et à Athènes, où il approfondira sa connaissance de culture grecque.
A cette époque, Rome est alors en pleine transformation. Auguste, soucieux d’asseoir le régime impérial qu’il a lui-même inauguré, multiplie les grands projets urbanistiques et architecturaux qui modifient profondément l’apparence de la cité, afin de transformer une ville de briques en une ville de marbre. Cette métamorphose de Rome n’est pas un simple ravalement de façade : elle accompagne une véritable restauration des valeurs morales et religieuses, notamment à travers la publication de lois destinées à réaffirmer le modèle familial traditionnel ou la construction de nombreux bâtiments sacrés. Ovide, qui fréquente depuis plusieurs années un cercle de poètes plus ou moins proches du pouvoir, assemblés autour de la figure tutélaire de Mécène, est d’ailleurs choisi pour déclamer un poème lors de l’inauguration du temple de Mars Vengeur.
En effet, si Ovide n’a encore publié que des œuvres légères, notamment Les Amours en 19 avant J.C., il n’en demeure pas moins un poète apprécié de l’empereur. Cette proximité d’esprit avec le pouvoir, parfois revendiquée, souvent éludée, sera à l’origine d’une ambiguïté qui persistera toute sa vie durant. De retour de Grèce, afin de contenter son père, il a brièvement exercé quelques fonctions judiciaires au sein du tribunal des décemvirs, semble-t-il avec un certain talent. Mais les affaires publiques ne l’intéressent pas davantage que la perspective d’une carrière dans l’administration romaine. Le dédain qu’il se plaît à afficher à l’égard des hautes fonctions auxquelles il peut pourtant prétendre semble agacer certains de ses rivaux attachés au prestige de l’État. Son goût pour la galanterie et son esprit volubile lui valent en outre une réputation d’artiste mondain qui le desservira gravement par la suit
En privé, Ovide ne semble pas avare de critiques envers le nouveau régime. Issu de la noblesse de province, épris de liberté individuelle et séducteur inépuisable… Il est à lui seul un manifeste contre la concentration du pouvoir, l’autoritarisme d’Auguste et le rigorisme moral. En public, il tient toutefois à faire bonne figure et participe à plusieurs événements officiels, prononçant parfois des discours ou des élégies en présence de l’empereur. Il compte d’ailleurs parmi ses amis plusieurs personnalités politiques d’influence, dont des sénateurs, des consuls, et même le petit-fils d’Auguste. Il finit d’ailleurs par intégrer la famille de celui-ci en épousant en troisièmes noces Favia, sœur d’un puissant consul apparenté à Jules-César… et donc à l’empereur.
Élégie et épopée : l’impertinente confusion des genres
Les premiers vers d’Ovide, composés en distiques élégiaques, chantent l’amour. Loin d’être de simples badinages galants, ils témoignent du talent poétique qui fit rapidement l’admiration de ses contemporains et de sa profonde connaissance des auteurs grecs, notamment d’Homère. Ils démontrent également l’influence féconde de sa formation rhétorique et de sa maîtrise de la suasoria, l’art de faire discourir une figure mythologique sur les grands sujets de l’existence. Dans Les Héroïdes, Pénélope, Didon Médée ou Hermione adressent à Ulysse, Enée, Jason et Oreste des lettres dans lesquelles elles présentent tour à tour les tourments, les joies ou les hésitations de l’amour, comme autant de ruses du destin pour faire oublier à l’homme que son existence ne dépend pas de ses propres volontés. « Le crime devient un art, lorsqu’il est appris dès un âge tendre : celle qui aime tard aime avec plus de violence », lance ainsi Phèdre à Hippolyte, dans une plainte qui rappelle Euripide autant qu’elle préfigure Racine.
C’est en lui conférant cette profondeur tragique qu’Ovide parvient à renouveler le genre de l’élégie amoureuse, particulièrement en vogue à l’époque. Pour cela, il puise son inspiration dans les grands récits mythiques, notamment L’Eneide, n’hésitant pas à jouer de l’apparente opposition entre la légèreté du registre galant, voire érotique, et la solennité de l’épopée. Dès le début des Amours, il met en scène le glissement par lequel il en est venu à passer d’un genre à l’autre : « J’allais chanter, sur un rythme grave, les armes et les combats sanglants ; ce sujet convenait à mes vers ; chacun d’eux était d’égale mesure. Cupidon se prit, dit-on, à rire, et en retrancha un pied. » Ce pied subtilisé par le dieu espiègle transforme l’hexamètre, vers épique par excellence, en pentamètre, le vers de l’élégie ; derrière l’astuce littéraire, Ovide annonce audacieusement la parenté souterraine de l’amour et de la guerre, dont la poésie scelle ici l’union au grand jour.
Que le premier ressort de la guerre puisse être d’ordre amoureux n’a rien de surprenant. La guerre de Troie n’a-t-elle pas été provoquée par l’enlèvement d’une femme ? A l’inverse, l’approche martiale qu’adopte Ovide pour traiter du sentiment amoureux constitue bel et bien une invention littéraire audacieuse. Il approfondit encore davantage cette trouvaille avec L’Art d’Aimer, véritable manuel didactique dans lequel il prodigue, avec l’apparente rigueur d’un stratège, des conseils de séduction aussi bien pratiques que théoriques. Afin d’illustrer ses recommandations galantes, il n’hésite pas à recourir aux grands récits guerriers de la mythologie. Ainsi, pour convaincre les hommes que les suppliques amoureuses n’ont rien de honteux, il rappelle qu’« Achille, ému par la prière de Priam, lui rendit le corps d’Hector ».
L’entrelacs permanent du registre de la guerre et de celui de l’amour confère à l’œuvre une tonalité humoristique qui devait paraître bien plus évidente à ses contemporains qu’au lecteur d’aujourd’hui. Lorsqu’il va jusqu’à mêler la poésie épique et la poésie élégiaque, l’humour d’Ovide tend parfois même vers la parodie, par un jeu de références littéraires irrévérencieuses. « Pour énumérer tous les manèges infâmes des courtisanes », Ovide assure par exemple qu’il n’aurait pas assez de « dix bouches et autant de langues », citant un vers célèbre de L’Eneide dans lequel Virgile évoque… les supplices infligés aux damnés dans les Enfers.
Mais la véritable provocation que contient l’œuvre est d’ordre politique. Alors que les nouvelles lois voulues par Auguste encouragent fortement la natalité et répriment l’adultère comme un crime public, et non plus comme un simple crime privé, certains des conseils que recèle L’Art d’Aimer contreviennent ouvertement à la morale que le régime cherche à instaurer. Lorsqu’il invite le vir Romanus à se mettre au service de la femme qu’il désire, comme l’esclave obéit à sa maîtresse, il n’ignore pas qu’il transgresse les règles sociales les plus strictes. En suggérant aux jeunes filles de rédiger leurs billets doux en accordant noms, adjectifs et verbes au féminin, pour déjouer la suspicion de leur père ou de leur époux, il mesure sans doute l’immoralité de son discours. Et quand il assure qu’en amour « la fin justifie les moyens », précepte amoureux voué à connaître une formidable postérité politique, sa poésie confine au trouble à l’ordre public.
Rome : éternelle supériorité du poète sur le tyran
En l’an 8, Auguste décide par décret la relégation d’Ovide. Le poète conserve sa citoyenneté et sa fortune, mais il se voit contraint à l’exil en Scythie, sur les rives du Pont-Euxin. Les raisons exactes de cette décision aussi subite que violente ne sont pas connues. La fureur d’Auguste, qui ne se laissa jamais convaincre de lever cette sanction pourtant temporaire en dépit des nombreuses supplications d’Ovide, est couramment expliquée par le caractère licencieux de L’Art d’Aimer. Mais cette hypothèse n’est que partiellement convaincante, car la relégation ne s’accompagne d’aucune interdiction d’écrire, de publier ou de communiquer avec Rome. Si les idées de l’écrivain avaient réellement été incriminées, sans doute la sentence eût-elle contenu quelques dispositions destinées à éviter leur propagation. Ovide évoque tantôt « une erreur », tantôt « une indiscrétion », jamais une faute – il affirme, dans une lettre des Tristes, s’être trouvé « au mauvais endroit au mauvais moment ».
S’il est certain que les lourdes implications sociales de la poésie d’Ovide ont joué en sa défaveur, il serait erroné de vouloir faire de lui un opposant politique. Ni précurseur du féminisme, ni libre-penseur, il tient à manifester son attachement à l’essentiel : la gloire éternelle de Rome. « Les vers du sublime Lucrèce ne périront que le jour où périra le monde. Tityre et les moissons, Énée et ses combats auront des lecteurs tant que Rome sera souveraine de l’univers qu’elle a conquis. Tant que l’arc et le feu seront les armes de Cupidon, on apprendra tes chants, aimable Tibulle ! Gallus sera connu des peuples du couchant ; Gallus sera connu des peuples de l’Aurore ; partout, avec Gallus, sera connue sa Lycoris. » (Les Amours). En célébrant la supériorité de Rome, qu’il nuancera plusieurs années plus tard en découvrant la culture des tribus peuplant les rives du Pont-Euxin, Ovide ne s’inscrit pas uniquement dans une longue et prestigieuse tradition artistique ; il se fait le chantre et le défenseur d’une civilisation, d’une histoire et d’un empire.
C’est peut-être là que se trouve la plus flagrante ambivalence de l’œuvre d’Ovide : célébrer l’empire n’est pas célébrer l’empereur. Ce militantisme civilisationnel, précisément parce qu’il constitue un quasi-lieu commun, un passage obligé pour tout poète latin, ne peut qu’éveiller la suspicion du lecteur quant à l’opinion qu’Ovide a d’Auguste. D’autant que les passages des Métamorphoses qui traitent directement de l’empereur, derrière leur enthousiasme flagorneur et leur ton excessivement élogieux, laissent entrevoir des critiques aussi mordantes que subtiles. Lorsque Jupiter promet à Venus, dont Jules-César descend, que sa race ne s’éteindra avec son assassinat, il lui annonce la gloire future de « son fils, héritier du nom ». En droit romain, l’adoption équivaut certes à une filiation par le sang, mais Ovide, en comparant encore Auguste à d’illustres personnages issus de lignées prestigieuses, comme Achille, Agamemnon ou Thésée, n’en rappelle que plus cruellement la naissance douteuse de l’empereur.
Évoquer l’apothéose de Jules César et la gloire annoncée d’Auguste dans un ouvrage composé de récits mythologiques, alors même que les Romains ne croient plus véritablement en leurs dieux et considèrent la religion comme un ensemble de pures allégories, dénote une évidente ironie. Ovide la pousse à l’extrême en mettant en scène l’impuissance de Jupiter que Vénus implore de ne pas laisser Jules César mourir : « Seule, ô ma fille, crois-tu pouvoir changer l’immuable arrêt du destin ? » En insistant sur la supériorité absolue du fatum, que les dieux eux-mêmes ne peuvent infléchir, le poète laisse entendre que le pouvoir de l’empereur n’est ni total ni éternel. Assimilé à Jupiter, non en vertu de sa puissance mais au contraire en vertu des limites de celle-ci, Auguste est ainsi confronté à une force contre laquelle il ne peut rien.
Cette force que la mort elle-même ne peut vaincre n’est autre que la poésie. Puisque les vers sont capables de traverser les siècles, leur auteur se voit promettre un sort bien plus favorable que celui des tyrans. « Enfin, j’ai terminé un ouvrage que ni le courroux de Jupiter, ni le fer, ni la flamme, ni la dent des années ne pourront détruire ! », s’exclame Ovide dans l’épilogue des Métamorphoses. N’hésitant pas à se placer au-dessus d’Auguste, il rappelle alors une vérité cruelle : le lien qui unit l’empereur à Rome est politique, temporel et transitoire, quand celui qui unit Rome au poète est éternel, car elle touche à son âme : « La plus noble partie de moi-même, immortelle, sera ravie dans la région des astres, et mon nom ne périra jamais. Dans tous les lieux ouverts par la victoire à la puissance romaine, mes vers seront lus », assure-t-il en guise d’ultime défi lancé à l’empereur et à son pouvoir.
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