Les trois visages d’Ovide : le génie du paganisme (2/3)

Plus que toute autre œuvre d’Ovide, Les Métamorphoses ont profondément influencé l’art occidental au cours des deux millénaires passés. Le charme lyrique et le caractère universel des thèmes mythologiques abordés n’y est certes pas pour rien ; mais la force de ce long poème réside peut-être davantage encore dans l’image nouvelle de l’homme qu’il propose.

L’Enlèvement d’Europe, Valentin Serov

Si le sort que la postérité réserve à nombre d’œuvres latines les condamne à connaître des phases successives d’oubli et de gloire, Les Métamorphoses semblent avoir toujours conservé un certain prestige à travers les siècles. Dès leur parution, elles charment de nombreux contemporains d’Ovide, dont la renommée est déjà solidement établie à Rome, par leur virtuosité et leur originalité. Animée par le rythme si particulier de l’hexamètre dactylique, vers par excellence des grandes épopées, cette poésie d’un genre nouveau frappe avant tout par son audace.

Les lecteurs les plus cultivés, tels Quintilien, Pline l’Ancien ou Sénèque, formulent certes quelques critiques à son encontre, notamment quant à l’absence de cohérence formelle unissant les quinze livres ou à certaines imprécisions biologiques. Cependant, ils reconnaissent le talent avec lequel Ovide s’est plongé dans la source hellénistique, qu’il connaît notamment grâce à un voyage de jeunesse éminemment formateur dans le monde grec, pour y trouver des trésors auxquels son imagination a permis de conférer un éclat inattendu. Ni totalement mythologique ni parfaitement lyrique, l’œuvre oscille de manière permanente entre l’archaïsme des scènes qu’elle propose et l’éternité des sentiments qui les parcourent.

Plus tard, l’Europe chrétienne médiévale, qui avait toutes les raisons de répudier la sensualité sulfureuse et l’immoralité païenne imprégnant ces quelque 12 000 vers, s’en accommodera, parfois à l’aide d’expédients pour le moins originaux. C’est ainsi que paraît aux alentours de 1320 un curieux Ovide moralisé, traduction en ancien français des Métamorphoses. Largement retravaillé selon le goût, les convenances et la morale de l’époque, le texte voit ainsi sa longueur tripler. Cette véritable réécriture a pour principale caractéristique d’insister sur le caractère allégorique des métamorphoses, dont l’inspiration païenne est ainsi utilement écartée.

Cette lecture irriguera abondamment l’imaginaire européen des siècles suivants, du gothique au classicisme, en passant par la Renaissance. Elle permet ainsi à de nombreux peintres, poètes, musiciens et sculpteurs de piocher dans Les Métamorphoses d’inépuisables modèles – mais des modèles principalement illustratifs. Les histoires narrées par Ovide sont en effet perçues comme des exemples plus ou moins archétypaux des passions qui gouvernent les hommes, des dilemmes qui les déchirent et des drames qui les opposent. En atteste l’usage fécond qu’en fait La Fontaine, avec la constante assurance de pouvoir en tirer d’éloquents supports pour ses propres morales.

Phénomène assez rare pour être souligné, l’influence des Métamorphoses persiste jusqu’au sein même des courants de pensée ou des écoles artistiques qui prétendent s’en débarrasser. La Contre-Réforme bannit toute référence à l’œuvre d’Ovide, jugée coupable de légèreté ; la sculpture et la musique baroques lui accorde une place de choix. La Révolution française la méprise en raison de son esthétique aristocratique ; elle ressurgit plus que jamais dans la peinture de la fin du XVIIIe siècle. Les surréalistes honnissent la mythologie antique au nom d’une orgueilleuse opposition au classicisme ; Jean Cocteau et Robert Desnos finissent par plonger la tête la première dans la source ovidienne pour glorifier Orphée ou les Argonautes. De manière paradoxale, c’est peut-être ce dernier courant qui, tout en exprimant le rejet le plus assumé de l’œuvre d’Ovide, la libérera du joug allégoriste dont elle était depuis si longtemps prisonnière, en tentant de sonder sa dimension tragique, ses implications profondes pour l’homme et pour la littérature.

Le dépassement du tragique

La Mort dOrphée, Emile Lévy

L’exceptionnelle pérennité des Métamorphoses à travers l’histoire tient sans doute à ses qualités poétiques. La souplesse du latin d’Ovide et la force pénétrante de ses évocations ont permis au texte de survivre à toutes les traductions. En outre, l’absence d’ancrage trop pesant dans son époque de rédaction ainsi que le soin avec lequel elle évite toute référence trop explicite aux intrigues politiques assurent à l’œuvre une solide atemporalité. Arrivé très jeune à Rome pour y apprendre la rhétorique, Ovide appartient en effet à la génération qui suit celle de Virgile et Horace. Contrairement à ces prestigieux devanciers, qui ont cru à la promesse impériale de la splendeur retrouvée et ont mis leur plume à son service, Ovide constate que le règne d’Auguste tarde à porter ses fruits et choisit de vouer ses talents rhétoriques à la poésie pure qui « se donne libre cours et n’astreint pas ses paroles à la vérité historique ».

Mais les qualités formelles de l’œuvre ne sont pas la seule cause de son influence. Les mythes racontés par Ovide forment un vaste canevas où la culture latine, et à travers elle la culture européenne, dévoile tout ce qu’elle doit à son héritage grec. Le caractère étiologique de nombreux récits atteste d’une ambition poétique au sens propre du terme, c’est à dire d’un acte de création – ou plutôt d’un acte de généalogie de la création. Fleurs, bêtes, fleuves, montagnes… L’origine des éléments et des êtres vivants se voit ainsi expliquée par le biais des métamorphoses, qui en rappellent l’origine presque systématiquement humaine et, par la même occasion, en éclairent l’étymologie : Daphné transformée en laurier (dáphnê en grec) afin d’échapper à Apollon, l’incestueuse Myrrha changée en l’arbuste qui porte désormais son nom pour avoir été possédée par son père, Coronis devenue corneille après avoir fait preuve d’une indiscrétion fatale… Derrière l’apparente stabilité de la nature, Ovide fait sentir le mouvement de transformation créatrice qui lui a donné vie, forme et nom.

Ce mouvement créateur, restitué par la poésie elle-même, est avant tout l’œuvre de l’homme, figure centrale des Métamorphoses. En brouillant la frontière qui le sépare de la nature, ces transformations rappellent paradoxalement le mystère du lien qui les unit. Nombre d’entre elles sont des châtiments infligés par des dieux offensés ; d’autres sont des récompenses ou des consolations. Mais toutes viennent réguler un système d’équilibres complexes où chaque espèce, liée aux autres par une histoire ancienne et sacrée, doit jouer son rôle. La transgression de ces règles muettes de la nature, parce qu’elle en bafoue l’harmonie, exige une compensation à travers la métamorphose de leur auteur. Il s’agit moins de punir sa désobéissance, comme dans la Genèse, que de rétablir l’ordre naturel qu’il a bouleversé. Sous la plume d’Ovide, cette conception éminemment grecque induit une conséquence que les commentateurs n’ont que rarement relevée : l’intention est presque secondaire. En atteste notamment l’histoire de Dryope, changée en arbre pour avoir cueilli une branche d’un arbre au bord d’un lac, qui abritait en réalité la nymphe Lotos. La jeune femme « ignorait l’aventure dont ce lac avait été le témoin, ce qui accuse le plus l’injustice de son sort », précise Ovide. Culpabilité ou innocence importent peu. Seul compte l’impérieuse nécessité de réparer le tort causé.

Au-delà de la mythologie païenne, c’est bien cette vision de l’homme et de la nature qui pourrait paraître incompatibles avec l’esprit du christianisme qui se lève déjà sur le monde au moment où Ovide publie son œuvre. En effet, la conception de l’existence qui prédomine dans Les Métamorphoses semble bien d’ordre tragique, principalement parce qu’elle écarte d’emblée toute possibilité de salut extérieur. Dans le livre IX, c’est Byblis, adressant à son frère une lettre par laquelle elle entend lui avouer le monstrueux désir qu’elle éprouve à son égard, qui le formule avec le plus de solennité : « Le salut qu’elle ne peut recevoir que de toi seul, une femme qui t’aime te l’envoie. » L’implacable mécanique du destin à l’œuvre ici, aveugle et sans rémission, semble davantage rapprocher Les Métamorphoses de L’Odyssée que du Nouveau Testament.

Pour autant, si l’œuvre d’Ovide irrigue la culture européenne depuis deux millénaires, ce n’est pas simplement parce que le récit de ces transformations propose des motifs plaisants à l’imagination des artistes et des penseurs ; la poésie ovidienne contient bel et bien une force particulière, qui parvient à ouvrir une brèche dans l’épaisseur tragique du monde qu’elle décrit, à travers laquelle apparaît l’éventualité d’un dépassement de l’ordre éternel de la nature. Par définition, les métamorphoses rappellent que rien n’est totalement immuable et qu’une marge de manœuvre subsiste, que l’on entr’aperçoit dans l’hésitation d’Orphée conduisant Eurydice hors des Enfers sans se retourner, ou dans la réticence qu’éprouve Phoebus à laisser son fils conduire le char solaire qui lui sera fatal. S’ouvre alors un espace certes étroit, mais dans lequel la liberté est possible. Cette simple possibilité, parce qu’elle place l’homme en son centre, confère aux Métamorphoses une dimension métaphysique singulière qui explique que l’œuvre puisse être regardée comme un élément fondateur de notre civilisation.

L’art comme pressentiment humain de l’éternité

Pygmalion, Jacques Brunel

Dans l’espace qui s’est ouvert entre l’implacable destin dont il est l’objet et les règles inconnues de la nature auxquelles il est soumis, l’homme parvient à exercer ce qui est peut-être l’une de ses seules réelles libertés : sa force créatrice. Par elle, l’homme peut en effet s’affirmer face aux dieux, comme en atteste l’histoire de la tisserande Arachné. Athéna, ayant entendue que la mortelle se vantait de maîtriser mieux qu’elle l’art de la laine, lui lance un défi destiné à les départager : « Sans attendre, toutes deux en des endroits différents dressent leurs deux métiers et y tendent des fils très fins […] Toutes deux s’activent ; leur robe serrée sur la poitrine, elles meuvent leurs bras experts et le zèle les distrait de la fatigue. » À la comparaison des deux ouvrages, la supériorité de celui d’Arachné est évidente et « ni Pallas ni l’envie ne pouvaient rien reprendre à ce travail ».

Certes, la déesse étant depuis le début assurée de son propre triomphe, Arachné se voit changée en araignée. Mais l’essentiel est ailleurs, car Ovide prend soin de décrire les scènes représentées par chacune des concurrentes, opposant par là même deux esthétiques radicalement opposées. L’œuvre d’Athéna figure, dans un style hiératique garant des traditions antiques, les châtiments infligés aux hommes par les dieux qu’ils ont offensés ; celle d’Arachné, dans un foisonnement plein de vitalité et de contrastes, les outrages divins injustement subis par les mortels. Aux règles immuables du destin s’oppose ainsi l’affirmation de la liberté bafouée par l’injustice – deux notions profondément étrangères à l’esthétique tragique.

Ovide confronte à plusieurs reprises l’art des hommes et l’art des dieux, sans trop laisser subsister de doute quant à sa propre préférence. En tant que poète, il sait que la faculté de créer a fait entrer l’homme dans un âge nouveau, certes plus incertain et instable, mais dans lequel il lui appartient désormais d’être libre. Toutefois, cette liberté n’est ni totale ni sans conséquence. Elle implique des limites qu’il importe de ne pas bafouer. Autrement dit, elle ne remet pas en cause la nécessaire harmonie de l’homme et de la nature. Contées à la suite l’une de l’autre, les histoires de Pygmalion et de Byblis permettent à Ovide d’opposer le créateur qui s’éprend de sa créature dans le premier cas, à la créature qui s’éprend de son créateur dans l’autre. La force créatrice de l’homme ne l’arrache pas à la nature, ni à sa nature. Les règles immuables, telle celle interdisant à une fille de s’unir à son père, à la différence des animaux et des dieux, sont plus que jamais en vigueur dans l’ère humaine.

Le discours esthétique ovidien n’est nulle-part aussi clairement exposé dans Les Métamorphoses qu’au livre X. Par la bouche d’Orphée, auquel il s’identifie de manière éloquente, sont narrées plusieurs histoires qui permettent de comprendre le rapport qu’entretient l’art avec la nature. Cyparissus, le plus bel enfant de l’île de Céos, blesse et tue par accident le cerf qu’il chérissait et qui était son plus fidèle compagnon de jeu : « Quand il le vit mourant d’une cruelle blessure, il décida qu’il voulait mourir lui aussi. » Conscient d’être uni à la nature par un indépassable destin commun, le jeune garçon est la première victime de son geste ; il réclame d’en subir les conséquences. Apollon, épris de Cyparissus, tente de l’en dissuader, mais « l’enfant continua pourtant de gémir, demandant aux dieux la faveur suprême de pleurer sans fin » – il sera finalement exaucé et changé en cyprès, arbre des présages funestes. Pouvoir faire entendre sa plainte dans l’éternité, à travers le chant d’Orphée, telle est la « faveur suprême » que l’homme peut réclamer, qui prolongera son existence au-delà de sa condition mortelle. L’art est le pressentiment de l’éternité et la création, en même temps qu’elle le libère, réunit l’homme à la nature.

Racontée par Ovide, la mort d’Orphée n’est pas seulement l’une des plus belles scènes des Métamorphoses : elle est également la plus éloquente expression du lien quasi organique unissant l’artiste à la nature. Celle-ci rend un puissant hommage au poète, manifestation solennelle de l’éternité à laquelle il est promis : « Toi, Orphée, les oiseaux affligés, la foule des bêtes, les durs rochers, les forêts qui souvent ont suivi ton chant, tous t’ont pleuré. L’arbre, dépouillé de son feuillage, cheveux rasés, a pris ton deuil ; les fleuves mêmes racontent qu’ils se sont gonflés de leurs propres larmes ; les Naïades et les Dryades couvrirent leurs voiles de couleur sombre et laissèrent flotter leurs cheveux. » Et pour rappeler que son art survit à l’artiste, Ovide livre un ultime détail : « Sa lyre, glissant au milieu du fleuve, émet comme un sanglot plaintif. »

La question de l’éternité, envisagée sous l’angle de la postérité de sa poésie, préoccupait Ovide. Il n’avait pas achevé Les Métamorphoses lorsque l’empereur Auguste l’exila à Tomes. Après avoir détruit son œuvre, il feignit de découvrir que des copies en avaient été conservées par certains de ses proches. De son exil au bord de la mer Noire, il s’inquiéta alors de leur faire parvenir de nombreuses indications afin de corriger et améliorer son texte. Il n’ignorait sans doute pas que son œuvre lui survivrait, et qu’il survivrait à travers elle, lorsqu’il rédigea son épilogue : « S’il y a quelque vérité dans les pressentiments des poètes, je vivrai. »

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